10 minutes de lecture

par Catherine Sauviat, Jean-Louis Dayan

Déclin industriel, déclassement, précarisation, paupérisation de la classe moyenne : autant de menaces qui ont lourdement pesé sur la campagne présidentielle américaine, et nourri aussi bien la mobilisation en faveur de Bernie Sanders que le succès final de Donald Trump. Pourtant, le chômage n’a cessé de baisser aux États-Unis depuis qu’ils sont sortis de la « grande récession » de 2008-09, au point de repasser en 2016 sous la barre des 5 %, un taux a priori synonyme de plein-emploi. Spécialiste à l’IRES des Etats-Unis, Catherine Sauviat nous éclaire sur cet apparent paradoxe.

 

job

 

200 000 emplois créés chaque mois, taux de chômage divisé par deux en 5 ans : considéré comme l’un des plus flexibles au monde, le marché du travail américain semble aussi l’un des plus performants. Ce n’est pas votre avis, pourquoi ?

 

Je vois au moins deux raisons majeures d’interroger la réalité de ces performances.

 

• La première est la lenteur de la reprise qui a suivi la grande récession. Non seulement l’emploi a chuté très brutalement pendant la crise (- 6 % en deux ans), mais il a mis 6 ans pour retrouver son niveau d’avant crise, ce qui constitue la période d’ajustement de loin la plus longue de l’après-guerre. De fait, cette période n’a cessé de s’allonger à chaque récession depuis les années 1980, ce qui a conduit les économistes à parler de jobless recovery (reprise sans emploi) et à s’interroger sur les vertus supposées de la flexibilité du marché du travail américain. Tout se passe comme si aux Etats-Unis l’emploi était de moins en moins réactif aux variations du PIB durant les cycles économiques, alors que le système d’assurance chômage encourage le licenciement « sec » plutôt que le recours au chômage partiel.

• L’autre raison de prendre les performances américaines avec réserve, c’est que le taux de chômage devient un indicateur de moins en moins représentatif des difficultés d’accès à l’emploi. Il a certes été réduit de moitié en 6 ans, mais le taux d’emploi n’a pas du tout augmenté dans les mêmes proportions ; à 60 %, il reste aujourd’hui trois points en deçà de son niveau d’avant crise. Ce qui signifie qu’une bonne part de la baisse du chômage s’explique en réalité non par les créations d’emploi, mais par le recul de la population active. De fait, le taux d’activité (la proportion d’actifs, occupés ou chômeurs, dans la population en âge de travailler) a connu une baisse parallèle : à 62,5 % – là aussi 3 points de moins qu’avant la crise – il est aujourd’hui à son plus bas niveau historique sur 40 ans.

 

emploiUS

 

Pourquoi ce recul du taux d’activité ?

 

Pour une moitié environ, c’est le résultat du vieillissement de la population, avec le départ à la retraite des générations du baby-boom. Il y a aussi l’effet direct de la crise, avec des retraits d’activité particulièrement marqués ces dernières années du fait de l’ampleur de la « grande récession ». Mais ce qui distingue ici les Etats-Unis c’est le déclin continu et prononcé du taux d’activité des hommes d’âge médian (25-54 ans) : il s’est amorcé dès la fin des années 1960, particulièrement pour les moins diplômés d’entre eux, qui ne sont plus que 83 % à être actifs, contre 94 % des diplômés de l’université ; ce sont aussi ceux dont le salaire non seulement est le plus faible, mais a le plus baissé relativement aux autres. S’ils sont aussi nombreux à s’être progressivement retirés du marché du travail, c’est que leurs possibilités d’accéder à des emplois décents devenaient minimes, voire quasi nulles (dans le cas des ex-détenus par exemple).

 

Si bien qu’au total, le fort recul du chômage observé depuis le pic de 2010 résulte pour les deux tiers non pas des créations d’emploi, mais de la contraction de la population active. Il s’accompagne par ailleurs d’une persistance inaccoutumée du chômage de longue durée. Même si elle reste l’une des plus faibles parmi les pays riches, la durée du chômage s’est beaucoup allongée aux USA : elle a plus que doublé depuis 2000 pour approcher aujourd’hui les 7 mois. Les niveaux historiques qu’elle a atteints pendant la récession ont même conduit les Etats à étendre la durée d’indemnisation jusqu’à 20 voire 24 mois au lieu des 6 mois habituels. Aux alentours de 25 semaines, elle reste elle aussi supérieure à ce qu’elle était avant la crise (15 semaines), tout comme la part des chômeurs de longue durée (au-dessus de 6 mois dans la définition américaine). Ces moyennes cachent en outre des inégalités accrues avec l’installation d’un chômage de très longue durée. Dans un marché du travail particulièrement flexible, c’est un signe supplémentaire des difficultés croissantes que connaissent les travailleurs les moins qualifiés à retrouver un emploi. Le chômage s’est diffusé pendant la crise, mais la reprise a agi comme un amplificateur des inégalités.

