par Frédéric Bruggeman, Bernard Gazier
Dans un récent travail d’étude historique et comparative du dialogue social territorial (DST) en France et dans les pays développés (Gazier et Bruggeman, 2016) nous avons entrepris de mettre en évidence et de questionner sa dynamique. Cet article en reprend les principales conclusions centrées sur le cas français. Après avoir évoqué les grandes étapes de son devenir dans notre pays, nous proposons d’en discuter les apports et limites. Nous présentons enfin quelques remarques sur les potentialités actuelles du DST en France. Metis a publié en décembre 2010 un dossier sur le dialogue social territorial.
LE (RE)DEVELOPPEMENT DU DIALOGUE SOCIAL TERRITORIAL EN FRANCE
Un DST actif et innovant existe en France depuis une quarantaine d’années. On peut parler de renouveau dans la mesure où – après une longue période de développement à l’échelle territoriale entre la fin du XIXème siècle et le milieu du XXème – le cadre national était devenu la norme, et ce dans la foulée de la mise en œuvre du programme du Conseil National de la Résistance et durant la période des « trente glorieuses ». La conclusion de conventions collectives infranationales ne s’est poursuivie jusqu’à nos jours, que dans les quelques branches (Métallurgie, Bâtiment, Industrie des Mines et Carrières, Agriculture, Entreprises d’Architecture) qui ont maintenu des niveaux territoriaux de discussion, ou dans des situations spécifiques comme celles de la manutention et du nettoyage des aéroports de la région parisienne ou de l’industrie du Roquefort.
Le dialogue social territorial (DST) s’est développé en France durant les 40 dernières années autour de trois fonctions successivement affirmées, et désormais présentes simultanément toutes les trois : la facilitation du redéveloppement (dès le début des années 1970), l’intégration – organisation des isolés (à partir de la fin des années 1990) et la gouvernance territoriale décentralisée, principalement à l’échelle régionale et sur les champs de l’emploi et de la formation professionnelle (depuis la seconde moitié des années 2000).
Des Comités Locaux pour l’Emploi…
Nés dès le début des années 1970, les Comités Locaux pour l’Emploi, devenus Comités de Bassin d’Emploi (CBE) en 1983, ont été la première forme sous laquelle le DST a ré-émergé en France. L’expérience accumulée par ces comités, qui étaient au nombre de 313 en 1983 et encore 60 en 2011, s’étale sur plus de 40 ans. Elle est considérable bien qu’elle reste faiblement étudiée. Les CBE se constituèrent pour apporter des solutions à des problèmes d’emploi ; de mobilité spatiale et professionnelle, de formation, de chômage des jeunes, d’adaptation à la division internationale du travail, de réduction des tensions sociales, etc.
… aux Commissions Paritaires Régionales Interprofessionnelles…
Les commissions paritaires territoriales sont nées à la fin des années 1990 dans quelques expériences pionnières telle celle du Tarn ou des Deux-Sèvres, et le développement des accords territoriaux dans cette période marque un second temps de la renaissance du dialogue social territorial en France. Il s’est poursuivi par la signature, en 2001, d’un accord interprofessionnel entre l’UPA et les cinq Organisations syndicales représentatives des salariés. Ayant provoqué une vive opposition des autres Organisations représentatives des Employeurs qui s’est traduite par un long contentieux, il n’est pas entré en vigueur avant 2009. Mais, depuis cette date, des Commissions Paritaires Régionales Interprofessionnelles de l’Artisanat (CPRIA) se sont mises en place dans les 22 régions françaises. La loi dite « Rebsamen» de juillet 2015 prévoit la mise en place de Commissions Paritaires Régionales Interprofessionnelles (CPRI) dans les entreprises de moins de 11 salariés, pour le premier janvier 2017 au plus tard. En moins de deux décennies, une forme de dialogue social visant à organiser les isolés s’est donc institutionnalisée et devrait prochainement couvrir 4,6 millions de salariés.
Les CPRIA ont vocation à favoriser le dialogue social, l’accès à l’emploi, la connaissance et l’attractivité des métiers, les besoins de recrutement, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, les conditions de travail, la santé, l’hygiène et la sécurité au travail ou encore les œuvres sociales et culturelles. Les négociations salariales, les classifications, etc. sont et demeurent du ressort exclusif des branches. L’organisation des isolés est explicitement développée dans certaines régions françaises dans le champ de l’aide à domicile auprès des publics dits fragiles pour améliorer la qualité de l’emploi (la fonction d’intégration).
