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Voici un fait nouveau qui modifie la vision sur les mutations sociales liées à une crise qui n’en finit pas, qui transforment le monde du travail à bas bruit : les cadres, eux aussi, sont désormais touchés par le « descenseur social ». En effet, 9% des cadres ont connu un déclassement professionnel en 2012. Ce chiffre semble incroyablement élevé. C’est pourtant, à ma connaissance, la première tentative sérieuse de mesure de ce phénomène. Elle provient d’une intéressante étude de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), qui pose un constat chiffré sans pour autant risquer un diagnostic.

cadres

La peur du déclassement apparaît souvent comme irrationnelle. Dans son livre paru en 2009, l’économiste et sociologue Eric Maurin affirmait que « la peur du déclassement est l’une des passions les plus obsédantes » qui assiège les Français. On donne souvent l’exemple de la crainte de devenir SDF, ressentie selon les enquêtes par 60% des Français (TNS Sofres), un écart abyssal par rapport aux réalités sociales : 0,16% des Français vivent dans la rue. Les cadres, pourtant concernés par les vagues de restructurations et de licenciements depuis les années 90, apparaissent encore comme protégés des manifestations les plus violentes de la crise. Et pourtant, cette étude de l’Apec amène à franchir le pas, c’est-à-dire à associer la notion de cadres et celle de déclassement.

Les enquêtes disponibles préalablement étaient basées sur des ressentis (enquêtes par sondage), ce qui ne parvient que très imparfaitement à cerner un événement empreint de honte sociale. Dans son ouvrage sur « Le Déclassement », publié en 2009, Camille Peugny soulignait les difficultés de recueillir l’expérience subjective des déclassés. A l’inverse, l’étude de l’Apec dont est tiré ce chiffre repose sur une méthode de mesure adossée aux DADS (Déclarations annuelles des données sociales) recueillies par l’INSEE auprès des entreprises. Est considéré comme déclassé, un cadre qui en année n+1 appartient à un groupe socio-professionnel moins « élevé ». Autrement dit, il s’agit d’une mobilité descendante.

Mesurer l’ampleur du phénomène de déclassement
Du fait de ses sources utilisées (DADS), l’étude porte sur les cadres salariés du secteur privé. Il exclut donc les fonctionnaires et agents des fonctions publiques, dont on peut supposer qu’ils sont mieux protégés du déclassement. Mais il exclut aussi les indépendants ce qui aboutit à l’effet inverse, une sous-estimation. En effet, les DADS ne permettent de suivre que les trajectoires d’emploi salarié vers emploi salarié. En d’autres termes, les cohortes de cadres « sortis » des entreprises autour de la cinquantaine et qui deviennent indépendants – par exemple l’un des 1 012 000 autoentrepreneurs (chiffre à fin 2015 selon l’Acoss) dont la moitié se révèle incapable de facturer le moindre centime tandis que 90% de ceux qui réalisent un CA gagnent moins que le SMIC (‘Les Echos’, 6 juin 2013) – ne sont pas pris en compte.

De la même façon, les trajectoires de type ‘emploi salarié vers chômage définitif’ ou ‘emploi salarié vers chômage de plus d’un an suivi d’un retour en emploi salarié’ ne sont pas pris en compte. Ceci a pour effet une sous-estimation significative. L’Apec rappelle d’ailleurs une étude de l’INSEE qui établissait que la proportion des cadres déclassés est trois fois supérieure parmi ceux qui ont connu une période de chômage (Insee Première, décembre 2006). Dans une étude sur « le déclassement à la sortie du chômage », centrée sur l’analyse de 5.548 cas de reprises d’emploi à la sortie de l’ANPE (prédécesseur de Pôle emploi), qui elle n’était pas spécifique aux cadres, le Centre d’économie de La Sorbonne (Laurence Lizé et Nicolas Prokovas) montrait que « le passage par le chômage représente souvent une rupture lourde de conséquences dans les trajectoires professionnelles » et se traduit, pour 21,4% des personnes par une « mobilité descendante en termes de qualification ».

Pour en revenir à l’étude de l’Apec, elle montre que sur la période d’étude de 4 ans, la proportion de cadres subissant un déclassement a évolué entre 10,6% (2009, année de crise intense) et 8,8% (2012, dernière année connue). Sur la période, la moyenne annuelle de ce taux de déclassement s’établit à 9,8%. Cela signifie que chaque année, 10% des cadres subissent un déclassement (au point de perdre leur statut de cadre).

Distinguer les itinéraires professionnels

Comment se structurent les itinéraires professionnels dans lesquels s’inscrit le déclassement ? Cinq caractéristiques me semblent importantes.

1) Le déclassement des cadres fleure bon la discrimination : il concerne davantage les femmes (10% d’entre elles ont vécu un déclassement en 2012 contre 8% des hommes) et les jeunes à l’orée de leur carrière. La différence F/H est la plus importante dans deux classes d’âge :
• les 25 à 29 ans, qui représentent 17% des cadres déclassés chez les femmes contre 12% pour leurs homologues masculins ;
• les 30 à 34 ans, pour lesquels les proportions sont respectivement de 18% et 15%.
Bien que l’Apec ne commente pas ces écarts, il semble bien que le temps de la maternité soit propice au déclassement.

Que devient-on lorsque l’on perd son statut de cadre ? Plus de la moitié des cadres déclassés (52%), font désormais partie des professions intermédiaires alors que 30% sont devenus employés et 18% ouvriers. Là encore, les différences sont importantes selon le genre : les hommes cadres déclassés deviennent plus souvent ouvriers (25% d’entre eux) qu’employés (21%) alors qu’à l’inverse, les femmes cadres déclassées deviennent employées pour 44% d’entre elles et ouvrières seulement pour 8%.


