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Philippe Askénazy vient de publier « Tous rentiers – Pour une autre répartition des richesses ». Pierre Maréchal rend compte de ses analyses des inégalités d’aujourd’hui et des pistes qu’il propose :

askénazy

Nos sociétés développées sont dans une impasse : toujours moins pour les travailleurs, toujours plus pour les rentiers. Les inégalités primaires s’accroissent, la protection sociale est ébranlée, les populismes montent, la déflation menace. Comment mettre en œuvre un nouveau partage des rentes, fruits de nouveaux rapports de force, qui remettrait le capitalisme dans les rails du progrès et de l’émancipation ? Tel est le cheminement que nous propose Philippe Askenazy, économiste « atterré », spécialiste de l’économie du travail.

Ce livre s’inscrit dans la cohorte des ouvrages parlant des méfaits des inégalités croissantes, qui agissent comme un poison paralysant progressivement nos sociétés. Il ne s’agit pas de remettre en cause le capitalisme mais de le remettre dans le « bon chemin ».

 

La clé réside, affirme-t-il, dans les mécanismes de constitution des revenus primaires. On rappelle qu’en économie, le revenu primaire des ménages est le revenu que les ménages tirent de leur contribution à l’activité économique, soit directement (revenu d’activité salariée ou non salariée), soit indirectement (revenu de placement mobilier ou immobilier). Il n’inclut donc pas les prestations sociales. C’est un revenu avant redistribution.

Pourquoi ?

Si Philippe Askenazy place l’enjeu à ce niveau, c’est parce qu’il estime que la voie de la correction des inégalités par une redistribution des richesses est erronée ou impraticable. Au passage, il tacle ceux qui, comme le fait Thomas Piketty, proposent de rechercher par l’impôt des solutions pour corriger et réduire les inégalités .

Il constate l’impossibilité d’augmenter la pression fiscale sur les plus riches en particulier parce que la large diffusion de la propriété dans la société a créé un corps de possédants, tous unis contre l’impôt du capital. Ce corps de possédants constitue, de fait, un rempart contre la possibilité de taxer les fruits du capital des plus riches.Cela pose la question des conditions sociales et politiques rendant possible des taux d’imposition élevés pour réduire les inégalités de revenu. Le développement de la classe des propriétaires en tout genre combiné à l’idéologie du moins d’Etat retire toute légitimité à des taux d’impôt du niveau de ceux que l’on a connus après les deux guerres mondiales.

Un autre argument intéressant est donné. Les revenus de transfert, qu’il qualifie de revenus d’assistance, ne sont pas une bonne chose parce qu’il est préférable, pour la société, que les revenus soient acquis principalement par le travail. Il donne un exemple simple mais significatif :

« Disposer de 1200 € de revenus primaires et payer 200 € d’impôts n’est pas équivalent à gagner 600 € plus 400 € de prestations sociales : les travaux récents sur la satisfaction le bien-être le soulignent. S’acquitter de ses impôts démontre son utilité pour le collectif et sa participation au bien de tous. Autrement dit, la redistribution réduit sans doute des inégalités monétaires, mais elle ne diminue pas d’autant l’insatisfaction liée aux revenus primaires ».

Les mécanismes dominants de constitution des revenus primaires aujourd’hui

Les grands bouleversements qui ont marqué la fin du XIXe siècle (chute du communisme, vagues technologiques, agrégation spatiale des activités) ont permis à de puissants mécanismes de rente d’émerger si bien que nouvelles et anciennes rentes sont aujourd’hui accaparées par tout un ensemble disparate d’acteurs économiques (capitalistes, financiers, propriétaires, salariés, indépendants, entrepreneurs, États…).


Philippe Azkenazy met donc la rente au cœur de l’analyse économique

Il les définit comme « des avantages qui peuvent être durablement accaparés par des acteurs économiques via des mécanismes économiques, politiques ou légaux qu’ils peuvent éventuellement influencer ». Ces acteurs « qui détiennent les bonnes cartes accaparent une part croissante des richesses ». Mais qu’est-ce qu’un avantage ? Il admet que « le vocable de rente implique souvent un jugement ». Une grande partie du livre est consacrée aux leviers de constitution des divers types de rentes. Deux sont mis en exergue : le propriétarisme et la criticité pour les corporations gagnantes.

