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Déjà, le titre,< Les développeurs Paris Chrysos/>, exprimé sous la forme d’un code HTML, invite à entrer d’emblée dans l’univers du numérique et des nouvelles technologies. Le code est le langage de ceux qui s’impliquent dans la dynamique de la révolution numérique qui « transformerait » le monde. Parmi ceux qui usent de cette langue, il y a les « développeurs » : l’auteur a étudié cette population qui joue un rôle déterminant dans la diffusion des technologies numériques.

 

développeurs

Des nouvelles technologies, pourquoi faire ?

Paris Chrysos est spécialiste des méthodes de conception innovantes. Il a soutenu une thèse ayant pour titre : « Quand les utilisateurs créent l’industrie : le cas des applications web ». Dans son livre sur les développeurs, il explique qu’une partie de la dynamique économique est liée à ce qu’il appelle l’économie « brumeuse ». Cette économie brumeuse est liée à la création d’une technologie, plus ou moins bien maîtrisée, qui doit trouver à quoi elle va pouvoir servir. Ceux qui ont créé cette technologie n’en savent pas toujours grand-chose. Il faut trouver un moyen pour faire exprimer tout son potentiel. Et cela ne va pas de soi car il y a loin de la technologie à sa mise en œuvre concrète dans des objets/concepts utiles.

 

L’idée d’économie brumeuse traduit deux phases nécessaires : une phase exploratoire du potentiel de la technologie en hypothèse de valeurs d’usage et une phase rationalisante pour en assurer les intégrations dans l’activité économique, dans des secteurs industriels ou des institutions. Tout ceci sous-tend un processus de transformation des systèmes productifs qui remet en cause des secteurs d’activité économique matures. Il s’agit de découvrir de nouveaux standards technologiques ( designs) dans l’espoir qu’ils seront dominants et s’imposeront dans un secteur industriel donné. Mais pour cela, ils doivent être capables de provoquer une « disruption », c’est-à-dire de faire basculer une industrie en diffusant une technologie plus performante. Le défi est donc immense pour générer des innovations de rupture dont on pense qu’elles seront à la source du dynamisme économique.

 

Comment faire exprimer tout le potentiel d’une technologie ?

Une technologie nouvelle, combinée à d’autres technologies nouvelles ou pas, doit permettre de créer des objets/applications nouvelles qui vont répondre à de nouveaux besoins ou mieux répondre à des besoins déjà satisfaits. Cela suppose de mobiliser un potentiel créatif autour de ces technologies, c’est-à-dire, mettre en mouvement des hommes et des femmes ayant des aptitudes cognitives adaptées, des traits de personnalité alliés à une motivation pour ces démarches, des émotions favorables et un environnement porteur, source de stimulation. Traditionnellement, ce rôle est dévolu aux entreprises, surtout les grandes, qui devraient pouvoir mobiliser de nombreuses compétences en recherche-développement, en marketing avec un risque d’échec élevé. Tout cela coûte cher et mobilise beaucoup de capitaux. Les entreprises sont condamnées à innover sous la menace de disparaître (la grande peur de l’ubérisation) mais, entravées dans leur univers mental, elles n’ont pas toujours l’agilité pour se transformer.

 

Comment dès lors mobiliser, au moindre coût, voire gratuitement des énergies, des potentiels créatifs pour assurer une grande partie de ce travail ?

Paris Chrysos montre que cela passe par le modèle des développeurs, devenus des acteurs indispensables pour concevoir des innovations à partir d’une technologie. Il situe l’invention de ce modèle dans les années 60, par l’entreprise technologique DEC.

 

DEC proposait des mini-calculateurs peu chers à des scientifiques. Ces appareils étaient performants mais il leur manquait des fonctionnalités. DEC a choisi d’ouvrir ses technologies à ses clients qui pouvaient consulter toutes les spécifications de ses machines et les modifier à leur guise : une sorte de « démocratisation » de la technologie. Ces clients scientifiques pouvaient configurer ces appareils selon leurs propres besoins : ils devaient imaginer à quoi ces machines pouvaient leur servir. Ainsi DEC a bâti son business model sur la collaboration avec ce que l’on appellera plus tard des développeurs, contribuant à l’affirmation identitaire de ces nouveaux acteurs. Dès lors une communauté de scientifiques et techniciens habiles dans l’utilisation de ces mini-calculateurs et prêts à diffuser leurs « savoir-utiliser » s’est créée. C’était la première communauté de développeurs, personnes passionnées, capables de transposer une technologie dans leur propre univers technique. D’où la thèse soutenue selon laquelle les développeurs constituent le maillon indispensable dans la chaîne d’innovation. Cela veut dire, a contrario, que si une technologie ne peut pas s’appuyer sur un tel milieu, elle va mal se diffuser. Et Paris Chrysos rappelle l’échec du Micral en France, préfigurateur sans lendemain du PC.

