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Le document de travail de Patricia Vendramin et Gérard Valenduc à l’origine de cet article est publié par l’Institut syndical européen (European Trade Unions Institute), un centre de recherche et de formation de la Confédération Européenne des syndicats (CES). L’Institut a demandé à deux professeurs-chercheurs de faire le point sur l’impact des technologies digitales sur le travail.

 

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Face au déploiement de ces technologies, l’approche adoptée par les auteurs présente un triple intérêt :

– en procédant à un examen global des mutations en cours, par l’introduction de la notion d’économie digitale, au lieu de se limiter aux seules technologies et à leur impact,
– en s’efforçant de distinguer les continuités des ruptures car, dans cette dynamique, il y beaucoup de choses déjà connues même si elles prennent parfois une ampleur nouvelle,
– en tirant les enseignements des analyses des précédentes vagues technologiques : donc en veillant à ne pas oublier notamment le rôle moteur des changements organisationnels et à garder à l’esprit que les technologies mettent beaucoup de temps à se diffuser.

 

Face aux discours qui annoncent une transformation profonde du travail et de l’emploi ainsi qu’une remise en questions de la pertinence et de la pérennité du modèle social de l’emploi salarié, les auteurs soulignent que les évolutions économiques et sociales ne sont pas induites uniquement par les révolutions technologiques : elles y contribuent mais en sont des ingrédients parmi d’autres.

 

Ils rappellent, fort à propos, que :
– lors de la deuxième révolution industrielle, on aurait eu beaucoup de mal à expliquer uniquement par le développement de l’électricité ou de la machine à vapeur… les transformations de l’époque : ce qui a été décisif a été le mode de croissance fordiste.
– les principaux facteurs de la dynamique économique de ces dernières années ont été la mondialisation des échanges et la financiarisation.

 

Ils s’efforcent de répondre à deux questions :
– quels sont réellement les changements apportés par l’économie digitale ?
– y a-t-il dans les environnements du travail une rupture technologique majeure ?

 

L’utilisation du terme d’économie digitale traduit la volonté de montrer que l’on est en train de passer à une autre étape de développement, rendant obsolètes des termes comme « l’économie de l’information » ou de la « connaissance ». Cette économie ne peut se définir uniquement par les technologies digitales elles-mêmes mais par un ensemble de propriétés radicalement nouvelles. On en citera quelques unes qui montrent que l’on aborde des rivages nouveaux :
– le rendement croissant des innovations et le coût marginal zéro. Le principe des rendements croissants, lié aux externalités de réseaux positives, fait que la valeur d’un bien ou d’un service digital est d’autant plus élevée qu’il bénéficie d’un réseau étendu. La conséquence est que les coûts de production et de distribution, quasiment indépendants du volume produit, doivent être payés dès l’investissement initial. Jusqu’ici nous avions vécu dans une économie de rendements décroissants !
– des nouveaux modèles d’affaire se développent autour des plateformes en ligne générant une nouvelle forme de marché appelée marché « à deux versants ou bifaces ». Cela concerne des produits ou des services qui sont proposés simultanément à deux catégories d’utilisateurs via internet. Ces marchés induisent des types de concurrence en rupture avec les marchés traditionnels où plusieurs concurrents coexistent et sont en compétition. Là, le gagnant prend tout (the winner takes all).

 

Dans leur travail d’identification des ruptures, ils expriment un point de vue nuancé concernant le « modèle industriel 4.0 » dont la nouveauté résulterait plutôt de la convergence et de la combinaison de tendances anciennes. Fondamentalement, le modèle économique et social sur lequel nous avons vécu est fondé sur les gains de productivité et les auteurs rappellent le paradoxe de Solow : où sont les gains de gains de productivité liés à cette vague technologique ? Concernant l’impact des ruptures technologiques sur les environnements de travail, les auteurs, après avoir recensé six nouveaux champs (le cloud, les données massives, les applications mobiles, la géolocalisation, l’internet des objets, les machines apprenantes et la robotique mobile) notent bien des potentiels de transformation du travail notamment par un déplacement de la frontière entre les capacités des humains et des machines. Mais ils attirent l’attention sur la paresse qu’il y aurait à prendre pour argent comptant « les visions fortement formatées par les acteurs dominants de l’industrie digitale » qui bloquent la propagation de points de vue différents ou « récits alternatifs ».

