En mars 2015, Jean-Marie Bergère revenait sur le livre de Michel Lallement L’Age du faire – Hacking, travail, anarchie.
Celui-ci est à l’image de ce qu’il décrit, foisonnant et optimiste. L’auteur a passé une année aux Etats-Unis à San Francisco et, à la manière d’un journaliste autant que d’un ethnographe, il nous fait partager la vie et les utopies de ces « zones d’autonomie où se bricole une autre manière d’innover, de produire, de collaborer, de décider, de façonner son identité et son destin », ces hackerspaces dont les noms, Noisebridge, Ace Monsters Toys, LOL Oakland Makerspace, Mothership HackerMoms, The Crucible, Biocurious, Hacker Dojo, etc., hésitent entre marketing et profession de foi.
Michel Lallement est un universitaire. Il n’oublie pas de mener l’enquête sur les pionniers et les « héros » de ce mouvement, qu’ils aient œuvré à Berlin au Chaos Computer Club (CCC) dans les années 1980 ou au sein de la contre-culture américaine, libertaire, pacifiste, égalitaire, celle du LSD et des intentional communities. Le sociologue n’oublie pas non plus que les linéaments d’une société qui se cherche et d’une histoire en train de se faire sont « immanents au social », autrement dit qu’il faut en priorité aller y voir du côté des parcours et des rêves de Mitch, Mel, Randy, Jon, Carolina, Wayne, Greg, Salvadore, Destini, (et les autres) et s’immerger dans les communautés étranges qu’ils forment et qui pourraient être les « laboratoires du changement social ». Les réflexions plus théoriques sur le travail et les utopies politiques qui s’y construisent, en opposition aux logiques économiques dominantes, y puisent des matériaux originaux et de première main.
La prouesse vaut plus que le résultat
Quelques précisions de vocabulaire. Il faut tout de suite faire la différence entre hackers et crackers. S’ils peuvent tous être des « Mozart de l’ordinateur », seuls les crackers, cachés derrière un pseudonyme, « piratent les réseaux téléphoniques pour s’introduire illégalement dans les ordinateurs, subtiliser des données, fausser les programmes ». En 2012, un membre suspecté d’avoir recours à des numéros de cartes bancaires piratées pour commander des pizzas qu’il fait livrer à Noisebridge est ainsi immédiatement expulsé.
Les hackers sont plus proches du mouvement des makers que de la culture geek (vous suivez ?). Une de leur manifestation emblématique est la Maker Faire. Michel Lallement propose une définition très large du hack et de l’activité des hackers. Beaucoup sont des virtuoses de l’informatique, mais coudre, imprimer, souder ou faire la cuisine peut aussi « valoir hack ». Ainsi les membres de Tastebridge « groupe de volontaires, se proposent de cuisiner et d’enseigner la façon de hacker la nourriture et les boissons ». Ils confectionnent les repas collectifs « à l’aide des ingrédients que les uns et les autres ont pu glaner ici ou là, au marché parmi les restes invendus… ». Salvadore, membre très actif et apprécié de ce groupe, fabrique et commercialise des vinaigres qu’il stocke dans la cuisine de Noisebridge. Cette activité, plus low que high tech, trouve sa place ici parce qu’elle participe du même esprit valorisant le bricolage, l’innovation, le recyclage, la responsabilité, et que ceux qui s’y adonne y trouve une activité qui leur fait honneur et leur procure du plaisir. Dans tous les cas la prouesse vaut plus que le résultat.
Michel Lallement le répète tout au long du livre : pour tous ceux qui fréquentent ces lieux, le travail est une finalité en soi. Il est intéressant et jubilatoire parce qu’on y affronte des défis intellectuels et pratiques et qu’il y a du plaisir (du fun si vous préférez) à le faire et à le voir reconnu par ses pairs. « Associé au sentiment d’utilité sociale, l’intérêt intrinsèque de la tâche conduit certains hackers à imputer au travail un véritable pouvoir démiurgique. Programmer, hacker, etc., ces gestes, note par exemple Tom Pittman, procurent une satisfaction comparable à celle que Dieu a dû ressentir quand il créa le monde ».
