10 minutes de lecture

par La rédaction, Emile Zola

Emile Zola fut lui aussi dans sa vie d’écrivain un « fou de travail » : « Pour moi la vie tout entière se résume dans le travail » disait-il. On ne sait pas toujours qu’à la toute fin de sa vie il a laissé un livre intitulé Travail, comme une sorte de roman philosophique entre naturalisme et messianisme. Il appartenait à une série dite Quatre Evangiles. Juste au tournant du 20e siècle. Au moment de l’Exposition Universelle de 1900. Les ouvriers de Lip l’ont réédité en 1979. 
Mais c’est dans L’Assommoir ou Germinal que l’on trouve les meilleures « descriptions de métiers ». Extraits.

 

zola

 

Metis doit à Adolfo Fernandez Zoïla dans son article « Le travail dans les fictions littéraires de Zola » le choix de ces quelques descriptions qu’il introduit ainsi :


« Et le travail, les ateliers, les mines, le chemin de fer, les occupations autour de la bourse, le travail de l’argent, le travail de la terre, le travail dans les grands magasins, le travail des putains, le travail des curés, le travail des politiques, le travail des soldats dans la guerre, le travail des écrivains et des peintres… Le travail, sous toutes ses coutures, va devenir la scène et l’usine où se forgent les fictions littéraires les plus inattendues. Le succès populaire va être certain. Les ouvriers, les travailleurs, les artisans et tous ceux qui œuvrent se reconnaîtront dans ces descriptions. Les journalistes, les politiques, les représentants du peuple ou qui s’en réclament seront plus partagés.

L’Assommoir est le roman du peuple, des travailleurs et de certains de leurs travers apparents dont l’emprise de ces « tournées de vitriol » consommées dans les « assommoirs », ces estaminets dont le terrible alambic est l’arrière-symbole, destinés à la vente de ce « cric » qui assommait tout un chacun. Mais c’est aussi le roman qui prend le temps de décrire des scènes de travail, les gestes minutieux de certaines tâches. » 

 

La blanchisseuse
« C’était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtres claires… Mettez-vous là, je vous ai gardé votre place… (lui indique Mme Boche). Gervaise défaisait son paquet, étalait les chemises des petits […] Elle avait trié le linge, mis à part les quelques pièces de couleur. Puis après avoir rempli son baquet de quatre seaux d’eau froide, pris au robinet, derrière elle, elle plongea le tas du linge blanc ; et, relevant sa jupe, la tirant entre ses cuisses, elle entra dans une boîte, posée debout, qui lui arrivait au ventre. « Ça vous connaît, hein ? répétait Mme Boche. Vous étiez blanchisseuse dans votre pays, n’est-ce pas ma petite ? » Gervaise, […] commençait à décrasser son linge. Elle venait d’étaler une chemise sur la planche étroite de la batterie, mangée et blanchie par l’usure de l’eau ; elle la frottait de savon, la retournait, la frottait de l’autre côté […]  » Oui, oui, blanchisseuse… À dix ans… Il y a douze ans de ça » […] Tout le linge blanc fut battu, et ferme ! Gervaise le replongea dans le baquet, le reprit pièce par pièce pour le frotter de savon une seconde fois et le brosser. D’une main, elle fixait la pièce sur la batterie ; de l’autre main, qui tenait la courte brosse de chiendent, elle tirait du linge une mousse salie, qui, par longues bavures, tombait. Alors, dans le petit bruit de la brosse, elles se rapprochèrent, elles causèrent d’une façon plus intime […] [Gervaise] avait fini de brosser son linge. « Il faut que j’aille chercher mon eau chaude » […] Elle versa l’eau chaude dans le baquet, et savonna le linge une dernière fois, avec les mains, se ployant au-dessus de la batterie, au milieu d’une vapeur qui accrochait des filets de fumée grise dans ses cheveux blonds. « Tenez, mettez donc des cristaux, j’en ai là », dit obligeamment la concierge. Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d’un sac de carbonate de soude, qu’elle avait apporté. Elle lui offrit aussi de l’eau de javel ; mais la jeune femme refusa ; c’était bon pour les taches de graisse et les taches de vin […] Gervaise s’essuya le front de sa main mouillée. Puis, elle tira de l’eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête […] Gervaise lavait son linge de couleur dans l’eau chaude, grasse de savon, qu’elle avait conservée. Quand elle eut fini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces, qui faisaient par terre des mares bleuâtres. Et elle commença à rincer. Derrière elle, le robinet d’eau froide coulait au-dessus d’un vaste baquet, fixé au sol, et que traversaient deux barres de bois, pour soutenir le linge. Au-dessus, en l’air, deux autres barres passaient, où le linge achevait de s’égoutter . »

 

(Gervaise, sollicitée par Coupeau, accepte le mariage, mais il convient qu’elle vienne, avec lui, rendre visite à la sœur de Coupeau, mariée, chez qui il prenait pension pour ses repas. M. et Mme Lorilleux travaillaient chez eux à la fabrication de chaînes en or. Gervaise, intimidée, s’attendait à entrer dans un lieu prestigieux où l’or brillerait partout.)

