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La crise du monde du travail et son rapport à la crise identitaire actuelle sont de plus en plus évoqués dans le débat public. Une régression de ce monde paraît inévitable : l’affirmation des identités fixes du passé (nationales ou religieuses), en guise de caricature. Et pourtant, il existe une manière contemporaine d’avancer dans ce brouillard. Loin de donner des réponses fixes, regarder de près ce que la posture des développeurs propose à ce sujet nous aide à repenser le travail et l’identité et à passer d’une vision restrictive de l’organisation du premier à une vision qui ouvre des possibilités nouvelles. Pierre Maréchal, dans sa recension de l’ouvrage Les Développeurs parue dans Metis soulignait le paradoxe que, malgré l’hostilité de l’environnement institutionnel vis-à-vis du mode d’action des développeurs, « ils sont là et ils agissent ». Mais qui sont ces développeurs ? 

 

Paris Chrysos, qui participe activement au Réseau Sharers and Workers, est professeur à l’ISC Paris, poursuit ses investigations sur ce monde qu’il connaît bien.

 

DEVDEV

 

De l’invisibilité au premier plan
Dans l’introduction de l’ouvrage Les développeurs nous remarquons la quasi-absence de cet acteur des rapports officiels sur l’avenir du travail et la transformation numérique (notamment les rapports Mettling, du CNNUM, et le rapport Terrasse), malgré sa présence dans les annonces de travail. En se focalisant sur la description de la nature de leur « attitude » vis-à-vis du développement technologique, sur le décryptage de leur mode d’action originale, l’ouvrage n’a pas cédé, pour autant, à la tentation d’une étude de nature quantitative.

Le journal Le Monde, qui s’est intéressé d’ailleurs à cet ouvrage dès le départ, lui, l’a fait. Et les chiffres sont assez parlants. Dans une étude réalisée pour Le Monde Campus sur la plate-forme LinkedIn, on trouve que, parmi les douze millions d’utilisateurs français, et les six millions d’offres d’emploi que l’on y trouve, les développeurs logiciels et les développeurs Web occupent respectivement la première et la deuxième place dans le Top 20 des profils les plus recherchés. D’autres articles dans la presse électronique se sont intéressés à leur salaire, selon la technologie qu’ils maîtrisent et leur expérience. L’enquête menée par le site web Stack Overflow, réalisée par et pour des développeurs (plus de 50 000 répondants en 2016) , met clairement en évidence l’affirmation de cette identité. Naturellement, ils/elles (surtout ils) se définissent davantage comme développeurs (71,6%) que comme programmeurs (60,3%) ou – encore moins – comme ingénieurs (41,8%). Par ailleurs, une vaste majorité des développeurs est autodidacte (61,9%). Mais, que nous apprennent-ils sur le travail et les transformations en cours ?


Le travail : un potentiel plutôt qu’une contrainte

Tout au long du XXe siècle, le travail fut marqué par le Management Scientifique, introduit par F. W. Taylor. Le « taylorisme » a obtenu une assez mauvaise réputation qui a néanmoins caché la contribution de l’œuvre de son créateur au monde du travail. Ce qui en a été surtout retenu est que la responsabilité de la gestion du travail est passée de façon décisive aux mains des managers. Mais l’on oublie souvent que l’organisation scientifique du travail a permis l’expansion du monde du travail. Elle a posé des repères quant à la négociation des conventions collectives, elle a ouvert un champ d’action pour les syndicats, elle a facilité la rédaction du droit du travail.

Secoué aujourd’hui par les effets de la mise en compétition mondiale, le monde du travail porte malheureusement encore la logique de l’organisation scientifique ancienne, notamment en ce qui concerne la « dépossession » du salariat de ses responsabilités. Par exemple, il est rare que les revendications ou les luttes salariales portent sur le contenu, l’organisation ou la direction du travail collectif. Elles portent d’avantage sur la rémunération et les avantages que les salariés reçoivent en contrepartie. Le travail est ressenti comme une contrainte, un empêchement, un ensemble de règles à suivre et d’actions à mener, aliénant l’individu et, à ce titre, il devrait être rémunéré. Néanmoins, dans la mesure où les résultats de l’organisation du travail (à savoir la performance des entreprises) ne sont pas suffisamment bons pour survivre dans la compétition mondialisée, c’est ce monde qui, malgré des contraintes déjà respectées, subit les effets de la crise. Bien qu’aliénantes, les identités professionnelles sont de moins en moins affirmées par ceux qui les portent actuellement, face à l’incertitude de l’ « ubérisation », du déni de leur expertise par la consommation. Ainsi, l’angoisse s’étend dans le monde du travail.