 

Comment un milieu de développeurs se crée-t-il?

Pour utiliser un langage psychanalytique, il faut qu’il y ait une « machine désirante » pour que des hommes ou des femmes se prennent de passion pour une technologie et y consacrent (gratuitement ou presque) une partie de leur énergie. Paris Chrysos dresse le portrait de ces développeurs qui sont les « indigènes » de l’économie brumeuse. Développer, dit-il, est une posture personnelle, une passion pour l’exploration des potentiels de nouvelles technologies. Mais il faut leur donner toutes les ressources (par exemple les interfaces) pour qu’ils aient la possibilité de fabriquer ce qui leur fera plaisir. La quête de la maîtrise d’une technologie pour créer, réaliser une idée est leur motivation : « les développeurs mobilisent des technologies génériques pour exprimer leurs propres rêves et leurs savoirs intimes, à partir de cette attitude, le développement devient processus de réinvention de soi ». Dans la psyché des développeurs, il y a l’idée de faire soi-même (l’artisan) , de participer à une aventure (voyage) dans laquelle on se construit, on s’épanouit. D’où la volonté d’être autonome, de travailler dans des univers conviviaux, des univers de passion… Tout cela se fait essentiellement en dehors du milieu professionnel. Le développeur-type a un emploi le jour (le day job), travail de routine (par exemple il sera ingénieur) et il a, à côté, un projet personnel ( side project) qui est sa passion. Cette passion, il va pouvoir lui donner libre cours dans des lieux « qui partagent une ambiance de type café où l’on peut s’informer sur les nouvelles technologies qui apparaissent et savoir comment en apprendre plus ». Paris Chrysos donne deux exemples de ces espaces qui sont devenus des références :

 

• les BarCamps : ce sont des lieux où les développeurs peuvent se rencontrer pour créer des collectifs éphémères selon un rituel de mise en oeuvre codifié. Ils y sont autonomes et peuvent partager leurs préoccupations, idées, échanger leurs connaissances…Les BarCamps, dit Paris Chrysos, construisent des milieux intimes. On y fait maturer les technologies et les compétences correspondantes pour explorer leurs potentiels mais d’une manière ouverte : il n’y a pas de technologie de référence. « La participation à ces événements n’est pas motivée par un quelconque idéalisme. Elle répond à une envie personnelle de se tenir au courant des évolutions en cours, d’exposer ses intuitions et d’obtenir des réactions, d’écouter les intuitions des autres et de rencontrer des personnes qui ont des préoccupations similaires ».

• les Hackatons, au contraire, sont organisés par des entreprises technologiques qui veulent tester et valider une nouvelle technologie. Elles vont organiser un hackaton en mobilisant pendant par exemple trois jours, des développeurs pour leur décrire la nouvelle technologie, leur expliquer dans le détail comment cela fonctionne, les inviter à imaginer des applications et commencer à les mettre en œuvre. Le format est contraint – on est en mode quasi-subordonné- et l’entreprise cherche à faire produire des idées, à initier des voyages technologiques. Les développeurs sont attirés par les hackatons quand ils considèrent qu’une technologie peut être intéressante à maîtriser.

 

Les développeurs : une population en perpétuelle transformation

Les développeurs accompagnent le processus d’incorporation de la technologie dans des concepts /objets utiles. Ils vont se différencier selon leur position dans les étapes de ce processus (voir les deux grandes phases de l’économie brumeuse).
Ainsi Paris Chrysos distingue trois grandes catégories de développeurs dans une stratégie d’innovation :

– les usagers – développeurs qui utilisent les nouvelles technologies pour développer des outils pour leur propre usage ; ils fabriquent ce qui leur fait plaisir,
– les usagers – développeurs- entrepreneurs qui, en partant d’une posture d’usager-développeur, découvrent la possibilité de commercialiser ce qu’ils ont développé et deviennent ainsi entrepreneurs,
– les développeurs- entrepreneurs qui utilisent leurs compétences en matière de nouvelles technologies pour développer quelque chose qui ne répondra pas à leurs propres préférences, mais à celles de leurs clients potentiels.

