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L’ouvrage de Yannick Blanc, « Après le Léviathan, l’État dans la grande transition », paru en Janvier 2016 porte sur l’action publique. Au-delà d’un constat étayé sur son expérience de l’exercice de l’autorité d’État, que bien peu d’observateurs extérieurs pourraient égaler, il défend la perspective à la fois théorique et pratique d’une refondation de sa capacité d’intervention.

léviathan

Le Léviathan, même bienveillant, est mort
Ni conservateur, ni révolutionnaire, humaniste et pragmatique, il constate la disparition déjà avancée de l’État Léviathan décrit par Hobbes en 1651. Construit sur le modèle qu’il éclaire de la notion de « matrice tutélaire », cet État a accompagné la sécularisation de notre société jusqu’à nos jours. Il a efficacement pris le relais de l’autorité de Dieu en proposant que « la multitude s’unisse en une personne ». C’est alors, toujours sur l’exercice d’une autorité verticale, un « dieu mortel auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense ». La possibilité du vivre ensemble est réalisée sans recours à Dieu, mais non sans un consentement, un abandon de souveraineté individuelle, à l’issu duquel l’État exerce le droit de ses citoyens fondateurs en leur lieu et place.

 

« Ce Léviathan démembré gît désormais devant nous, encore impressionnant par sa masse et par la complexité de son anatomie mais dépourvu de force et de mouvement » (page 101).


Refonder l’action publique pour une société d’individus

L’auteur ne s’arrête pas au constat. Dans une société d’individus, le consentement et l’engagement des citoyens ne sont plus acquis par l’acceptation d’une tutelle, celle de l’État sur le citoyen, faisant écho à celle du professeur sur l’enseigné, du médecin sur le patient, du prêtre sur le fidèle, du père sur l’enfant et même, de l’homme sur la femme. Le monopole du savoir légitime, de l’un qui sait mieux que l’autre ce qui est bon pour lui, est révolu. L’assignement des places dans un ordre régit par la puissance publique n’opère plus. L’exigence d’une possibilité et d’une capacité de parcours lui succède. Pour autant, une société d’individus ne veut pas dire la possibilité d’individus sans société. Bien au contraire, la possibilité et le respect de parcours individuels exigent une société forte, démocratique, intégrée et régulée, une société dont les différents niveaux sont « emboîtés ». L’individu institué, encore faut-il qu’il trouve des formes également instituées et cohérentes de famille, de collectifs, d’entreprises, de territoires, d’ensembles intégrés au niveau national voire, supra national. C’est bien sûr l’enjeu d’une capacité de l’administration des fonctions régaliennes adossées au fameux monopole de l’exercice légitime de la violence. Très au-delà, c’est l’enjeu de l’immersion quotidienne des services de l’État dans des niveaux d’actions très hétérogènes et pour une multitude d’objets ; la santé, l’habitat, la mobilité, l’emploi, la prévention, la protection, la sécurité, le développement des territoires… Si, comme il le démontre, le levier de l’action ne peut plus se résumer à l’exercice d’une domination au nom d’une transcendance, serait-elle celle de la Nation ou de la République, quel peut en être un principe alternatif ?

Au risque des tyrannies
L’auteur refuse d’attendre la victoire des « tyrannies » qui menacent de combler l’espace vacant. L’affaissement d’un médiateur universel ouvre en effet la voie à l’hystérie identitaire et à « l’émiettement des tribus ». Il déchaine la concurrence des institutions et avec elle, la suspicion grandissante à l’égard des représentations politiques au profit de la représentation médiatique, non démocratique et diversement influencée. Il dégage l’espace de la rente financière qui transforme l’appareil productif en revenus captés par les détenteurs de capitaux. C’est enfin la dérive d’une société du risque avec son corollaire, l’entropie normative par un excès de règles et de lois qui entravent les capacités d’action. Au-delà du constat et de la compréhension de l’affaissement de l’État-matrice tutélaire dont nous héritons, il s’agit d’éclairer les voies, d’esquisser les conditions de méthodes comme d’architecture pour le refonder sur d’autres principes. Il s’agit de rendre possible et de promouvoir une puissance publique à nouveau capable d’agir et de faire agir, à défaut de pouvoir encore exercer une tutelle, serait-elle bienveillante. C’est dans une grammaire de la règle et dans le moteur de l’association que se portent ces perspectives de travail.

L’enquête et la prospective au service de trois questions
Pour dépasser le constat, l’auteur mobilise tout d’abord deux apports ; la réflexion de John Dewey sur la crise démocratique des États-Unis des années 20 et l’invention de la prospective en France par Gaston Berger en 1955. Au premier, il emprunte la conception anthropologique de l’Etat comme conséquence de l’action (p112). Dewey déplace ainsi la notion de « public » de l’opinion vers l’action. L’action de l’État consiste toujours à énoncer des règles, à définir les limites des actions des individus et des communautés pour en canaliser les conséquences non calculables. Mais ce ne sont plus des commandements auxquels seraient subordonnées ces actions qui peuvent en fournir la substance, ce sont des conditions de gouvernance instituées, organisant l’emboitement de ces interactions ou associations. L’auteur dit ensuite sa dette à Gaston Berger, créateur d’une « une éthique de la connaissance tournée vers l’action » ; la prospective. En résonance avec la démarche de l’enquête, il insiste sur la nécessité, dans le contexte de panne politique, d’un investissement dans ce domaine. Il engage alors la réflexion sur trois questions.

