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Entrer dans la catégorie de chômeur est souvent douloureux, mais plus compliqué qu’on ne croit. Vouloir un emploi ne suffit pas ; encore faut-il répondre à la définition officielle du chômage, celle à laquelle sont tenus de se conformer, comme en principe tous leurs collègues à travers le monde, nos statisticiens nationaux.

 

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Image : Getty image

 

La voici telle que rapportée par l’INSEE :

« En application de la définition internationale adoptée en 1982 par le Bureau international du travail (BIT), un chômeur est une personne en âge de travailler (15 ans ou plus) qui répond simultanément à trois conditions :
• être sans emploi, c’est-à-dire ne pas avoir travaillé au moins une heure durant une semaine de référence ;
• être disponible pour prendre un emploi dans les 15 jours ;
• avoir cherché activement un emploi dans le mois précédent ou en avoir trouvé un qui commence dans moins de trois mois. »


Adoptée par les représentants des États membres de l’ONU, dont l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et son Bureau sont une composante, elle s’impose donc à tous. Il n’est pas pour autant interdit de la discuter, ce dont ne se privent pas les statisticiens du travail lors des Conférences internationales qui les réunissent tous les cinq ans sous la houlette du BIT. Lors de la dernière en date, en 2013, ils ont ainsi débattu à la fois de la définition du travail et de la mesure de la sous-utilisation de la main d’œuvre, deux questions d’ailleurs liées.

Sur le premier point, la 19e CIST (Conférence Internationale des Statisticiens du Travail) s’est prononcée pour un franc élargissement du concept en appelant à identifier désormais quatre formes de travail : à la plus classique, dénommée « emploi » (travail rémunéré pour un tiers), elle préconise d’ajouter l’auto-production (destinée à la consommation personnelle), le travail bénévole, ainsi que le travail non rémunéré en situation de formation. Elargissement bienvenu, en ce qu’il appelle à rendre visibles des formes de travail aujourd’hui largement masquées par la focalisation des appareils de mesure sur le cadre étroit de l’emploi marchand ; mais qui pose en pratique, on s’en doute, de redoutables problèmes de mesure.

En parallèle, et dans le prolongement de longs débats antérieurs, la dernière CIST prend officiellement acte du fait que le concept de chômage en vigueur depuis les années 1950 est devenu trop restrictif au regard des transformations du travail et de l’emploi. Trop de situations intermédiaires se sont multipliées, tant aux marges de la population dite « active » qu’au sein de l’emploi lui-même, pour que le taux de chômage continue de mesurer seul la sous-utilisation de la force de travail à travers le monde. La résolution adoptée appelle donc les Instituts statistiques nationaux à produire deux indicateurs complémentaires :

• Le premier pour compléter la mesure de la population active par le dénombrement des personnes qui, tout en ne satisfaisant pas l’un ou l’autre des critères d’activité rappelés plus haut, font à bon droit partie de la « main-d’œuvre potentielle », parce qu’elles déclarent dans les enquêtes être sans emploi et en vouloir un. Il s’agit en pratique soit de chercheurs d’emploi non immédiatement disponibles, soit de personnes disponibles pour travailler, mais qui ne recherchent pas activement un emploi. Ici, pas de problème de mise au point puisque les enquêtes « forces de travail » en usage dans la plupart des pays dénombrent d’ores et déjà ces catégories intermédiaires, justement pour ne pas les inclure dans le chômage au sens strict. D’aucuns (la France par exemple) souhaitaient aller plus loin en y ajoutant les personnes à qui manquent à la fois les deux conditions de disponibilité et de recherche active d’emploi. La CIST de 2013 n’a cependant pas franchi le pas. Chaque pays est donc appelé à fournir, annuellement et si possible trimestriellement, en complément de son taux de chômage, l’effectif de chacun de ces deux groupes et sa part dans la population active. Groupes qui ne sont autres que les composantes du fameux « halo » du chômage, lequel fait ainsi son entrée solennelle dans le monde des concepts statistiques internationalement reconnus.

• Le second indicateur promu par la dernière CIST cible quant à lui les personnes qui, tout en ayant un emploi, voudraient travailler plus ; ici la sous-utilisation de la main-d’œuvre ne tient pas à l’absence complète d’occupation, mais à un temps de travail insuffisant au regard des attentes. D’où son nom : le « sous-emploi ». En pratique il s’agit principalement des travailleurs à temps partiel qui voudraient augmenter leurs heures de travail, ou encore des salariés en chômage partiel.