 

Cela veut dire que leur statut vont perpétuellement évoluer. Ainsi, leur passion pourra s’exprimer au début dans un projet personnel : ils seront salariés, payés dans une entreprise le jour et dévoués à leur projet sur leur temps libre ; ils fréquenteront des BarCamps ou des Hackatons. Ils auront une double identité : un emploi alimentaire et une activité de développeur dans un champ technologique. Puis leurs idées, fondées sur une bonne technologie, trouveront un espoir de marché : ils vont donc créer une start-up et deviendront entrepreneurs. Mais, la technologie choisie peut s’avérer peu pertinente ou le projet peut ne pas arriver à mûrir. Néanmoins ils auront appris dans ce « voyage » beaucoup de choses et pourront, au moins un temps, valoriser ces acquis dans une entreprise technologique, s’installer en free-lance ou faire du conseil. Ils continueront à fréquenter des BarCamps ou des Hackatons, ne serait-ce que pour se tenir au courant et faire évoluer leurs compétences.

 

Il y a développeurs et développeurs !

En mettant les développeurs au cœur de l’économie brumeuse (qui, rappelons-le, est générée au moment de l’apparition de nouvelles technologies qui n’ont pas encore trouvé tout leur potentiel), Paris Chrysos a mis le doigt sur une dynamique très intéressante mais il a restreint le domaine professionnel des développeurs. En effet, il affirme qu’ « on ne voit pas beaucoup de développeurs dans des contextes industriels stables » et souligne de la manière suivante la différence entre informaticiens et développeurs : « Bien qu’il se peut que l’on a affaire aux mêmes individus, il s’agit d’attitudes différentes. Informaticien, c’est une fonction avec des responsabilités d’exploitation d’une technologie selon des critères de performance qui entre dans la division du travail. Développeur, c’est surtout une posture personnelle, une passion pour l’exploration des potentiels de nouvelles technologies ». L’un est enfermé par un lien de subordination dans une logique d’organisation, l’autre doit jouir de la liberté du chercheur ou de l’artiste.

 

En réalité, le domaine professionnel de développeurs est plus large que celui qui est décrit par Paris Chrysos. Ainsi, dans un article récent paru dans les Échos du 3 mars intitulé « Faire face à la pénurie de développeurs », il apparaît bien que ce sont des entreprises technologiques (non pas seulement des startups) qui recherchent activement des développeurs. Mais ces entreprises ont bien compris d’où viennent les développeurs et se voient obligées de respecter leur culture. Ainsi elles ont bien observé que : « l’un des principaux critères des développeurs pour choisir une entreprise est l’autonomie laissée aux collaborateurs. Le management par projet qui permet de donner des objectifs pas d’horaires fixes, est ainsi un argument fort, de même que l’absence de « dress code » strict… Pour conserver leurs talents, les entreprises leur assurent des conditions de travail optimales. Elles privilégient les locaux situés dans les centres des métropoles qui attirent bien plus fortement les développeurs, souvent jeunes célibataires, que des lieux plus excentrés ». Mais, d’une manière générale, devant la peur de l’ubérisation, la contre-offensive se met en place : il n’y a pas de fatalité à ce que le digital dévaste l’ancienne économie. Pour cela, les grandes entreprises sont toutes en train de placer dans leurs comités de direction des CDO (chief digital officer) pour adapter entreprises et salariés à l’avènement du numérique : il y va de leur survie. Les développeurs ont donc, dans ce cadre, des possibilités de trajectoire professionnelle importantes.

 

Les développeurs et le travail

Les développeurs apparaissent comment des ferments facilitant les évolutions technologiques. Bien que le sujet ne soit pas abordé dans ce livre (ce n’est pas l’objet), on peut se demander si, en France, nous avons un environnement, des institutions favorables à leur action. La réponse semble négative si l’on prend comme exemple la réglementation du travail qui est en décalage complet avec leurs pratiques : qu’est-ce que le temps de travail, comment traiter de la rémunération. La formation est au cœur de leur métier mais selon des formes étrangères à notre système de formation. Et pourtant, ils sont là et agissent.

 

Peut-on en conclure qu’il existe de fait des espaces de liberté là où l’on veut encore légiférer pour un monde ancien ?

 

Pour en savoir plus :

Lire l’article de Jean-Marie Bergère sur le livre de Michel Lallement L’Age du faire. Hacking, travail, anarchie : Quand les hackers réinventent le travail

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.