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par Hubert Cochet

Le modèle de l’agriculture familiale à la française a longtemps été caractérisé par la réunion entre les « mêmes mains » de la terre, du capital et de la force de travail. Comment évolue ce modèle aujourd’hui ? De nouvelles relations capital/travail, le développement d’un côté de la prestation de services agricoles, de l’autre du recours à un salariat « de flexibilité » font évoluer ce modèle historique partout dans le monde. Metis présente des extraits d’un article très complet d’Hubert Cochet, professeur d’agriculture comparée à AgroParisTech :

 

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Image : Working the land, Shuttersock

Dans de nombreuses régions du monde, un certain nombre de changements sont perceptibles dans les formes de production agricole, changements qui remettent souvent en cause une certaine vision de l’agriculture reposant essentiellement sur l’exploitation agricole familiale, entité constituée par le regroupement entre les mains de l’agriculteur, des trois facteurs de production que sont la terre, le travail et le capital.

 

Au-delà du poids croissant des exploitations « capitalistes », en général de grande taille et dans lesquelles la force de travail est exclusivement constituée de salariés, c’est surtout le développement de certaines formes d’agriculture contractuelle qui exprime cette évolution au Nord comme au Sud, avec à la clé une séparation accrue terre/capital/travail menaçant de plus en plus l’agriculture familiale. Cette tendance est aussi perceptible en France, pays où l’exploitation familiale a pourtant été promue en modèle quasi unique de développement dans le secteur agricole. De nouvelles formes institutionnelles voient le jour, encouragées par la loi d’orientation agricole (2005-2006) et qui pourraient se traduire par une distance de plus en plus marquée entre ceux qui apportent les capitaux, d’une part et ceux qui travaillent, d’autre part.

 

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La révolution agricole contemporaine s’est traduite depuis une cinquantaine d’années par un accroissement sans précédent du capital fixe et proportionnel utilisé par les agriculteurs et de la productivité du travail. Tandis que la surface par actif augmentait à un rythme soutenu au fur et à mesure de la reprise des exploitations les moins performantes et sans successeur par les exploitations les mieux dotées, le nombre d’exploitations agricoles a diminué dans des proportions considérables.

 

C’est ainsi que certaines fonctions/atouts de l’agriculture familiale ont commencé à être peu à peu sacrifiés sur l’autel des accroissements de productivité : baisse drastique du nombre d’actifs agricoles, spécialisation des exploitations agricoles, simplification et uniformisation des pratiques, abandon à la friche des espaces présentant trop d’obstacles à la mécanisation (pentes), remembrement, drainage et abattage parfois massif des haies pour agrandir les parcelles, concentration des effluents d’élevage sur les exploitations et régions spécialisées en productions animales, diminution des taux de matière organique dans celles qui, au contraire, ne reçoivent plus de fertilisation organique, pollution croissante liée aux doses d’engrais et de pesticides utilisés…

 

Aujourd’hui, les préoccupations environnementales, le souhait de disposer d’une alimentation de meilleure qualité et plus sûre, les fameuses « attentes de la société », conduisent à réaffirmer les vertus de l’agriculture familiale, agriculture qui serait ancrée dans un territoire, fournisseuse de produits de qualité, gestionnaire des écosystèmes, créatrice d’emploi et de revenu, participant d’un tissu rural vivant. Mais d’autres évolutions sont en cours, beaucoup plus discrètes, et qui pourraient dessiner, si elles se développaient, un avenir quelque peu différent.

 

Quelques exemples d’évolutions en cours dans les campagnes françaises

 

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Image : Hubert Cochet

 

Certaines formes d’intégration contrôlées par des industriels, notamment dans certaines productions animales (volaille par exemple), sont connues depuis longtemps. Plus récemment c’est dans le domaine des productions végétales que d’autres formes d’intégration ont vu le jour. De grosses sociétés productrices de melons (en Poitou ou dans le sud de la France), de pommes de terre (Flandre ou Pays de Caux), ou d’endives (dans le Nord) passent des contrats avec des agriculteurs désireux de leur céder certaines parcelles, le temps d’une campagne agricole. Les contrats sont annuels, car de telles cultures ne peuvent généralement pas être réalisées plusieurs années de suite au même endroit, sous peine de voir proliférer ravageurs, parasites et maladies. Même si l’agriculteur réalise parfois une partie du travail nécessaire, selon un cahier des charges précis, il n’est plus propriétaire de la culture elle-même, et le véritable procès de production est entièrement géré et contrôlé par l’entreprise. Parfois encore, dans les régions de grande culture du Bassin parisien, un agriculteur en difficulté vient confier son exploitation à une entreprise de travaux agricoles (ETA). En réalisant la totalité des opérations culturales, l’entrepreneur prestataire de services en vient à diriger, de facto, l’exploitation. Qui plus est, lorsque, pour rationaliser le temps de travail et l’utilisation des machines, l’entrepreneur n’implante sur l’exploitation qu’une seule culture, et réalise son assolement (et ses rotations) avec d’autres exploitations qu’il gère de la même façon, chaque site constitutif (appartenant chacun à ses « clients ») ne représente, finalement, qu’un élément d’une exploitation beaucoup plus vaste, entièrement gérée par l’entrepreneur. L’aboutissement ultime de ce processus est atteint lorsque le client s’est complètement débarrassé de son outil de travail (matériel agricole), achète ses approvisionnements par une rétrocession du prestataire et que sa rémunération est calculée de façon à ce que ne reste à l’exploitant en titre (« client ») qu’un revenu proche du SMIC, ou seulement à même de couvrir le prix du fermage et des charges sociales.