 

Faut-il en conclure que le taux de chômage américain ne mesure plus correctement la privation d’emploi ?

 

Je crois en effet qu’il est indispensable de le compléter par d’autres indicateurs pour prendre la mesure des performances du marché du travail aux USA. C’est sans doute vrai ailleurs aussi, mais le nombre de personnes « sans emploi » qui ne sont pas comptabilisées comme « chômeurs » est particulièrement important aux Etats-Unis. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Bureau of Labor Statistics (BLS), qui procède par enquête mensuelle à la mesure officielle du chômage (au sens du Bureau international du Travail), la complète depuis le milieu des années 1990 de plusieurs indicateurs alternatifs pour mieux prendre en compte les difficultés d’accès à l’emploi et les « zones grises » entre activité et inactivité, ce qui revient à estimer le « sous-emploi ».

 

Au nombre de chômeurs au sens strict (appelé U3), il ajoute chaque mois celui des « travailleurs découragés » (U4), qui voudraient un emploi, mais n’en recherchent plus parce qu’ils pensent que le marché du travail ne leur offre pas de chances suffisantes d’en trouver. Plus largement, il dénombre les personnes « marginalement attachées à la population active », qui bien que classées comme inactives, voudraient un emploi, sont disponibles pour travailler et ont recherché activement un emploi au cours des douze mois précédents (U5). Il va jusqu’à inclure les travailleurs à temps partiel subi (ceux qui voudraient travailler plus – U6), autrement dit le « sous-emploi ». Les écarts sont loin d’être négligeables : un point supplémentaire de taux de chômage entre U3 et U5 (5,9 % au lieu de 4,9 en octobre), dont 0,3 pour les « chômeurs découragés » ; et 3,6 points de plus si l’on compte le temps partiel subi. Soit au total près du double du taux de chômage officiel (9,6 % contre 4,9).


Vous évoquez les mauvaises conditions d’emploi offertes aux hommes peu qualifiés. Plus généralement, que peut-on dire des transformations de l’emploi en cours aux USA ?

 

On ne peut pas appliquer aux Etats-Unis la même grille d’analyse qu’en Europe en matière de formes d’emploi. Dans un marché du travail aussi peu réglementé que le leur, la distinction entre emplois flexibles ou précaires et emplois durables n’a en effet guère de sens. L’emploi intérimaire y est parmi les plus faibles des pays industrialisés, et la distinction entre CDI et CDD n’a quasiment pas lieu d’être tant il est facile de licencier. Les catégories statistiques correspondantes sont d’ailleurs absentes. En revanche le temps partiel (moins de 35 heures par semaine) y est bien identifié, et répandu, puisqu’il concerne aujourd’hui 18 % des actifs occupés, après un pic à 20 % au plus fort de la récession. Bien qu’il reste minoritaire (un salarié à temps partiel sur cinq), c’est exclusivement le temps partiel contraint qui a augmenté durant la crise (jusqu’à près de 7 % des actifs en emploi). Parmi les salariés ayant perdu un emploi à temps plein, la part de ceux qui n’ont retrouvé qu’un emploi à temps partiel augmente d’ailleurs depuis 2000, et après avoir connu une forte accélération pendant la récession, elle demeure aujourd’hui plus élevée qu’avant crise (21,7 % en 2014). Avec les conséquences qu’on imagine en termes de perte de salaire, souvent durable et accompagnée d’une perte d’avantages sociaux (assurance santé en particulier).