Chômage + Halo + Sous-emploi = Sous-utilisation de la force de travail. Telle est donc l’équation statistique censée donner des marchés du travail nationaux et de leurs « performances » une mesure plus exacte et complète qu’un taux de chômage dont la signification est aujourd’hui mise à mal par les réalités nouvelles du travail et de l’emploi.

Appliquée par la plupart des Instituts nationaux en Europe, voici ce que donne la nouvelle mesure :

 

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Source : Eurostat, enquêtes Force de Travail

 

Premier constat : à l’échelle de l’Union européenne, « halo » et « sous-emploi » pèsent ensemble 8,8 % de la population active, presque autant que le chômage proprement dit (9,4 %). Au sein du halo (4,7 %), c’est l’absence de recherche active d’emploi (3,8 %) qui l’emporte de très loin sur l’indisponibilité (0,9 %), signe qu’il est principalement composé de chômeurs découragés.

Sans être bouleversé, le classement entre pays s’en trouve parfois sensiblement modifié : l’Italie se distingue par exemple par une proportion particulièrement élevée (13,6 %) de personnes souhaitant un emploi sans en rechercher (comme dans une moindre mesure la Bulgarie), autrement dit « découragées ». D’autres pays, pour la plupart « bons élèves » à l’aune du taux de chômage (Royaume-Uni, Autriche, Pays-Bas), reculent de plusieurs rangs du fait d’un taux de sous-emploi élevé. Dans l’Union européenne prise dans son ensemble, le taux « élargi » de sous-utilisation de la main-d’œuvre atteint presque le double du taux de chômage au sens strict (18,2 % contre 9,4 %). C’est aussi ce qui se passe en France (19,6% contre 10,4 %), moins du fait du découragement (2,4 %) que de l’emploi à temps incomplet (5,1 %). Mais, les pays où l’impact du changement de mesure est le plus fort (avec un taux global multiplié par 2,2 à 2 ,6) sont pour la plupart – à l’exception de l’Italie – parmi les « meilleurs » en termes de chômage stricto sensu (dans l’ordre d’impact décroissant : Pays-Bas, Royaume-Uni, Norvège, Autriche, Allemagne, Suède, Finlande). Des résultats qui tendent à réduire l’écart entre performances nationales des marchés du travail en Europe, et donnent surtout quelque poids à l’hypothèse selon laquelle, dans des économies post-industrielles ouvertes, la baisse du chômage risque fort d’avoir pour contreparties le gonflement des marges de la population active et la multiplication d’emplois à temps incomplet qui ne répondent pas aux attentes de leurs titulaires.

Bien qu’ils aillent de pair, les deux mouvements n’ont pas la même signification. La part croissante des chômeurs découragés témoigne de processus d’exclusion ou de relégation aux marges de marchés du travail fortement sélectifs, qui brouillent les frontières entre activité et inactivité. Elle doit évidemment être rapprochée de la montée du chômage de longue et de très longue durée, particulièrement après la crise de 2008-2009 (Voir Metis, Nicola Düll)

 

La multiplication des situations de sous-emploi est quant à elle à rapprocher de celle, assez générale en Europe, du travail à temps partiel, mais dans sa composante contrainte (rappelons qu’il n’est assimilé au « sous-emploi » que si celui/celle qui l’exerce déclare vouloir travailler plus). Autrement dit des emplois de service à faible volume et faible salaire horaire.

 

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Traduits en nombre de personnes, les chiffres parlent mieux : en 2015, l’INSEE dénombrait en France 2,9 millions de chômeurs au sens du BIT, 1,4 million de personnes dans le « halo » du chômage et 1,7 million de travailleurs en sous-emploi. Ici cependant les choses se compliquent un peu, car notre Institut national se montre, à son honneur, « plus royaliste que le roi » BIT (ou Eurostat). Aux personnes indisponibles et à celles qui ne recherchent pas d’emploi il ajoute celles qui réunissent les deux attributs, pour aboutir à un « halo élargi », tel que débattu, et finalement non retenu, par la CIST de 2013. Ce sont donc au total quelques 6 millions de personnes qu’il place aux marges de l’emploi « normal » ou de l’activité, soit 21 % de la population active (ou encore 20 % de la force de travail potentiellement disponible). Une autre façon de dire que la sous-utilisation de la main-d’œuvre est en France le double de ce qu’indique son taux de chômage, un constat qui vaut également, on l’a vu, pour l’UE tout entière, mais aussi pour les Etats-Unis (voir l’interview récente par Metis de Catherine Sauviat).