… et au quadripartisme régional
Initié au milieu des années 1960 par la mise en place des CESR, le développement du dialogue social régional s’est accéléré à partir du début des années 2000 et c’est à cet échelon que le renouveau du dialogue social territorial s’est alors poursuivi en France. Dans le contexte d’une montée en puissance des régions (relative comparativement à leur rôle dans d’autres pays d’Europe- Allemagne ou Italie par exemple -, mais forte à l’échelle française) ce développement a suivi trois lignes de force : institutionnelle, quadripartite et, de façon plus minoritaire, bipartite.
Les CREFOP (Comités régionaux de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelle), instaurés par la loi Sapin du 5 mars 2014, constituent une institutionnalisation d’un dialogue social quadripartite plaçant l’État en Région (Préfet de Région, Éducation Nationale, Pôle Emploi Régional), la Région (Conseil Régional), et les Partenaires Sociaux (trois Organisations Représentatives des Employeurs et cinq Organisations Représentatives des Salariés) au cœur de la gouvernance territoriale des politiques publiques d’emploi, d’orientation et de formation. Leur mise en place est encore en cours à la fin du printemps 2016.
ENTRE INNOVATION ET CRAINTE D’UN CONTOURNEMENT DE LA NEGOCIATION COLLECTIVE, UNE OPERATIONNALITE QUI RESTE PROBLEMATIQUE
Ainsi pratiqué en France, ce DST occupe cependant une place restreinte et pas tout à fait stabilisée ; le renouveau observé est d’abord qualitatif. Le DST explore d’autres champs que ceux qui étaient l’objet des premières conventions collectives et joue un autre rôle : il s’est déployé comme accompagnateur du développement local ou plus exactement du redéveloppement comme vecteur d’organisation et de développement du dialogue social et du syndicalisme dans les TPE, et comme facilitateur du décloisonnement des politiques publiques dans le contexte de la décentralisation française.
L’innovation est véritablement la marque de fabrique de ce DST. On doit par exemple au dialogue social régional d’avoir « rodé » le quadripartisme institutionnalisé par les CREFOP, d’avoir expérimenté ce qui deviendra le contrat de génération, ou encore d’avoir, dans la foulée de la crise de 2008, testé différents dispositifs de sécurisation des parcours des travailleurs précaires et expérimenté des dispositifs visant à « former plutôt que licencier », par exemple en Franche-Comté. Le DST assure donc, en France, un rôle de laboratoire, ce qui confirme – en l’étendant à d’autres champs que celui des restructurations à propos duquel elle a été initialement formulée – l’idée selon laquelle le territoire est un laboratoire d’innovations en matière de pilotage multi-acteurs.
Il est cependant peu producteur de résultats visibles. En écho à « la faiblesse des résultats concrets obtenus » (Micheau, 1982) des premiers CBE, force est de constater les résultats décevants des CPRIA, « si l’on veut considérer la diffusion des droits sociaux d’un point de vue quantitatif » (Rey, 2016). Il faut bien sûr se garder de juger trop vite un dispositif qui s’expérimente encore, mais le constat est le même dans d’autres domaines. Ainsi, le territoire s’avère un « candidat décevant » (Fayolle, Guyot, 2014) à la sécurisation des parcours professionnels ; chaque fois qu’il a été tenté de mesurer l’effet sur l’emploi, aucun résultat significatif n’a pu être trouvé (Quynh, 2015, par exemple). Enfin, les très rares évaluations accessibles (généralement non chiffrées) d’instances de DST concluent seulement à des impacts positifs en termes de communication et d’échange d’information, les Groupements d’employeurs constituant l’exception qui confirme la règle.
On peut remarquer qu’il ne s’agit pas d’une faiblesse, mais d’un trait caractéristique. Ainsi, a-t-il été dit des CBE qu’ils se situaient en amont des actions pour l’emploi, animaient une « concertation dont le fruit leur échappe » (Palmowski, Morin, 2005) et étaient donc dans, l’inconfortable position d’être des initiateurs d’actions portées par d’autres. Dans cette perspective, l’effet du DST sur l’emploi ne peut être qu’indirect. Les effets sur l’emploi à court terme ne constituent sans doute pas un bon indicateur de l’activité du dialogue social territorial et il vaudrait mieux trouver des indicateurs d’innovation, de créativité ou de mise en relation d’acteurs.