 

Bijoutiers à la maison

« « Et puis, si vous n’avez jamais vu faire des chaînes d’or, ça vous amusera à regarder. Ils ont justement une commande pressée pour lundi. – Ils ont de l’or chez eux ? demanda Gervaise. – Je crois bien ! il y en a sur les murs, il y en a par terre, il y en a partout » […] Ils entrèrent […] Dans le second compartiment se trouvait installé l’atelier : au fond, une étroite forge avec son soufflet ; à droite, un étau scellé au mur, sous une étagère où traînaient des ferrailles ; à gauche, auprès de la fenêtre, un établi tout petit, encombré de pinces, de cisailles, de scies microscopiques, grasses et très sales […] La grande clarté, une lampe brûlant sur l’établi, un brasier de charbon flambant dans la forge, accroissait encore son trouble. Elle [Gervaise] finit pourtant par voir Mme Lorilleux, petite, rousse, assez forte, tirant de toute la vigueur de ses bras courts, à l’aide d’une grosse tenaille, un fil de métal noir, qu’elle passait dans les trous d’une filière, fixée à l’étau. Devant l’établi, Lorilleux, aussi petit de taille, mais d’épaules plus grêles, travaillait, du bout de ses pinces, avec une vivacité de singe, à un travail si menu, qu’il se perdait entre ses doigts noueux. [Lorilleux dit] « N’entrez pas dans l’atelier, ça nous gênerait » […] Et il reprit son travail menu, la face de nouveau dans le reflet verdâtre d’une boule d’eau, à travers laquelle la lampe envoyait sur son ouvrage un rond de vive lumière. « Prends les chaises ! » cria à son tour Mme Lorilleux […] Elle avait roulé le fil ; elle le porta à la forge, et là, activant le brasier avec un large éventail de bois, elle le mit à recuire, avant de le passer dans les derniers trous de la filière […] « Et l’or ? » demanda Gervaise à demi-voix […] « L’or ? dit-il ; tenez en voilà, en voilà encore, et en voilà à vos pieds ! » Il avait indiqué successivement le fil aminci que travaillait sa sœur, et un autre paquet de fil, pareil à une liasse de fil de fer, accroché au mur, près de l’étau ; puis, se mettant à quatre pattes, il venait de ramasser par terre, sous la claie de bois qui recouvrait le carreau de l’atelier, un déchet, un brin semblable à la pointe d’une aiguille rouillée. Gervaise se récriait. Ce n’était pas de l’or, peut-être, ce métal noirâtre, vilain comme du fer ! Il dut mordre le déchet, lui montrer l’entaille luisante de ses dents. Et il reprenait ses explications : les patrons fournissaient l’or en fil, tout allié ; les ouvriers le passaient d’abord par la filière pour l’obtenir à la grosseur voulue, en ayant soin de le faire recuire cinq ou six fois pendant l’opération, afin qu’il ne cassât pas. Oh ! il fallait une bonne poigne et de l’habitude ! Sa sœur empêchait son mari de toucher aux filières, parce qu’il toussait. Elle avait de fameux bras, il lui avait vu tirer l’or aussi mince qu’un cheveu. Cependant, Lorilleux, pris d’un accès de toux, se pliait sur son tabouret […] « Moi, je fais la colonne ». Coupeau força Gervaise à se lever. Elle pouvait bien s’approcher, elle verrait. Le chaîniste consentit d’un grognement. Il enroulait le fil, préparé par sa femme autour d’un mandrin, une baguette d’acier très mince. Puis, il donna un léger coup de scie, qui tout le long du mandrin coupa le fil, dont chaque tour forma un maillon. Ensuite, il souda. Les maillons étaient posés sur un gros morceau de charbon de bois. Il les mouillait d’une goutte de borax, prise dans le cul d’un verre cassé, à côté de lui ; et, rapidement, il les rougissait à la lampe, sous la flamme horizontale du chalumeau. Alors, quand il eut une centaine de maillons, il se remit une fois encore à son travail menu, appuyé au bord de la cheville, un bout de planchette que le frottement de ses mains avait poli. Il ployait la maille à la pince, la serrait d’un côté, l’introduisait dans la maille supérieure déjà en place, la rouvrait à l’aide d’une pointe ; cela avait une régularité continue, les mailles succédant aux mailles, si vivement, que la chaîne s’allongeait peu à peu sous les yeux de Gervaise, sans lui permettre de suivre et de bien comprendre. « C’est la colonne, dit Coupeau. Il y a le jaseron, le forçat, la gourmette, la corde. »

