Avec Brooklyn Village, Grand prix du festival du cinéma américain de Deauville, Ira Sachs nous propose de partager une tranche de vies ordinaires.
C’est l’histoire d’un couple new-yorkais appartenant à la classe moyenne blanche. Un couple aimant de quadragénaires qui chérissent Jake, leur fils unique. Le grand-père décède, il lègue un appartement dans Brooklyn. Le rez-de-chaussée est loué à une couturière très sympa, mais dont les « affaires ne marchent pas très bien ». Il faut dire qu’elle semble ne pas avoir ouvert un magazine de mode depuis quelques années. La boutique est louée depuis longtemps, pour un montant qui n’a pas été réévalué et est très inférieur à ceux qui se pratiquent aujourd’hui dans ce quartier en pleine rénovation. Leonor, la cinquantaine, a un fils, Tony, du même âge que Jake. Brian et Kathy décident d’emménager dans l’appartement vacant au premier étage. Les deux ados sont immédiatement amis, ils ne se quittent plus et c’est plutôt joyeux.
Les paramètres de l’intrigue sont en place. Comment augmenter le loyer de la boutique, en restant aussi humains que possible ? Comment régler ça entre adultes sans froisser les enfants ? Comment concilier des intérêts contradictoires sans générer de conflit ? Le film avance doucement, comme si le temps pouvait seul et miraculeusement résoudre le problème. La caméra d’Ira Sachs prend le temps de se promener dans Brooklyn, d’y suivre les ados, nez au vent, en patins à roulettes, invitant une copine à la plage – « parce que j’aimerais bien la voir en maillot de bain » -, se faire réprimander parce qu’ils ont préféré la console vidéo à leurs devoirs scolaires… La violence est là, mais feutrée, sournoise, masquée. Elle ne se montre pas. L’important est de ne pas la voir. L’épouse, psychologue, propose ses services : elle a été formée à la gestion de conflits…
Plus qu’une anecdote
La force du film doit beaucoup à ce calme. Il nous rend attentifs aux non-dits. Sans jamais insister, en gardant les personnages à distance – pas de gros plans, pas de cris, pas de regards assassins, pas de théories – le film pose des questions éminemment actuelles et éminemment politiques. Brooklyn Village (Little Men en VO) est plus qu’une tranche de la vie de Brian, Kathy, Leonor, Jake, Tony. Ce qui leur arrive est somme toute assez anecdotique. L’avenir de la planète n’est pas en jeu. Et pourtant, entre les lignes si j’ose dire, on y trouve Thomas Piketti et la démonstration que c’est le patrimoine qui creuse des inégalités insurmontables. On y trouve Pierre Bourdieu et la fatalité du déterminisme social, quand c’est le fils des diplômés – dans un cas la mère est psychologue et le père acteur de théâtre, dans l’autre la mère est couturière et le père est absent – qui accède à l’école d’art dont les deux ados rêvent. On y trouve Louis Chauvel lorsque ces représentants des classes moyennes ne parviennent pas à maintenir un train de vie équivalent à celui de leurs parents, bénéficiaires des trente Glorieuses et qui pouvaient, eux, se permettre d’être généreux. On y trouve An Lewis, cet artiste new-yorkaise qui organise des happenings pour s’opposer à la gentrification de la ville et à la disparition des petits commerces et restaurants dans les quartiers populaires – ou les Pinçon-Charlot et leur Sociologie de Paris, si vous préférez-. On y trouve Karl Marx, quand, à leur corps défendant, les protagonistes plongent « dans les eaux glacées du calcul égoïste », au mépris des engagements du défunt et sans considération pour l’amitié des deux ados, que pourtant ils voudraient éduquer intellectuellement et moralement de façon exemplaire. On n’y trouve pas Montaigne et la Boétie. Leur ode à l’amitié, « parce que c’était lui, parce que c’était moi », se révèle impuissante face à la marche du monde.
Le film dresse un constat précis, sagace, sans affect, dénué de tout jugement, implacable. L’histoire semble écrite d’avance, le système est bien huilé, il n’y a pas de failles, pas d’aspérités, la (bonne) volonté des acteurs compte peu. Il semble nous dire qu’ainsi va le monde, et c’est bien triste…
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