 

Les leçons du passé montrent que l’on s’est très souvent trompé et une attitude d’honnêteté intellectuelle appelle à l’humilité. D’où une conclusion provisoire qui note « qu’il est sans doute précipité, et très probablement erroné, de conclure à une substitution de l’homme par la machine. C’est sans doute davantage en termes de complémentarité qu’il convient de penser, de construire le futur ». Mais qui pensera, qui construira cette complémentarité? Quels acteurs ? Les auteurs n’abordent pas ces points pourtant décisifs. On peut d’ores et déjà identifier de nouvelles formes d’emploi décrites par le concept de « travail virtuel », terme générique pour désigner toutes les formes de travail réalisé à partir d’internet, d’ordinateur ou autre outil informatique, à partir du domicile, d’espaces publics ou d’autres endroits que les espaces traditionnels de travail.

 

Les auteurs distinguent les nouvelles formes de travail ou d’emploi suivantes plus spécifiquement liés au développement de l’économie digitale:
– les « nomades numériques » qui peuvent être des travailleurs salariés ou des indépendants. Leur activité est réalisée à l’extérieur des locaux de l’employeur ou du client. Cette forme de travail repose sur une grande autonomie et permet à des personnes exclues habituellement des emplois classiques de travailler. Mais qu’en est-il de la prise en charge de la santé et de la sécurité de ces nomades numériques ?
– l’ « externalisation ouverte » (crowd working) qui désigne le travail réalisé à partir de plates-formes en ligne permettant à des organisations ou des individus d’accéder, via internet, à un groupe indéfini et inconnu d’autres organisations ou individus pour résoudre des problèmes spécifiques ou fournir des services ou des produits spécifiques en échange de paiement. Ceci se traduit par le développement d’un marché orienté sur la tâche plutôt que sur l’emploi et une baisse de la qualité du travail ; on constate souvent un détournement des normes d’emploi. Certains parlent de «cybertariat » (cyber-prolétariat). D’une certaine manière, cela s’apparente à une formalisation de l’économie informelle.
– le travail sur appel organisé par des plateformes. Il consiste en une relation d’emploi continu formalisée par un contrat de travail sans travail continu. Ce type de contrat repose sur le principe du travail sur appel, en fonction de la demande : c’est un travail occasionnel intermittent, une nouvelle forme d’intermédiation entre une demande de travail et des réserves de travailleurs en attente de tâches et de missions. Ces emplois sont caractérisés par un temps de travail très flexible, un salaire très variable et une disponibilité étendue : ils matérialisent un découplage entre le contrat de travail et le temps de travail, et soumettent la vie quotidienne à des horaires imprévisibles.

 

Ces nouvelles formes de travail se caractérisent par un brouillage des frontières : recouvrement entre vie professionnelle et vie privée, ambivalence entre le statut de salarié et d’indépendant, ou parfois de collaborateur bénévole, difficultés à distinguer le producteur du consommateur, etc. D’où la conclusion provisoire : « si ces formes de travail ne sont pas entièrement neuves et si elles sont en partie porteuses d’éléments positifs pour les travailleurs, elles sont aussi accompagnées de nombreux effets qui suscitent l’inquiétude, qui bousculent les systèmes de relations sociales et qui requièrent des formes de régulation appropriées ».

 

La question des relations sociales et de la régulation est abordée au travers de la notion de « rapport au collectif ». En quoi le rapport à autrui est-il modifié dans de telles formes nouvelles de travail? Comment traduire la volonté et le besoin constant de s’associer aux autres à la fois pour réaliser l’activité professionnelle mais aussi pour porter un projet professionnel et se construire une identité, notamment quand, pour certains travailleurs , il n’y a plus de temps de coprésence, ni même de co-activités ? Les activités organisées par les plateformes digitales se déroulent souvent dans un « no man’s land » réglementaire : s’agit-il de travail temporaire ? Quel est le véritable employeur, qui a la responsabilité légale en cas d’accident ?… Face aux attentes à l’égard du travail (revenu décent, sécurité de l’emploi, sens du travail et lien social), la question qui est posée est de savoir « dans quelle mesure les nouvelles formes d’emploi et de travail dans l’économie digitale peuvent y répondre ».

 

Les auteurs concluent en confirmant que les nouvelles formes d’emploi engendrées par l’économie digitale créent une rupture par rapport à un modèle social construit sur l’emploi. Il en résulte que « l’enjeu d’une reconstruction du lien social dans des situations de travail de plus en plus déstructurées constitue à la fois un défi et une urgence ».

 

Pour en savoir plus :

Le travail dans l’économie digitale : continuités et ruptures, Gérard Valenduc, Patricia Vendramin, ETUI- Working Paper, 2016.03

 

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.