Qui trouve-t-on dans le « halo » français ? À grands traits, surtout des femmes (contrairement au chômage, majoritairement masculin), bien que la part des hommes y ait augmenté avec la crise. Une moitié de ses membres ne recherche pas (ou plus) d’emploi, l’autre se déclare indisponible pour la recherche et sa part tend à augmenter. Sinon, les caractéristiques (âge, diplôme, nationalité) des personnes en « halo » ressemblent fort à celle des chômeurs stricto sensu, si ce n’est la part des inscrits à Pôle emploi, beaucoup plus faible (54 %), et c’est logique, que parmi les chômeurs BIT (85 %). Plus en détail cependant, les « non-chercheurs » d’emploi sont moins diplômés, vivent plus souvent seuls, et ont quitté l’emploi depuis plus longtemps que les indisponibles. Les mêmes écarts se retrouvent quand on s’intéresse aux trajectoires. Globalement, les membres du « halo » sont mobiles : les deux tiers d’entre eux l’ont quitté le trimestre suivant. Mais pour des destinations qui diffèrent selon la situation initiale : les non disponibles vont surtout vers l’emploi ou le chômage ; les non-chercheurs vers le chômage ; tandis que ceux qui n’étaient ni disponibles ni en recherche basculent surtout dans l’inactivité. En ce sens le « halo » fait figure de plaque tournante entre emploi et inactivité.

À rebours du soupçon persistant qui pèse sur eux, les appareils statistiques se sont donc efforcés durant la dernière décennie de mieux mesurer les déséquilibres qui affectent les marchés du travail, et de cartographier les zones intermédiaires grandissantes qui séparent les trois états cardinaux que sont l’emploi, le chômage et l’inactivité. Il ne tient qu’à leurs usagers, et particulièrement à la presse et aux médias, de s’approprier les indicateurs mis au point pour compléter l’information fournie par les seuls taux de chômage. Il reste pourtant du chemin à faire. Une autre dimension de la sous-utilisation de la main d’œuvre, – ou si l’on préfère, de la privation d’emploi – demande en effet à être mesurée : celle de la discontinuité croissante des emplois et des trajectoires professionnelles. La rotation sur le marché du travail s’est considérablement accrue au cours des trente dernières années, tout en affectant les groupes d’actifs de façon très inégale. Les contrats courts explosent, les parcours d’emploi marqués par l’intermittence se multiplient, tout en se concentrant sur les plus jeunes (et plus récemment les plus âgés), les moins diplômés, les moins dotés en ressources et soutiens de tout ordre. À celle du halo et du sous-emploi devrait donc s’ajouter une mesure de la porosité des parcours professionnels, ou, dit autrement, de leur densité en emploi. De fait le taux de chômage l’incorpore déjà, mais de façon trop implicite et globale pour en donner la juste mesure. Il y a là une autre voie d’amélioration des indicateurs du marché du travail qui reste à explorer. Ce n’est pas que scrupule de statisticiens perfectionnistes : il en va du regard que la société porte sur elle-même, ses réussites, ses manques et ses souffrances.

 

Pour en savoir plus :


– « Halo autour du chômage : une population hétérogène et une situation transitoire », Anne-Juliette Bessone, Pierre-Yves Cabannes, Anis Marrakchi, in Emploi, chômage, revenus du travail, Insee Références, Édition 2016

– « Quand les statisticiens du travail définissent le travail », Pierre Concialdi, Chronique internationale de l’IRES – n° 145 – mars 2014 

– « Une rotation de la main-d’œuvre presque quintuplée en 30 ans : plus qu’un essor des formes particulières d’emploi, un profond changement de leur usage », Claude Picart, in Emploi et salaires, Insee Références, Édition 2014

 

 

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.