Do it yourself et Do it with others
Autre surprise. Ces hackers que Michel Lallement a rencontré et interrogé tout au long de l’année universitaire 2011-2012 ne sont pas plus des adolescents introvertis et désocialisés qu’ils ne sont des pirates fraudeurs ou révélateurs d’informations « top secret ». Les hackers se réunissent dans des lieux physiques, équipés, chauffés, meublés, peuplés et gouvernés. Ils s’y retrouvent parce qu’ils partagent une histoire, une éthique, une vision du monde, avant même de partager des projets.
Si Mothership HackerMoms accueille, on s’en doute, des femmes qui ne se satisfont pas d’être mère et Desperate Housewives, si BioCurious a été imaginé par des militants de la démocratisation du travail scientifique et si Hacker Dojo est plutôt le « royaume du coworking » pour de jeunes et ambitieux entrepreneurs engagés dans la création ou la gestion d’une start-up, les membres et les centres d’intérêt de Noisebridge sont plus divers : « la majorité des hackers de Noisebridge sont des jeunes hommes, d’une trentaine d’années, aux statuts variés (ingénieurs, informaticiens, managers, étudiants, sans profession)…. Les activités réalisées relèvent sans exclusive soit de la pratique informatique classique (software), soit du bricolage matériel (hardware)… grâce aux matériaux usagés et autres objets récupérés ici ou là, le bidouillage et la production du neuf à partir de l’ancien font partie des principales spécialités du groupe de Mission Street.»
Cette diversité, appelle une gouvernance et des règles. Il ne suffit pas d’afficher sur les murs « Be excellent to each other » ou « Shut up and hack ». Noisebridge, tout en revendiquant un fond de valeurs anarchistes, s’est doté de règles multiples pour rendre le quotidien vivable : « inscrire son nom et la date de dépôt sur la nourriture entreposée dans le frigo, ne pas utiliser l’imprimante 3D sans l’aide d’un membre de l’atelier, utiliser la machine à couper au laser avec prudence, etc. »
Faire communauté
La description minutieuse des réunions consacrées à la prise de décision ou au règlement des conflits est une partie savoureuse du livre. Comment coopter de nouveaux membres ? Quel doit être le montant des cotisations (entre 40 et 80 dollars par mois selon les revenus dans le cas de Noisebridge)? Faut-il distinguer des membres de droit et des membres associés ? Comment se comporter en cas de visite du FBI (l’hypothèse n’est pas théorique) ? Faut-il exclure un membre qui a eu un « comportement inapproprié » avec une jeune femme après avoir trop bu, mais très apprécié par ailleurs ? Peut-on tolérer que Salvadore occupe les étagères de la cuisine avec ses bocaux de vinaigre ? Doit-on interdire l’accès à ceux qui n’ont pas de logement et utilisent les locaux pour dormir et se laver ? Autant de questions qui sont longuement débattues et auxquelles il faut apporter une réponse collective.
Le vote n’est pas exclu. Certains réclament alors une majorité de 80%. Mais la recherche du consensus est parée du maximum de vertu : « le consensus reste le meilleur moyen pour se doter de règles collectives. Une fois la décision gravée dans le marbre, le risque de revenir en arrière est quasiment nul ». A Noisebridge, chaque mardi soir une réunion générale est censée régler les problèmes. Ces réunions sont particulièrement animées et le modérateur, différent chaque semaine, introduit et synthétise les discussions. Cette manière très ritualisée de faire n’empêche pas qu’un pouvoir discret soit exercé par les plus anciens. A défaut de hiérarchies formelles et de responsabilités instituées, l’avis des seniors sert souvent à trancher. A moins que, ce que Michel Lallement appelle le « bazar do-ocratique », n’impose le pouvoir de « ceux qui font ».