Ce positionnement du DST semble contraindre les participants à remettre incessamment de nouveaux projets à l’ouvrage, sans jamais pouvoir espérer les concrétiser. Cette situation interdit l’apprentissage qui découle de la mise en œuvre, favorise l’instrumentation (ceux qui mettent en œuvre poursuivent leurs propres objectifs) et son caractère chronophage. C’est en effet un dialogue que son caractère multi partenarial rend complexe, qui requiert des apprentissages ne s’opérant que sur le tas et demandant des moyens dont les acteurs qui l’investissent ne disposent pas en termes opérationnels et financiers (sauf pour ce qui concerne, depuis quelques années seulement, les CPRIA). Cette situation explique qu’il n’est pas rare que ceux qui s’y investissent s’effarent des « temps de travaux et débats nécessaires » (CNFPTLV 2012) comme si chacun « cherchait son rôle dans un scénario lui-même à écrire » (Charlot, Bergère, 2011).
L’hypothèse qu’il est possible de faire face à ces constats est que les voies et moyens du fonctionnement du DST n’ont pas encore été mis au point. La crainte qu’il ne serve à contourner les résultats de la négociation collective nationale a conduit les partenaires sociaux français à affirmer en 2008 que :
« la volonté des interlocuteurs sociaux d’élargir le dialogue social doit également trouver une traduction concrète au niveau territorial interprofessionnel. Ce dialogue social interprofessionnel territorial, qui ne saurait avoir de capacité normative, doit être l’occasion, à l’initiative des interlocuteurs concernés, d’échanges et de débats réguliers sur le développement local dans sa dimension sociale et économique. »
(Partenaires sociaux 2008, article 14, nous soulignons)
Cette position est à visée préventive contre l’utilisation, toujours possible, du dialogue social territorial (comme d’ailleurs du dialogue social d’entreprise !) à des fins de remise en cause d’accords collectifs conclus à d’autres niveaux, risquant ainsi d’ouvrir la voie à une concurrence interentreprises déloyale. Faut-il considérer pour autant qu’elle est gravée dans le marbre ?
QUELLES PERSPECTIVES POUR LE DST EN FRANCE ?
Il est maintenant de plus en plus clairement perçu que le DST crée « des dispositifs innovants » (Combrexelle, 2015). Alors, comment envisager un développement plus affermi ?
Plusieurs propositions existent dans ce domaine. La première et la plus simple consiste à faire évoluer le droit pour que des représentants d’employeurs et de salariés en activité puissent bénéficier des droits leur permettant de participer de plain-pied à ce dialogue social et aux projets qui lui sont associés. L’article 50 proposé par Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen (Badinter, Lyon-Caen, 2015) va dans ce sens pour ce qui concerne les TPE, et il pourrait être étendu à la participation de représentants aux Espaces d’Initiatives Territoriales préconisés par le rapport Aubert (Aubert 2014, op. cit.). La proposition 39 faite par le rapport Combrexelle de reconnaissance par la loi des « négociations territoriales et de sites créant des dispositifs innovants », dont les « les dispositions de nature normative que, le cas échéant, [ils] contiendraient n’auraient d’effet juridique que dans la mesure où elles seraient explicitement reprises dans les accords d’entreprise » (Combrexelle op. cit.) ouvriraient la porte à l’expérimentation. Ces propositions sont importantes, car elles permettraient de sortir le DST en France de sa dépendance des financements et décisions centralisées, notamment de l’État ou de la Région. De ce point de vue, il faudra suivre de près les conséquences qu’auront – dans les régions dans lesquelles existait un dialogue social régional et/ou infra régional (Rhône-Alpes ou Ile-de-France, par exemple) – les changements de majorité intervenus lors des élections de décembre 2015.
Il s’agit cependant de propositions d’organisation, dépendantes de projets dont il faut préciser le sens et les champs. De ce point de vue, on peut formuler l’hypothèse que deux champs au moins pourraient bénéficier d’un développement du DST : celui des transitions professionnelles et, plus largement, celui couvert par les droits de tirages sociaux proposés par le « rapport Supiot » (Supiot 1999) d’une part ; celui du décloisonnement des politiques publiques de l’autre, et notamment de l’articulation encore largement à réaliser des politiques de l’Emploi et de la Formation avec les politiques et les initiatives de développement économique. Pour illustrer ce propos, disons que les droits de tirage que constitue le CPF (Compte personnel de formation) ou les droits qui donneront corps au futur CPA (Compte personnel d’activité) pourraient bénéficier d’un accompagnement territorialisé dont la construction constituerait un champ d’intervention privilégié d’un dialogue social territorial.