 

Autre transformation, plus difficile à cerner avec précision, la part des travailleurs en marge du salariat classique – indépendants, intérimaires, travailleurs sur appel, ou en sous-traitance – s’est beaucoup accrue depuis 10 ans. Certains l’évaluent aujourd’hui à près de 16 % de l’emploi total, contre 10 % il y a dix ans, et lui attribuent l’essentiel des créations nettes d’emploi durant cette période. Or le recours étendu à ces formes non standard d’emploi concerne surtout des personnes d’âge médian ou des seniors, dont les emplois sont peu rémunérateurs et souvent dépourvus de couverture sociale. Une étude récente du McKinsey Global Institute estime la catégorie des « travailleurs indépendants » entre 54 et 68 millions de personnes, soit entre 22 et 27 % de la population d’âge actif.

 

La question des salaires a tenu une place importante dans la campagne, en particulier au moment des primaires avec la candidature de Bernie Sanders. Quelle a été l’évolution récente en la matière ?

 

Le niveau des salaires est un facteur d’autant plus important aux Etats-Unis que la nature du contrat de travail n’y est pas un critère déterminant pour mesurer la qualité des emplois occupés. Un salarié sous contrat permanent peut tout aussi bien occuper un emploi précaire, mal payé et sans perspectives de carrière.

 

Il est vrai qu’avec la reprise, les créations d’emploi ont été soutenues dans des secteurs qui offrent des salaires supérieurs à la moyenne, comme les services professionnels, les mines (gaz et pétrole compris) ou la construction. Mais leur poids dans l’emploi total n’est pas suffisant pour tirer la moyenne des salaires vers le haut. Si l’on élargit la perspective, la tendance dominante depuis les années 1980 c’est le poids croissant dans l’emploi des activités de service où les salaires sont faibles, tout comme les durées du travail du fait de la fréquence du temps partiel : loisirs-hébergement, commerce de détail, éducation et santé. Il faut se souvenir là encore que faibles salaires et temps partiel vont de pair avec une couverture sociale d’entreprise restreinte (santé, retraite). La recomposition sectorielle de l’emploi alimente ainsi la progression du nombre de travailleurs pauvres, dont la part dans la population active est passée de 5 à 7 % pendant la récession, et reste à 6 % aujourd’hui.

 

C’est pourquoi la reprise s’est accompagnée d’une stagnation des salaires pour une grande majorité des travailleurs, les gains de productivité n’ayant profité qu’aux salariés du haut de l’échelle. Elle n’a donc pas mis fin à l’accroissement de longue période des inégalités salariales, bien documenté par les travaux de Piketti et Saez. Entre 2000 et 2015, l’augmentation annuelle moyenne des salaires a été de 0,2 % pour le premier décile contre 0,9 % pour le dernier ; elle a même été négative pour les deuxième et troisième déciles. Avec une différence marquée entre hommes et femmes, les premiers bénéficiant le plus de la progression des salaires élevés, tandis que les secondes parvenaient à mieux préserver leur pouvoir d’achat au bas de l’échelle grâce à l’augmentation du salaire minimum dans de nombreux Etats.

 

D’où la montée de la revendication en faveur d’une augmentation du salaire minimum fédéral, gelé depuis 2009 à 7,25 $ de l’heure par le Congrès. Entamé dans la foulée du mouvement « Occupy Wall Street » en 2012, le mouvement « Fight for 15 » (pour 15 $ de l’heure) a pris de l’ampleur et débouché sur une augmentation substantielle du salaire minimum dans de nombreux Etats, et plusieurs grandes villes du pays. Il a même incité quelques-unes des plus grandes entreprises de service comme WalMart ou McDonald, réputées pour leur politique de bas salaire, à proposer de modestes augmentations à leurs salariés en bas de l’échelle.

 

Au vu de ces évolutions, qui ne vont pas dans le sens d’une meilleure qualité des emplois, une question-clé se pose : celle des effets en retour qu’exercent et qu’exerceront les transformations du marché du travail américain sur la productivité et la croissance. C’est cette interrogation qui explique pour une bonne la grande prudence manifestée par la Réserve fédérale en matière de remontée des taux d’intérêt. N’oublions pas que contrairement à la Banque centrale européenne, elle a un double mandat : la lutte contre l’inflation, mais aussi le plein emploi.

 

Pour en savoir plus :

– Catherine Sauviat : « Flexibilité et performance du marché du travail : une relation équivoque », Chronique internationale de l’Ires, n°154, à paraître.

– Alan B. Kruger : « Where Have All the Workers gone ? » October 4, 2016

– Catherine Sauviat et Laurence Lizé : « La crise du modèle social américain« , Presses universitaires de Rennes, 2010

 

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.