Une transformation en cours
Les développeurs montrent une vision nouvelle et différente du rapport au travail, s’exprimant sur deux niveaux : 1) Le rapport avec la division du travail déjà en place et 2) le rapport avec ce que l’on pourrait appeler les « milieux intimes en émergence ».

Concernant le premier niveau, les développeurs sont à plusieurs égards eux-mêmes acteurs de la transformation des entreprises et des institutions. Plutôt que d’organiser le travail comme l’effet d’une série de règles et de contraintes, l’action des développeurs est d’emblée centrée sur les enjeux et les possibilités liés à l’expansion des nouvelles technologies. Il ne s’agit donc plus tant de faire respecter une division du travail déjà établie que d’entreprendre des cycles récurrents de conception de nouvelles divisions de travail qui mettent en valeur les nouvelles capacités technologiques.

Même l’aspect le plus discuté de la rationalisation moderne du travail, l’automatisation, prend une forme tout à fait différente dans le contexte contemporain. Par exemple, la rationalisation de l’industrie automobile – imposée à l’époque par Ford – rendait le travail encore plus répétitif. Aujourd’hui en revanche, dans les conditions contemporaines d’automatisation, comme dans l’automatisation des démarches administratives, la vie semble « plus facile ». Les nouvelles automatisations ont pour objectif la rationalisation d’une partie du travail qui était déjà invisible, cachée dans des procédures administratives, peu reconnue. L’automatisation contemporaine libère du temps pour les tâches moins répétitives, plus créatives et valorisant davantage les compétences des salariés, et ouvrant ainsi des nouvelles perspectives pour l’entreprise.

Concernant le deuxième niveau, celui du rapport avec les « milieux intimes en émergence », le rapport au travail connaît une transformation inédite, et d’ampleur. Comme le résume Pierre Maréchal, développer est une posture personnelle, une passion pour l’exploration des potentiels des nouvelles technologies. À ce propos, de nouvelles formes d’organisation, telles que les « BarCamps » ou encore les « Hackathons », permettent aux développeurs de partager leurs préoccupations, soit de façon autonome soit de façon dépendante à une technologie spécifique. Les développeurs sont des acteurs en transformation perpétuelle, changeant de statut entre usager et entrepreneur selon le déroulement de leurs explorations. Loin du fatalisme d’une perte d’identité qui n’arrive plus à suivre le monde, les développeurs proposent une posture d’acteur des transformations actuelles. Ce qui reste inchangé est l’attitude vis-à-vis des dynamiques technologiques et personnelles.

Concevoir, planifier, produire, diffuser, prendre en compte le « feedback », en somme développer, n’est plus limité au cadre du travail standard. Dans la mesure où ce dernier est, en plus, remué par la crise, le fait de développer devient concevable là où il ne l’était pas. Faire partie de cette transformation est donc désormais possible.

Pour en savoir plus :

– Le site de Paris Chrysos
– Le site du Réseau Sharers and Workers
– Chrysos, P., (2015). Les Développeurs, FYP Éditions, Paris
– Miler M. « Les développeurs, rois du marché de l’emploi en France », 19/9/2016, Le Monde Campus
– Hatchuel, A., « Les nouveaux lieux de la vie technologique », 12/1/2016, Le Monde Économie
– Larousserie, D., « Voyage sur la planète des développeurs », 23/11/2015, Le Monde Sciences

 

Parus après la publication de l’ouvrage Les Développeurs :


Rapport Mettling
Rapport Terrasse
Rapport CNNUM

 

 

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Économiste du travail, Associée Economix Research & Consulting, Munich