Du point de vue de la méthode, le développement de Groupements d’Employeurs montre l’importance du couplage entre réflexion et mise en œuvre. Dans la région où ils sont nés, le dialogue social territorial a donné lieu à la mise en place du Centre de Ressource des Groupements d’Employeurs Poitou-Charentes, association réunissant dans son conseil d’administration les partenaires sociaux engagés dans le projet de leur construction et des responsables de groupements et abritant une structure opérationnelle dédiée à la création et au développement de ces groupements. Une telle organisation est proche de celle des « Job Security Foundations » (JSF), structures mises au point par les partenaires sociaux suédois pour sécuriser les transitions professionnelles. Une fondation financée par un accord de branche met à disposition des dirigeants et des salariés des équipes capables d’apporter des conseils sur la manière de mener une réorganisation ou d’accompagner les transitions professionnelles des salariés licenciés. Une différence notable réside dans le financement : les partenaires sociaux suédois ont organisé et assurent le financement des JSF, alors que ce sont les pouvoirs publics (État et Région) qui, en France, financent pour l’essentiel le CRGE.
En d’autres termes, entre l’attribution au DST d’un pouvoir normatif potentiellement déstabilisateur de la négociation collective et son cantonnement à un rôle strictement délibératif et consultatif, il est souhaitable et possible d’explorer un chemin plus productif en dotant le DST des moyens d’une conduite multi partenariale de projet sur des champs qui sont – par nature interprofessionnels (orientation, transitions professionnelles, droits de tirage sociaux, développement économique local, …) – pour favoriser l’innovation sociale.
De nombreux obstacles se dressent face à une telle perspective. Sans prétendre à l’exhaustivité, notons : une culture centralisatrice qui marque la France et qui concerne non seulement l’État mais aussi l’échelon régional et les partenaires sociaux ; une crise des finances publiques qui pose la question des moyens alloués à ce dialogue ; une faiblesse numérique des organisations représentatives des employeurs et des salariés, qui interroge sur leur capacité d’investissement des niveaux infra régionaux de dialogue social.
Une occasion historique est cependant apparue en France avec la décentralisation commencée en 1982 et les acteurs du DST ont, jusqu’à ce jour, su s’en saisir. Cette analyse a montré sa pertinence renouvelée. Mais elle suggère aussi que les progrès potentiels sont aussi importants que les fragilités sont persistantes, ce qui laisse un rôle central au volontarisme politique.
Pour aller plus loin
– Badinter, R., Lyon-Caen, A. (2015). Le Travail et la loi. Paris : Fayard.
– Charlot, J.-L., Bergère J.-M. (2011). « La GPEC Territoriale à l’épreuve de la pratique » Note n°7, Astrees.
– CNFPTLV (2012). « Le CCREFP : une instance de concertation et de coordination au cœur de la gouvernance régionale de l’emploi et de la formation professionnelle ». Note CNFPTLV.
– Combrexelle, J.-D. (2015). La Négociation collective, le travail et l’emploi. Rapport au premier ministre. Paris : France Stratégie.
– Fayolle, J., Guyot, F. (2014). La sécurisation des parcours professionnels, Paris : SciencesPo. Les Presses.
– Gazier, B., Bruggeman, F. (2016). Tripartisme et Dialogue Social Territorial. Rapport pour le BIT.
– Micheau, M. (1982) « Les comités de bassin d’emploi, bilan et questions » Travail et emploi, n° 11.
– Palmowski, C., Morin, F. (2005). Le Dialogue Social Territorial à partir de l’expérience des Comités de Bassin d’Emploi. Ecole des Territoires, Bergerie Nationale de Rambouillet.
– Partenaires Sociaux (2008). Position commune du 9 avril 2008 sur la représentativité, le développement du dialogue social et le financement du syndicalisme.
– Quynh, C.D. (2015). « Mobiliser les territoires, la preuve par les SPEL ? », Synthèses n°6, DGEFP
– Rey, F. (2016). Un droit universel à la représentation ? Un demi-siècle d’institutionnalisation du dialogue social territorial à destination des PME. A paraître.
– Supiot, A. (1999 ; 2ème édition 2016). Au-delà de l’emploi. Paris : Flammarion.
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