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Les 35 heures auront bientôt 20 ans, et la droite ne s’y est toujours pas résolue. Leur abrogation figure au premier rang des programmes des candidats à la primaire de novembre prochain, quand ce n’est pas la suppression de toute durée légale du travail.
Plutôt qu’entamer une énième controverse sur leurs bienfaits et méfaits comparés, au risque de lasser des lecteurs saturés, posons autrement la question : d’où donc la « RTT » tire-t-elle assez de puissance politique et symbolique pour rester la pierre de touche du clivage droite-gauche en matière de travail et d’emploi ?

 

35h

 

La réponse ne se trouve qu’en partie du côté de l’économie. Plus qu’aucun autre, l’enjeu du temps de travail cristallise l’affrontement entre deux conceptions antagonistes de ce que doit être un système économique à la fois productif et juste. Partisans sans réserve de l’économie de marché, les libéraux adoptent résolument le point de vue de l’offre, c’est-à-dire de la libre entreprise. Laquelle doit régner en maître et ne subir pour limites – de principe – que celles qu’impose un intérêt supérieur (santé et sécurité publique, respect de la personne, développement durable…) Les 35 heures ont fait tout le contraire : en imposant à la mobilisation de la main-d’œuvre un plafond bien inférieur au maximum fixé par les textes internationaux (48 heures par semaine), qui plus est sans diminution de salaire, elles ont alourdi le coût horaire du travail, dégradé la compétitivité des entreprises et contraint le volume des heures travaillées, donc les capacités de production. Tandis que nos voisins et principaux concurrents, pour la plupart affranchis du carcan d’une durée légale, faisaient tout l’inverse. Bref, une politique de gribouille, sans autre but que de satisfaire de la base militante d’un Parti socialiste en état d’arriération économique.

Mais la faute est aussi politique. Bafouer la liberté d’entreprendre, c’est porter atteinte aux prérogatives patronales, au risque de tuer la poule aux œufs d’or, mais aussi à la démocratie sociale tout entière. En resserrant le carcan de la durée légale, les lois Aubry ont imposé leur diktat aux acteurs sociaux, enjoints de négocier la mise en place d’une RTT qu’ils n’avaient pas souhaitée. Derrière les 35 heures, la droite aperçoit le visage hideux du dirigisme ; or depuis la chute du Mur toute intervention directe de l’Etat dans l’économie encourt le soupçon de conduire droit à l’économie planifiée, pour ne pas dire au Goulag.

Tout cela se discute, on le sait. Pour mémoire : les lois Aubry n’ont pas décrété les 35 heures payées 39 sans autre forme de procès. Soucieuses des contraintes du marché, elles ont accompagné la RTT d’une série de précautions : allégements substantiels de cotisations patronales, modération salariale, nouvelles flexibilités du temps de travail (modulation, annualisation, forfait-jours…). Et la seconde loi a notablement assoupli en 2000 les conditions posées par la première en 1998 (décompte des temps de pause, allégements pérennes, régime transitoire pour les TPE…) au point que la gauche de la gauche a pu voir dans ces compromis une nouvelle trahison de la gauche de gouvernement. Quant au bilan macro-économique de l’opération, on sait qu’en dépit de dénonciations rituelles aucune analyse n’a démontré à ce jour la responsabilité de la RTT dans les déboires de la croissance et du commerce extérieur français au cours des années 2000. Ni les coûts horaires de main-d’œuvre, ni le volume des heures travaillées, ni les capacités de production n’en ont été significativement affectées, ce qui n’a rien d’étonnant sachant que le passage aux 35 heures avait été conçu dans ce but. Qu’elle ait en revanche accentué l’intensification du travail et pesé sur les salaires ouvriers avec la baisse des heures supplémentaires est peu contestable, mais ce ne sont bizarrement que reproches mineurs pour ses adversaires les plus farouches.

Non, décidément, pour que la RTT fasse à ce point figure d’épouvantail, c’est que la droite y voit autre chose qu’une énorme erreur économique. De quelle faute inexpiable est-elle donc coupable ? Un premier indice en est donné par cet autre reproche, à la frontière de l’économique et du social : « le travail ne se partage pas ». Loin d’être un gâteau à découper de sorte que tout le monde soit servi, le travail serait cette ressource primordiale qui, parce qu’elle procure richesse et dignité, ne doit pas être divisée, mais multipliée. « Travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds qui manque le moins ». Et pourtant. Il suffit d’observer d’un peu près la dynamique du marché du travail pour se rendre compte que le travail se partage bel et bien, et ne cesse de le faire. A travers le chômage, mais aussi le temps partiel, particulièrement quand il est pratiqué faute de mieux, la multiplication des CDD (de plus en plus courts) et des missions d’intérim, les petits boulots de toute sorte et sous tout statut. Ce n’est pas ce partage-là qui dérange la droite, au contraire : elle est la première (même si une partie de la gauche l’a désormais rejointe) à l’appeler de ses vœux au nom de « l’activation » des chômeurs et des bienfaits du temps partiel et de l’emploi flexible. Qu’est-ce donc qui distingue le bon partage du mauvais ? Tout simplement le fait que le premier résulte du jeu aveugle des forces du marché, le second d’une volonté générale, qu’elle s’exprime par la loi ou par la négociation collective.