Des normes se construisent ainsi qui ont en commun le rejet des grandes bureaucraties : « la bureaucratie écrase les différences, n’a cure des émotions et ne jure que par la performance ». Elles doivent autant à la décision par consensus qu’à la désignation de représentants et de dirigeants, autant à la plus grande bienveillance entre pairs qu’aux échanges de messages véhéments sur les réseaux internes, autant à la culture du compromis qu’à l’autorité des plus actifs et des plus expérimentés. Le dosage et l’articulation de ces ingrédients varient d’un hackerspace à l’autre, mais ça fonctionne et ça dure, même si « faire communauté n’est décidemment pas de tout repos ».
Libres ensemble
Le travail, y compris celui des hackers qui font « eux-mêmes et pour eux-mêmes » et n’a d’autre finalité que lui-même, ne se réduit pas à l’activité qu’il suscite. Michel Lallement indique dès l’introduction que pour lui le travail est toujours aussi un « rapport social à part entière, qui engage des formes d’intégration, des représentations partagées, des règles et des identités ». Immergé à Noisebridge et dans les hackerspaces proches de San Francisco, il observe aussi bien les activités elles-mêmes, l’intelligence de ces « bidouilleurs » souvent en délicatesse avec le système scolaire et universitaire, que les règles et les valeurs politiques qui y conduisent, y naissent, s’y modifient.
A l’issue de cette plongée dans le creuset californien, l’auteur ne propose aucun modèle ou système général. Les hackers recyclent autant qu’ils innovent. Ils forment des communautés de travail mais ils y mènent des projets personnels. Ils tiennent à distance le marché sans en faire l’ennemi à abattre ou le monstre qui fatalement les dévorera. A des degrés divers, un peu à la manière des logiciels libres, ils s’en accommodent. Ils pratiquent « l’art du judo social en se servant du marché comme d’un soutien au profit de l’innovation contestataire ». Ainsi Mitch « a acquis une réputation internationale de hacker astucieux, probe et infatigable,… ses trouvailles lui ont permis de gagner correctement sa vie et de dégager un maximum de temps au service de ce qu’il aime avant tout : le hacking et la promotion des hackerspaces », alors que Jon a fait le choix de gagner un revenu minimal en construisant des systèmes de recensement automatique de données afin de consacrer le maximum de temps à ce qui lui plaît, le hacking. Tous ne trouvent pas cet équilibre. Certains rejoignent les majors de la Silicon Valley pendant que d’autres se marginalisent un peu plus. On peut faire le pari qu’ils y ont tous beaucoup appris.
Michel Lallement conclue de manière très (trop ?) optimiste : « Les communautés utopiques ne sont pas des îlots d’illusion dans un océan de réalisme. Elles savent secouer les mondes qui les entourent et les traversent ». Quoi qu’il en soit, nous avons beaucoup à apprendre de ces hackers. Ils sont des virtuoses du numérique mais ils refusent « la vie algorithmique » et le techno-pouvoir que certains nous prédisent. Ils veulent avant tout « reprendre leur destin en main » et partager avec nous leurs « rêves collectifs » de modèles d’actions plus démocratiques et plus justes. Ceux là même qui s’expérimentent au sein de ces « poches alternatives où déjà fermente le nouveau monde ».
A propos de la Maker Faire
Cette manifestation a été lancée pour la première fois à San Francisco en 2006. Une première édition a eu lieu à Paris en juin 2014. On y trouvait les activités les plus diverses, de l’origami à la robotique industrielle, en passant par les drones, l’impression 3D, la réparation ou la soudure de circuits électroniques. Les Fab Labs y étaient à l’honneur.
A propos de Noisebridge
Noisebridge, créé en 2007, occupe les locaux d’un ancien atelier de couture industrielle situé au 2169 Mission Street au cœur du quartier hispanique de San Francisco.
Références complètes
Michel Lallement. L’âge du faire. Hacking, travail, anarchie. La couleur des idées. Le Seuil, 2015.
Pour aller plus loin
– Arduino : tout le monde peut construire une imprimante 3D ? (Metis – octobre 2014)
– Tous co-workers ! (Metis – mars 2014)
Crédit images (par ordre d’apparition) : CC/Flickr/Jason Starset Guerilla Futures (images 2 & 3) ; CC/Flickr/Sean Bonner
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