Le propriétarisme

Qu’est-ce qui a stimulé et légitimé la propriété et sa capacité de capture ? C’est, dit Philippe Azkenazy, le propriétarisme qui, plus encore que le capitalisme, avec ses deux faces – la protection de la propriété et le désir de propriété- domine aujourd’hui. On ne sait si ce concept de propriétarisme est appelé à un grand avenir mais l’auteur s’en sert pour mettre la rente au centre des mécanismes d’appropriation des richesses.

Il précise que « deux types de propriété se révèlent tout à fait fondamentaux pour l’économie du XXIe siècle : la propriété du foncier et de l’immobilier d’une part, la propriété de la connaissance d’autre part. En effet, ce sont les deux plus à même de récupérer les rentes d’agglomération et celle de la nouvelle économie de la connaissance. Les politiques publiques ont largement soutenu cette extension. Car le propriétarisme n’est pas une idéologie isolée, « elle fait système avec le néolibéralisme et cimente la cohérence économique, et donc la domination des forces conservatrices ». (Voir la note de Metis sur le livre d’Anne Lambert « Tous propriétaires »).

Ainsi on voit les rentes foncières se développer dans les grandes agglomérations, ainsi que les rentes liées à la protection de nouvelles formes de capitaux intangibles et immatériels, conséquence de l’importance grandissante de l’économie de la connaissance. La protection du droit de propriété sur la connaissance s’est traduite par une extension du domaine de la propriété.

La criticité

Certains groupes sociaux présentent (ou ont su se doter) des caractéristiques de criticité pour se construire des rentes. Ce terme est emprunté au vocabulaire de l’énergie nucléaire. De quoi s’agit-il ? On définit la criticité comme le produit de la gravité d’un risque par sa probabilité de se produire. Des groupes peuvent posséder une capacité de nuisance importante, ou encore ont su se rendre indispensables en imposant l’idée que leur absence constitue une menace, par exemple, pour les entreprises. Ainsi il existe :

– des criticités fonctionnelles : l’exemple donné est celui des informaticiens spécialistes de sécurité/hackers qui sont en position de récupérer une partie des rentes générées par les technologies réseaux,
– des criticités institutionnelles : c’est le cas des nombreux juristes rendus nécessaires par des législations complexes.

En face des risques, on accepte de leur accorder des avantages pour sur-payer un travail. C’est une forme de rente.

 

La question des « moins qualifiés productifs »

Parmi ceux nombreux qui ne bénéficient pas de rente, il y a les « moins qualifiés productifs » ou ceux que l’on dit improductifs. On y trouve la plupart des salariés qui travaillent dans les services, notamment les services à la personne. Ils ont des conditions de salaire régies par le marché du travail dans des contextes de faible syndicalisation. Ils sont considérés comme peu productifs car leurs activités ne permettent pas de gains de productivité. En conséquence ils ne peuvent espérer, au mieux, qu’une rémunération stagnante. Philippe Azkenazy montre comment leurs conditions de travail se sont dégradées, comment les exigences de leur contenu d’emploi sont de plus en plus fortes sans qu’aucune reconnaissance ne leur soit témoignée. D’où une forme de rente captée par ceux qui les emploient, qui les exploitent donc dans des services notamment des services à la personne.

En filigrane, Philippe Azkenazy met en évidence implicitement que le pacte social du fordisme qui voulait que les gains de productivité soient répartis, par différents mécanismes, entre tous les salariés – ceux des secteurs économiques à forte productivité et ceux de secteurs à faible productivité – a été progressivement rompu. Il en est résulté que les revenus primaires des moins qualifiés sont devenus insuffisants pour permettre à leurs titulaires de conserver un niveau de vie décent : d’où la nécessité de transferts sociaux de plus en plus importants.

