par Michael Storper, Danielle Kaisergruber
Vus d’ici, les USA offrent une réalité duale, ils rencontrent à la fois un bas taux de chômage et un faible niveau d’emploi, hésitent entre Trump et Clinton, s’ouvrent et se referment, se développent et stagnent. Mais entre vagues d’innovations et découragement en hausse, les USA sont-ils si différents de nous ? Michael Storper, Professeur en sciences politiques à la London School of Economics and Political Sciences (LES) ainsi qu’à l’Univerté de Los Angeles(UCLA) et à Sciences Po Paris, répond aux questions de Danielle Kaisergruber pour Metis.
Vu d’Europe, on peut avoir le sentiment qu’il y a aujourd’hui deux Amériques (et pas seulement au plan politique) : l’une jeune, urbaine, multiculturelle, ouverte et l’autre plus « vieillissante », blanche, plus rurale ou du moins plus « rurbaine ». Vos travaux sur les dynamiques territoriales et urbaines montrent-ils cette ligne de fracture. Ou bien y en a-t-il d’autres qui vous semblent plus importantes ou tout aussi significatives ?
C’est exact, mais je dirais que la même ligne de fracture existe en France et en Grande-Bretagne, comme le montre l’extraordinaire ressemblance entre les cartes des intentions de vote Trump-Clinton pour les USA, les résultats du référendum Brexit Leave – Brexit Remain pour le Royaume-Uni et la géographie des votes pour le Front National en France.
Quelles sont les dynamiques et les forces à l’œuvre dans les grandes métropoles de la Côte Ouest que vous avez étudiées dans votre ouvrage The Rise and fall of Urban economies (2015) et que vous continuez d’étudier en ce moment ? Quel est l’impact de la globalisation sur ces villes ?
Les grandes métropoles californiennes sont le produit de plusieurs vagues d’innovation « radicale » depuis le début du XXème siècle. A plusieurs reprises, Los Angeles (LA) et San Francisco (SF) ont su capter les industries d’avenir – le cinéma avec Hollywood, suivi de l’industrie aéronautique pour LA, la révolution informatique pour SF. Leurs économies contiennent des clusters qui se situent au cœur des chaînes productives planétaires. La question qui se pose est comment et pourquoi la Californie a pu bâtir des grandes métropoles très riches en très peu de temps et à une grande distance géographique des grands marchés de l’époque ; et la réponse est toujours : innovation, au double sens d’innovation technologique, mais surtout organisationnelle.
Comme dans tous les pays, il doit y avoir aux États Unis des territoires en développement et d’autres en voie d’appauvrissement ? Quels sont les déterminants de ces tendances : les pôles technologiques et les capacités d’innovation, le retour de l’énergie à bas coûts de production avec l’exploitation des gaz de schiste, l’apport des populations migrantes au marché du travail ? Ou bien d’autres facteurs ?
Les deux forces principales qui agissent sont les suivantes. Pour les grandes métropoles, la raison principale de leur enrichissement relatif est que les activités économiques les plus qualifiées dépendent de ce qu’on appelle les économies d’agglomération. Il s’agit de branches de l’économie qui créent ou qui gèrent l’innovation ou le changement. Elles s’organisent en réseaux, dépendent des accès à de vastes marchés du travail de haut niveau de qualification et spécialisés, ainsi que de l’accès à des sources diverses d’information. Pour les autres territoires, pour le dire le plus simplement possible, autrefois ils bénéficiaient des activités (par exemple manufacturières) qui se sont délocalisées en leur faveur, en provenance des grandes métropoles, mais aujourd’hui, ces mêmes activités se dirigent vers les pays émergents, et n’ont plus besoin des territoires périphériques des pays avancés.
Les États Unis sont un pays fédéral : Comment peut-on décrire et analyser les relations économiques entre les États qui ont chacun leur propre logique de développement, leur fiscalité, et leur Banque d’État, et le niveau fédéral de régulation économique, de supervision et parfois de politique volontariste, comme on a pu le voir au début du premier mandat de l’administration Obama pour cause de crise ?