Sommes-nous condamnés à l’entropie juridique, à l’anomie par excès et à l’incohérence des règles ? L’auteur s’adosse sur cette question aux enseignements qu’il tire de Wittgenstein, de Reynaud et de Dworkin. L’auteur défriche la possibilité d’institutions (de règles) qui n’ont besoin, ni d’un sens caché ou révélé, ni d’un sens indépendant de notre volonté, mais au contraire, qui seraient le fruit de notre pratique et de nos délibérations (p 142).

L’auteur pose ensuite la question de la définition de l’acte élémentaire « d’être en commun, de mettre en commun, d’avoir en commun ». Il convoque ici les travaux d’Elinor Ostrom pour cerner des pistes méthodologiques d’une institution de l’action collective. Il met en exergue un cadre d’analyse et une « grammaire des énoncés » dont il fait l’hypothèse de la fécondité pour penser l’institutionnalisation d’ensembles plus vastes, plus grands que celui de la gouvernance des « communs ». La santé, le bien-être, la coopération dans l’entreprise relèveraient ainsi de communs, entendus comme « nécessité de mettre en commun et non comme gestion de biens communs ou idéal de bien commun » (p178).

Fort de son expérience passée (tutelle administrative du ministère de l’intérieur sur les associations d’intérêt général) et actuelle (Yannick Blanc est préfet et président de la Fonda), l’auteur ouvre enfin une troisième piste. Il constate l’importance et la vitalité des associations (ONG) dans les grands combats et les avancées significatives. Au-delà d’un pari sur la « reliance » ainsi activée, il voit dans le « moment associatif » bien plus qu’un palliatif, mais un principe d’action et de ré-emboitement de la société. « Agir est de plus en plus synonyme du mot s’associer ». « A l’emboitement vertical des institutions déterminé par l’ordre symbolique, on substitue un emboitement horizontal » permise par l’intégration de communautés d’action formées par les individus grâce à un langage commun et non par l’assignation des places et la subordination.

Trois parcours, un ouvrage
C’est un livre simple dans la jaquette et la présentation. Il est distribué par un éditeur débutant, mais c’est un véritable cadeau. L’ouvrage de Yannick Blanc est un « trois en un ». C’est un essai mais pas seulement. Il est travaillé et fondé à la manière d’une thèse mais débarrassée des codes de l’académisme. C’est aussi un témoignage et l’outil d’un combat.

 

L’ouvrage propose un premier parcours à la manière dont on suivrait un guide. Où (en) sommes-nous, où pouvons-nous et où devons-nous aller ? Il y a un point de départ. Il est clinique et il est inquiétant. Il y a aussi, dans une logique de l’action, un point d’arrivée exposé en fin d’ouvrage. Yannick Blanc partage sa confiance dans la force de l’associatif au profit de communautés d’action pour parvenir à une puissance publique à nouveau ré-emboitée, contributive d’une capacité de vivre et de faire ensemble dans une logique horizontale et non plus verticale.

Entre le constat et la proposition, l’auteur propose une progression en plusieurs étapes. Il faut alors le suivre dans le franchissement de seuils de compréhensions théoriques à l’aide de grilles d’analyses méthodologiques. Un second ouvrage sollicite ainsi l’esprit, les sciences humaines et la raison pour l’acquisition d’un équipement conceptuel et méthodologique, parfois ardu pour le non initié, mais clairement exposé et finalisé. Il affute une grille d’analyse à vocation opératoire.

Il y a enfin un troisième ouvrage. C’est un parcours de vie. Loin de l’argument d’autorité, l’auteur ne donne pas seulement des indications, il propose au lecteur de faire le chemin avec lui. Au fur et à mesure des pages, il en éclaire le sens par les sens, les sensations, par ce qui se perçoit dans l’expérience d’un acteur engagé. Il rend compte de son propre cheminement, avec des étapes parfois successives, parfois entremêlées de son histoire et de l’Histoire. L’ambition que suggère l’ampleur du sujet est amenée à la portée de la pensée pratique par le retour d’expérience.


Un éclairage au-delà de la question de l’État

C’est dans cette triple dimension que le lecteur non initié aux questions de la science politique ou administrative trouvera matière à penser bien au-delà de l’État et de l’action publique. Il aborde les questions de la famille, de l’entreprise, de l’école, des quartiers…, également concernés par l’effondrement de la matrice tutélaire. Les enjeux que connaissent l’entreprise et le management sont éclairés d’une lumière nouvelle. L’effondrement de la matrice tutélaire ne concerne pas seulement l’État. C’est précisément dans le dés-emboitement des principes d’autorité verticale que se lisent aussi les impasses du management. Les enjeux liés à l’édiction de règles nouvelles, d’une capacité d’action retrouvée par la maîtrise d’une grammaire innovante sur les organisations et les relations…, concernent très directement l’entreprise et le management. Les tyrannies évoquées à l’échelle sociétale trouvent leurs pendants et leurs traductions à l’échelle des maux de l’entreprise et du travail. La lecture de Yannick Blanc sur l’État est ainsi un analyseur des impasses du modèle industriel, de l’incapacité à intégrer les externalités négatives environnementales et sociales, de la maltraitance du travail, de l’ « infobésité » et de la financiarisation.

L’ensemble de l’ouvrage est accessible en même temps qu’il est sans concession avec la complexité et l’ambition du sujet. Il se lit aisément parce qu’il « parle » à tous. L’ouvrage est vivant, singulier et personnalisé. Il est illustré et émaillé d’anecdotes, d’annotations tirées de l’expérience de vie du préfet. L’écriture est solide, fluide et alerte, dégagée de la gangue académique. Il faut faire sans attendre l’expérience d’une plongée dans cette pensée incarnée et résolument optimiste sans irénisme.

 

 

« Après le léviathan, l’État dans la grande transition  » – Yannick Bland – Édition La Fonda – 2016

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.