L’enjeu se précise : plus que la rationalité économique, c’est la croyance en l’irremplaçable vertu du marché qu’heurte de plein fouet la réduction du temps de travail lorsqu’elle procède d’une décision publique. Une croyance à ne pas prendre à la légère, dès lors qu’on entend par « marché », par-delà la rencontre triviale d’intérêts antagonistes, le moment renouvelé d’une épreuve où chacun est appelé à jouer son destin social. Voilà pourquoi la dénonciation de la RTT va si souvent de pair avec l’exaltation de la « valeur travail » : c’est en travaillant que l’on gagne son pain, mais avec lui sa dignité, c’est-à-dire sa part de considération et d’appartenance. « Tu travailleras à la sueur de ton front » : tel est le châtiment réservé par la Bible au péché originel. Les pères fondateurs de l’économie politique libérale n’ont pas manqué de s’en inspirer pour concevoir un modèle de marché du travail où le loisir, bien ultime, s’échange contre les biens matériels au prix de la peine que procure fatalement le travail. Etrange objet que ce travail, à la fois peine et salut, souffrance et rachat, malédiction et promesse ; et par là source inépuisable de malentendus ! Lorsque les ténors de la droite dénoncent les 35 heures, ils ont beau jeu de le faire au nom de la liberté du travail, qu’elles auraient inconsidérément bafouée. On peut bien s’en amuser à gauche, force est de constater que l’argument a porté, bien au-delà des cercles patronaux, des travailleurs indépendants et des théoriciens de la libre entreprise. Et particulièrement auprès des couches sociales pour qui le temps libéré n’a pas fait oublier la dégradation leur pouvoir d’achat, de leurs conditions de travail et de leurs perspectives de carrière, fût-elle bien antérieure à la RTT.

Travail libre contre temps libéré ? A l’évidence, quelque chose cloche dans l’alternative. Au même titre que la liberté d’entreprendre, la liberté du travail est certes une conquête, qui a permis d’affranchir le travail humain des liens personnels de soumission et d’allégeance dont il est resté longtemps prisonnier. Pour autant on sait bien que le capitalisme leur a substitué avec le salariat un lien de subordination d’un autre ordre auquel il a donné la forme d’un échange libre de contreparties, (force de) travail contre salaire. Et que s’est progressivement et difficilement construit dans ce cadre un statut d’emploi destiné à protéger les travailleurs salariés des risques de la subordination et du marché, au moyen du droit du travail et de la protection sociale. Ce travail-là n’est pas désincarné : il est salarié, c’est-à-dire régulé, protégé, mais aussi rationné, en ce qu’il n’a lieu d’être que dans la mesure où l’entreprise qui le met en œuvre dispose de débouchés. Et donc possiblement partagé lorsqu’il ne suffit pas à offrir à chacun un emploi. Difficile de dire de ce travail dans quelle mesure il est libre et dans quelle mesure il ne l’est pas. Tout au plus peut-on dire qu’il ne peut s’exercer sans être collectivement organisé, régulé et réparti, depuis le niveau élémentaire de l’atelier ou du bureau jusqu’à celui des institutions de l’Etat social.

Force est de constater qu’aujourd’hui la droite confond – délibérément sans doute – liberté du travail et liberté d’entreprise. Lorsqu’elle invoque la première, c’est en fait la seconde qu’elle défend ; à preuve les propositions, au demeurant fort ressemblantes, des candidats à la primaire de la droite et du centre en matière de travail et d’emploi, qui toutes tendent à relâcher les règles encadrant l’embauche, le licenciement, le temps de travail, la représentation du personnel et la négociation d’entreprise. A ce compte, ce n’est pas le travail qu’il s’agit de libérer, ni l’emploi, mais l’employeur, ses prérogatives et ses marges de manœuvre. Pour le dire autrement : en dépit des apparences, lorsqu’elle parle du travail la droite ne s’adresse pas aux salariés, qui forment encore le gros des travailleurs, mais aux entrepreneurs (qui travaillent aussi, qui pourrait dire le contraire ?) ; avec deux clientèles distinctes en ligne de mire : les employeurs, particulièrement ceux des PME et TPE, restés les plus proches de la figure du patron-travailleur ; et les travailleurs indépendants, souvent soucieux d’être libérés des contraintes de salariat, pour eux … comme pour leurs futurs salariés.

Ainsi les 35 heures gardent-elles au moins cette vertu : être le révélateur des enjeux idéologiques et symboliques qui entretiennent les passions au sujet du travail. Pour montrer entre autres que les frontières bougent : bien peu sont aujourd’hui à gauche ceux qui défendent les 35 heures (ont-ils jamais été majoritaires ?), encore moins ceux qui appellent à passer à 32 ou 30 heures. Tandis que grossissent les rangs des partisans de la dérégulation du travail salarié : à plusieurs égards, les propositions des candidats de droite s’inscrivent dans le prolongement de la loi El Khomri, ou encore du rapport Badinter-Lyon-Caen sur la réécriture du Code du travail. Implicitement, c’est aujourd’hui la figure du travailleur libéré, muni de droits individuels (collectivement garantis s’entend, si l’on veut rester de gauche) et maître de son parcours, qui l’emporte sur le principe de solidarité sur lequel s’est fondée au siècle dernier la construction de l’Etat social. Ce travailleur-là n’a que faire d’une durée légale, ou collective, du travail. Offre-t-il pour autant un modèle viable pour l’exercice du travail au XXIe siècle ? Car le temps, sa maîtrise et son partage demeurent un enjeu majeur du débat social, aussi bien sous l’angle de l’intensification du travail, que des risques psychosociaux ou de la conciliation travail/hors travail.

Espérons, sans trop d’illusions, qu’il se trouvera à gauche des candidats pour donner à la liberté du travail un sens plus conforme aux idéaux de justice et de solidarité. Ce serait un beau programme.

 

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.