par Sandra Enlart
À l’heure où la digitalisation s’impose à l’entreprise de l’extérieur, une course de vitesse semble s’être bel et bien lancée. Il faut être à jour. Entreprises, DRH, managers et employés sont bien souvent débordés et la transition peut parfois se faire de façon assez douloureuse, car il ne s’agit pas d’un simple changement d’outils. Mais une « digitalisation heureuse » est en fait possible, c’est Sandra Enlhart – directrice générale d’Entreprise et Personnels – qui nous en dit plus.
crédit image : owenbrown.com
La digitalisation, un projet de changement et non un changement d’outils
La digitalisation est un projet de changement qui dépasse la notion des outils en cela qu’il interroge l’évolution de la relation au travail et ses impacts sur les individus, les collectifs, les managers, les fonctions support, la gouvernance et les OS, ainsi que l’organisation du travail, c’est-à-dire la manière de travailler ensemble. La digitalisation ne ressort pas simplement de la psychosociologie, mais aussi de l’organisation. Il s’agit d’interroger l’activité en tant que telle et non d’y plaquer un discours hors sol sur les outils. Mais plus que tout, il s’agit d’accepter que la digitalisation comme toute transformation requière un certain nombre de conditions de réussite : l’obligation de se donner du temps en fait partie. Ainsi, pour un périmètre de 80 à 500 personnes, on estime à peu près à deux ans le temps qu’il faut pour embarquer toute l’entreprise, y compris le PDG, donner le sens, être au plus près du terrain, etc. Nous sommes bien loin d’un simple changement d’outils !
Un projet qui comporte de multiples spécificités
La digitalisation a aussi des spécificités qui en font un événement disruptif dans les entreprises et qu’il convient d’avoir en tête pour les exploiter plutôt que les subir :
Une intrication de dimensions
Une intrication de dimensions psychosociale, organisationnelle et d’« outils » exceptionnelle qui crée une impression de changement radical même si ce n’est pas toujours le cas.
Une transformation portée par des individus
Une transformation portée par des individus – les salariés – qui sont eux-mêmes membres connectés de la société. Se pose ici la question de la distance entre la société et l’entreprise. En tant qu’individu, on veut trouver dans l’entreprise les outils qu’on a à la maison – à l’inverse de ce qui a toujours existé – au même rythme, alors que la vitesse à laquelle on s’habitue à des outils ou des usages en tant qu’individu ne peut être celle des organisations qui sont plus lourdes et lentes à bouger. Par ailleurs, en tant qu’individu, les problématiques propres à l’entreprise comme la sécurité ne sont pas forcément comprises. Aujourd’hui, une banque ne peut plus priver ses salariés d’accès à Internet pour des raisons de sécurité comme elle pouvait le faire il y a quelques années. Et ceux qui rappellent ces règles sont considérés comme ringards… et pourtant…
Le management n’est plus libre
La nouveauté est imposée de l’extérieur. C’est une première, la digitalisation ne vient pas de l’entreprise, elle est imposée par les transformations de la société, on l’a vu. L’attente des salariés vis-à-vis de l’entreprise crée un sentiment d’urgence d’autant plus sensible que le management ne maîtrise plus les rythmes de ces changements.
Une course poursuite entre entreprises
Toutes les organisations sont touchées en même temps, toutes se lancent dans une course poursuite, imaginant que seules les plus réactives seront promises à tous les succès. Ainsi, tout se passe comme si les organisations ne maîtrisaient ni l’objet ni le tempo des changements face à une société qui attend qu’elles bougent. Cela crée des tensions à tous les niveaux de l’entreprise et particulièrement dans les fonctions RH qui ont pourtant un rôle clé à jouer.
Comment s’y prendre ?
Expérimenter
Réussir un projet de digitalisation est très exigeant, car nous nous situons à de multiples niveaux. Ainsi, il convient de regarder comment desserrer les contraintes caractéristiques des relations au travail en termes d’horaires, d’espaces, de rétributions, de fonctionnement des collaborateurs, et de pratiques managériales. Il convient donc d’expérimenter, desserrer, permettre, autoriser, essayer, autant de démarches qui permettent de passer d’une relation classique à une relation digitale. La gouvernance, qui donne l’autorisation et l’autonomie (avec les budgets), joue un rôle majeur dans l’expérimentation.
Le management de proximité, acteur et objet du changement
Un travail spécifique est mené avec les managers de proximité, garants de la qualité de l’expérimentation au niveau micro. C’est eux qui vont desserrer les contraintes, c’est-à-dire autoriser leurs équipes de salariés à agir autrement et prendre des initiatives. C’est eux également dont le rôle va être remis en question en premier. Par conséquent, l’expérimentation doit inclure une réflexion sur le futur rôle des managers de proximité et un accompagnement ad hoc. « Que se passe-t-il si je ne m’occupe plus du planning ? Et si je pars tous les jours à 16 heures ? »
Le collectif de gouvernance
Des collectifs de gouvernance sont créés spécifiquement dans l’objectif de permettre aux salariés qui en font partie d’observer et de piloter les changements induits, pour une adaptation permanente.
Mettre en scène
Pour fonctionner, une expérimentation doit être racontée, valorisée, partagée. Il faut mettre en scène, donner à voir, expliquer, pour cela faire par exemple appel à des designers.
Une condition de réussite : développer l’apprentissage, dédramatiser, simplifier pour embarquer tout le monde
Au sein même du lieu de l’expérimentation, des gens en proximité et avec le maximum de fluidité montrent ce que l’expérimentation va changer au niveau du travail de chacun. Leur rôle est de décomplexer, dédramatiser, accompagner, simplifier. Faire avec. On les appelle « étableurs » (appellation créée par DSides), parce que porteurs d’établis numériques. Ils sont issus de chaque service et volontaires pour montrer à leurs collègues comment manipuler les outils de la transformation numérique. Ces coaches sont des acteurs clés pour développer l’apprentissage digital de leurs collègues, au quotidien.
En conclusion
Pour qu’il y ait digitalisation heureuse, il convient de prendre le sujet dans sa globalité et de s’occuper de bien d’autres choses que des outils. Le cœur du sujet tourne en effet autour d’autres façons de travailler, plus en collaboration, plus en transversalité, avec des managers qui voient leur rôle évoluer et l’ensemble des travailleurs qui voient leur travail – et leurs relations au travail – changer.
Pour en savoir plus :
Sandra Enlart, DG du groupe Entreprise et Personnel, co-directrice générale de DSMutation, directrice de recherche à l’Université Paris Ouest en sciences de l’éducation (laboratoire CREF). Sur cette question de la digitalisation des entreprises et des pratiques RH, Sandra Enlart compte trois ans d’expérience de missions confiées par de grandes entreprises, dix ans de veille et de réflexion au sein du laboratoire DSides. Elle a publié avec Olivier Charbonnier À quoi ressemblera le travail demain ? (Ed. Dunod, 2013) et Quelles compétences pour demain ? Les capacités à développer dans un monde digital (Ed. Dunod, 2014).
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