2) Le déclassement des cadres n’est que rarement associé à une mobilité géographique
: seuls 5% des cadres déclassés changent de région de résidence et 3% changent de département de résidence au sein d’une même région. Il est aussi rarement associé à une mobilité professionnelle. On aurait pu espérer que beaucoup des cadres déclassés sont ceux qui décident de changer complètement de métier et acceptent pour ce faire de « recommencer au bas de l’échelle » provisoirement. Mais ce n’est pas le cas : la très grande majorité des cadres déclassés (87%) restent dans le même secteur d’activité.

3) Dans la très grande majorité des cas, le déclassement intervient lors d’un changement d’entreprise. Il peut s’agir aussi (5% des cas) d’un changement d’établissement au sein de la même entreprise.

4) Le déclassement des cadres reflète aussi la transition de notre système productif vers le monde des services et des petites entreprises, qui subissent et font subir la précarité. Les taux de déclassement sont très variables d’un secteur à l’autre, globalement plus contenus dans l’industrie (7,6%) que dans les services (8,8%). Au sein des services, la dispersion fait apparaître des écarts du simple (6% dans le secteur de l’information et communication) au double (14% dans l’hébergement et restauration). Les cadres déclassés se trouvent principalement dans les TPE et PME : 28% d’entre eux sont dans les entreprises de moins de 20 salariés et 12% dans les 20 à 49 salariés. Les entreprises de plus grande taille sont peu employeuses de cadres déclassés… sauf les plus grandes d’entre elles, les entreprises de plus de 1000 salariés, qui emploient 29% d’entre eux. Le déclassement des cadres est donc un phénomène polarisé sur les extrêmes en termes de taille d’entreprise.

5) Le CDI ne protège absolument pas du déclassement. Avant leur déclassement, 75% des cadres affectés étaient en CDI – et 75% le sont après le déclassement. De même, dans 85% des cas, les cadres ayant subi un déclassement occupaient un poste à temps complet.


Poser la question du déclassement volontaire

L’ampleur de ce phénomène de déclassement étonne et pose immédiatement la question de l’initiative. On peut supposer que le déclassement est souvent subi, par exemple à la suite d’une restructuration, réorganisation ou fusion, ou bien encore à la suite d’un accident du travail ou d’un accident de santé. Il faut aussi mentionner les stratégies de transformation d’entreprises visant spécifiquement un « downsizing » des fonctions d’encadrement, parfois sous couvert de « lean management », d’«entreprise libérée », d’inversion de la pyramide ou encore d’holacracie. Ces stratégies sont d’ailleurs d’autant plus vouées à l’échec qu’elles reposent sur la croyance fausse selon laquelle le management intermédiaire coûterait plus cher qu’il ne « rapporte » (voir : « Return on Management : ce que votre DAF doit savoir sur la performance »).

Je suppose que la vaste majorité des déclassements sont subis. L’une des raisons est que l’impact du déclassement sur la rémunération est significatif. Les cadres ayant subi un déclassement voient leur salaire annuel brut (46.900 euros pour un ETP) amputé de 10% en moyenne. Peu de ménages peuvent se permettre un choix volontaire portant un impact aussi significatif. Mais rien dans l’enquête de l’Apec ne permet de discriminer les déclassements subis des déclassements volontaires.

On peut effectivement entrevoir la possibilité d’un déclassement à l’initiative du salarié, pour obtenir une meilleure qualité de vie par exemple. Après tout, on parle de plus en plus de la difficulté pour les entreprises de trouver des managers qui acceptent de prendre des responsabilités, de la « fatigue des élites » (François Dupuy, 2005) et de la lassitude des cadres. L’Apec elle-même avait rendu compte de ce phénomène dans une enquête réalisée en 2009, qui montrait qu’environ la moitié des salariés du secteur privé ne souhaite pas passer cadre. Un an plus tard, dans une enquête publiée en novembre 2010, elle montrait que « seuls 53 % des cadres considèrent que la stratégie de leur entreprise va dans la bonne direction ». Pourquoi ne pas imaginer que certains cadres n’en viennent à rendre leur tablier ?

Il me semble cependant que le déclassement pose un problème de société dans les deux cas.

• Dans le premier, il exprime la difficulté de notre système de reclassement et de retour à l’emploi dans sa capacité à accompagner la recherche fructueuse d’un nouvel emploi évitant la régression sociale.
• Dans le second, il confirme la crise du management et l’incapacité de bon nombre d’entreprises à sceller un contrat social attractif avec leurs managers.


Conclusion

Cette étude de l’Apec constitue une alarme : elle pose un constat chiffré sur un phénomène peu connu. C’est un premier mérite et je m’inquiète de constater qu’il n’est pas entendu : à ma connaissance, personne, pas même les syndicats de cadre, qui siègent à son Conseil d’administration, ne s’est emparé de ce constat pour en analyser les conséquences. Mais surtout, l’Apec ne s’est pas donné les moyens de transformer ce constat en diagnostic, c’est-à-dire en une analyse qui construirait des hypothèses sur les liens de cause à effet, qui creuserait les questions clés, notamment celle de la contrainte ou du volontariat. Chiche ?

Pour aller plus loin :
– « Le déclassement professionnel des cadres », Etude Apec No 2016-10, mars 2016
– Louis Chauvel, La spirale du déclassement ; Essai sur la société des illusions, Seuil, 2016
– Denis Monneuse, Le silence des cadres. Enquête sur un malaise, éditions Vuibert, mars 2014
– Eric Maurin, La peur du déclassement : une sociologie des récessions, Seuil, collection La République des idées, 2009
– Camille Peugny, Le Déclassement, Grasset, coll. « Mondes vécus », 2009
– François Dupuy, La fatigue des élites – Le capitalisme et ses cadres, Le Seuil, 2005

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.