Il existe donc un problème de reconnaissance de leur travail. Philippe Azkenazy montre que, de fait, la voie du rapport de force, quand il arrive à se mettre en place, permet encore cette reconnaissance. Cela existe d’ailleurs pour l’ensemble du monde du travail et Philippe Azkenazy, qui est à l’affût d’analyses de terrain, en donne une illustration suggestive :

« In fine, le conducteur de métro londonien gagne grosso modo 50 % de plus que le pharmacien anglais, l’opérateur new-yorkais du métro environ un tiers de moins que le pharmacien salarié de la métropole du New Jersey et, alors que le machiniste parisien obtient trois fois moins qu’un pharmacien français ».


Que faire ?

Si Philippe Azkenazy se focalise sur les phénomènes de rente, c’est probablement parce que les théories classiques de formation des revenus et des salaires ne permettent plus de comprendre ce que l’on observe. Alors est-ce que tout est rente ? Faut-il œuvrer pour que tous soient rentiers ? De toute évidence, cela n’a pas de sens. Philippe Azkenazy propose deux voies :

– revaloriser le travail. Il estime que les politiques de revalorisation du salaire minimum ne sont qu’un nouvel outil des conservateurs. Il ne conçoit finalement d’issue que dans l’apparition d’un syndicalisme adoptant de nouvelles stratégies ; il évoque par exemple un syndicalisme d’opinion qui permette de donner une légitimité aux demandes de rémunération juste,
– affaiblir la carte propriété c’est-à-dire réduire au moins certaines rentes. Il propose ainsi de « licencier la propriété intangible » comme les droits de propriétés sur les médicaments, de cesser de courir après le « tous propriétaires de leur logement »…

Remarques en conclusion

Avec ce livre, avons-nous vraiment une contribution pour éclairer la question des inégalités, un des grands sujets qui focalisent les énergies des économistes avec les questions de la croissance et de l’emploi ? En lisant cette démonstration centrée sur les rentes et le propriétarisme, on peut soit y voir une variante brillante de la formule de Pierre-Joseph Proudhon « La propriété , c’est le vol » ou bien constater que l’auteur ouvre de nouvelles voies, nous invite à un changement original de point de vue. En effet, et il le redit constamment, la répartition des revenus primaires pour chacun des groupes sociaux n’est pas naturelle c’est-à-dire obéissant à des lois immuables: cette répartition est le résultat des actions conflictuelles menées sur une longue période par des groupes sociaux.Il faut donc analyser ces phénomènes de rente, en en connaissant notamment la genèse pour relativiser voire déconstruire leur légitimité. Donc retenons cet essai d’analyse des phénomènes de rente même si cela reste descriptif et partiel, trop cantonné au monde du travail.

Au fil du texte, des pistes intéressantes sont ouvertes. Citons en une en revenant sur une phrase du livre, Philippe Azkenazy mentionne que « les rentes d’agglomération se transfèrent en rentes foncières ». On peut regretter qu’il n’ait pas approfondi ce point, car il aurait pu illustrer pourquoi certaines formes de rente cassent la dynamique économique. On peut le voir par exemple dans l’interview d’un fondateur d’une start-up qui explique que la Silicon Valley ne verra plus se développer les futurs entreprises-stars car il n’est plus possible d’y investir : les loyers sont trop chers et les salaires des talents trop élevés.( Peter Thiel -cofondateur de Paypal – in Le Monde du 29 févier 2016 ). La rente d’agglomération qui fertilisait le terreau où poussaient les nouvelles entreprises a été confisquée par la rente immobilière et a stérilisé l’écosystème. Cela veut dire que le dynamisme économique était fondé en partie sur la capacité des start-up -formées par les binômes investisseurs/innovateurs- à capter cette rente pour la transformer en une rente de monopole dynamique créant du neuf (par opposition à un monopole statique se contentant d’extraire de la rente).

Alors y a-t-il de « bonnes rentes » et de « mauvaises rentes », jugement forcément subjectif, comment cela peut-il s’articuler pour plus de justice ? Le sujet n’est pas épuisé.

 

Philippe Azkenazy, « Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses »- Odile Jacob, 2016

 

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.