Le système fédéral américain est bien complexe, sans doute autant que le « millefeuille français ». En fait, il n’y a pas de banque d’État dans les États, mais une seule banque fédérale, la Fed. Par ailleurs, la Constitution américaine est très claire sur les relations entre États : aucun État ne peut entraver le libre commerce inter-Etats (le commerce est une clause de la Constitution). Pourtant, les États ont certaines compétences en matière de fiscalité et de régulation, pourvu que cela n’entrave pas la liberté de commerce. Je dirai que, au bout du compte, les systèmes français et américains ne sont pas si différents que ça. Chacun permet qu’un certain nombre de différences entre régions existent, pour des raisons de démocratie ainsi que pour des raisons pragmatiques. La supervision de l’État français sur ces régions (les préfets) est plus directe que la manière dont l’État fédéral à Washington encadre les États de l’union américaine, mais il y a la même gamme de fonctions régaliennes dans les deux cas. Là où les différences se font sentir c’est dans l’organisation de l’éducation (décentralisée aux USA), de la police (également décentralisée aux USA), et sur la possibilité qu’ont les États de doublonner dans certains domaines les politiques conduites par l’État fédéral. Cela donne parfois une ambiance de compétition entre eux, qui peut être très créative dans le « policymaking », mais quelquefois aussi source de concurrence de type « dumping ».
Mais de toute manière l’État fédéral tout comme les différents États ont des politiques qui peuvent être tout à fait volontaristes, comme en France, avec la différence que – fondamentalement – l’Amérique a une vision de départ plus libérale que la France. Mais une fois décidée, une politique aux États Unis est mise en œuvre par une machine administrative et un système judiciaire impitoyable. Il n’y a pas la culture « d’exceptionnalisme » à la française.
On peut observer que le taux de chômage aux USA est bas, mais on peut également lire dans différents travaux que le taux d’emploi l’est aussi ? Comment cela s’explique-t-il ? Chômeurs découragés ? Développement du travail indépendant ? D’une « zone grise » de l’emploi de type « Mechanical turkers »… ? Vous avez pu analyser les réalités du marché du travail dans les grandes métropoles : quels sont vos résultats ?
Depuis la crise de 2007, le taux de découragés s’est élevé. Pour l’instant, on attend pour voir si la baisse de ce taux sera temporaire ou permanente. Il y a bien sûr le fait démographique (vieillissement des baby-boomers). Cependant, le Code du travail américain est beaucoup plus favorable à la création d’emploi qu’en France. Je parierais que le taux d’emploi américain va remonter lentement, tout en laissant certains groupes de population à l’écart de la reprise. En France, je suis plus pessimiste, pour les raisons structurelles (Code du travail, …) et de politiques macroéconomiques plus restrictives.
Pour les deux pays, la prochaine révolution technologique n’en est qu’à ses débuts, et ses effets sur l’emploi qualifié ne commencent qu’à peine à se dessiner. Les effets se feront sentir à la fois sur certaines régions et sur certaines catégories professionnelles. Il y aura des effets sur les inégalités, en termes de taux d’emploi et de revenus. Il est urgent que nous commencions à comprendre cette révolution et surtout que nous adaptions nos politiques en matière d’éducation, de portabilité des droits, de gestion des carrières et d’attitudes à l’endroit de cette révolution.
Pour en savoir plus :
– Michael Storper est Professeur à Sciences Po (Master Affaires Publiques), à la London School of Economics and Political Science (LES) ainsi qu’à l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles). Ses travaux de géographie économique portent sur les dynamiques territoriales et urbaines dans la globalisation.
– Michael Storper, The Rise and fall of urban economies, Stanford University Press, 2015
– Michael Storper, Key To the cities: How economics, institutions, social interaction, and politics shape development, Princeton University Press, 2015
– Michael Storper, « Contexte, localisation et commerce international : vers une autre grande transformation », Thomas Paris et Pierre Veltz (eds), L’économie de la connaissance et ses territoires, Hermann, 2010
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