 

Le couvreur
« Coupeau terminait alors la toiture d’une maison neuve, à trois étages. Ce jour-là, il devait justement poser les dernières feuilles de zinc. Comme le toit était presque plat, il y avait installé son établi, un large volet sur deux plateaux. Un beau soleil de mai se couchait, dorant les cheminées. Et, tout là-haut, dans le ciel clair, l’ouvrier taillait tranquillement son zinc à coups de cisaille, penché sur l’établi, pareil à un tailleur coupant, chez lui, une paire de culottes. Contre le mur de la maison voisine, son aide, un gamin de dix-sept ans, fluet et blond, entretenait le feu du réchaud en manœuvrant un énorme soufflet, dont chaque haleine faisait envoler un pétillement d’étincelles. « Hé ! Zidore, mets les fers ! » cria Coupeau. L’aide enfonça les fers à souder au milieu de la braise, d’un rose pâle dans le plein jour. Puis, il se remit à souffler. Coupeau tenait la dernière feuille de zinc. Elle restait à poser au bord du toit, près de la gouttière ; là, il y avait une brusque pente, et le trou béant de la rue se creusait. Le zingueur, comme chez lui, en chaussons de lisières, s’avança, traînant les pieds, sifflotant l’air d’Ohé ! les p’tits agneaux. Arrivé devant le trou, il se laissa couler, s’arc-bouta d’un genou contre la maçonnerie d’une cheminée, resta à moitié chemin du pavé. Une de ses jambes pendait. Quand il se renversait pour appeler cette couleuvre de Zidore, il se rattrapait à un coin de la maçonnerie, à cause du trottoir, là-bas, sous lui. »

« Mais Zidore ne se pressait pas. Il s’intéressait aux toits voisins, à une grosse fumée qui montait au fond de Paris, du côté de Grenelle ; ça pouvait bien être un incendie. Pourtant, il vint se mettre à plat ventre, la tête au-dessus du trou ; et il passa les fers à Coupeau. Alors, celui-ci commença à souder la feuille. Il s’accroupissait, s’allongeait, trouvant toujours son équilibre, assis d’une fesse, perché sur la pointe d’un pied, retenu par un doigt. Il avait un sacré aplomb, un toupet du tonnerre, familier, bravant le danger. Ça le connaissait. C’était la rue qui avait peur de lui. Comme il ne lâchait pas sa pipe, il se tournait de temps à autre, il crachait paisiblement dans la rue […] Maintenant, penché sur son établi, il coupait son zinc en artiste. D’un tour de compas, il avait tracé une ligne, et il détachait un large éventail, à l’aide d’une paire de cisailles cintrées ; puis, légèrement, au marteau, il ployait cet éventail en forme de champignon pointu. Zidore s’était remis à souffler la braise du réchaud […] « Veux-tu me donner les fers, sacrée andouille ! » Il souda, il cria à Gervaise [qu’il avait aperçue en train de l’attendre, comme convenu] : « Voilà, c’est fini… je descends. » Le tuyau auquel il devait adapter le chapiteau, se trouvait au milieu du toit […] le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors, brusquement, bêtement, comme un chat dont les pattes s’embrouillent, il roula, il descendit la pente légère de la toiture, sans pouvoir se rattraper. « Nom de Dieu ! » dit-il d’une voix étouffée. Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna deux fois sur lui-même, vint s’écraser au milieu de la rue avec le coup sourd d’un paquet de linge jeté de haut. »

 

Pour en savoir plus :


– Fernandez-Zoïla Adolfo, « Le travail dans les fictions littéraires d’Émile Zola », Travailler 1/2002 (n° 7), p. 103-118

– Morice Alain, « Travail, roman de Zola, ou la « race » ouvrière entre malédiction et messianisme rédempteur », Tumultes 1/2006 (n° 26) , p. 75-97

Print Friendly, PDF & Email
+ posts