 

La mise aux normes des exploitations d’élevage et l’accélération de la restructuration qu’elle a provoquée dans le secteur laitier fournissent un autre exemple de ces évolutions en provoquant l’apparition de GAEC d’un genre nouveau. En effet en contraignant les éleveurs laitiers à réaliser de lourds travaux pour se mettre aux normes, cette obligation a accru considérablement les difficultés des exploitations de petite taille, les subventions censées aider les éleveurs à se mettre aux normes ayant par ailleurs été ciblées sur les plus grosses exploitations.

 

Pour éviter la cessation « anticipée » d’activité, certains ont accepté les propositions d’associations émanant de leurs voisins mieux dotés, capables de se mettre aux normes et bénéficiaires d’importants soutiens publics. C’est ainsi que sont apparus des GAEC d’un genre nouveau. Associé de seconde zone, le dernier arrivé est souvent chargé des tâches les moins gratifiantes et maintenu dans un rapport social inégalitaire, mais dont la hiérarchie reste invisible dans le cadre du GAEC.

 

Par ailleurs, le nombre d’exploitations agricoles sous forme sociétaire a fortement augmenté ces dernières années. Bien que ces formes ne corresondent pas toujours (loin de là) à une distanciation capital/travail et à une remise en cause du caractère familial de l’exploitation, l’arrangement juridique se limitant parfois à la recherche d’avantages fiscaux, il est fréquent que ces structures soient créées pour favoriser l’agrandissement des exploitations à l’occasion de la « sortie » d’un associé.

 

Enfin, après un demi-siècle de réduction constante du nombre de salariés dans le secteur agricole (en valeur absolue et relative), diminution qui à la fois accompagnait les gains de productivité et consacrait l’exclusivité du modèle de l’exploitation agricole à deux actifs familiaux, la tendance s’est récemment inversée, signe qu’un tournant est amorcé. Par ailleurs, se mettent en place des « collectifs de travail complexes », regroupant des actifs aux statuts divers : agriculteurs associés, « collaborateurs » moins qualifiés et moins bien rémunérés, salariés à temps plein ou partiel, travailleurs recrutés dans le cadre d’un « groupement d’employeurs ». Parallèlement à cette évolution, le conjoint travaille moins systématiquement sur l’exploitation et exerce souvent une autre profession.

 

Ainsi, bien que fort diverses et sans lien direct les unes avec les autres, ces nouvelles formes de relations sociales qui émergent ça et là concourent toutes à un relâchement de la relation terre/capital/travail qui avait fondé le modèle de l’agriculture familiale. Et la Loi d’orientation de 2005 est venue, pour la première fois, accompagner et renforcer ces évolutions.

 

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Vers la fin de l’agriculture familiale ?

 

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Les évolutions en cours dans de nombreuses régions françaises vont manifestement dans le même sens : le détenteur du patrimoine (foncier) et du capital ne mettant plus du tout, ou de moins en moins, la main à la pâte, tandis que le travailleur apporte de moins en moins de capital au processus de production (même s’il reste parfois le détenteur du foncier).

 

Ces évolutions pourraient conduire à une perte d’autonomie, une perte de contrôle partiel ou total, du processus d’agriculture pour certains agriculteurs partie prenante de ces nouvelles relations contractuelles, donnant ainsi raison avec plus d’un siècle de retard, aux prévisions de Marx (et d’autres), même si la nature des relations sociales nouvelles qui se mettent en place aujourd’hui diffère de la relation ternaire définie à l’époque entre propriétaire foncier, exploitant capitaliste et salarié agricole.

 

En légalisant et en facilitant ces évolutions en cours dans les campagnes françaises, la Loi d’orientation de 2005 propose ainsi une voie de sortie du modèle exclusif de l’exploitation agricole familiale vécue comme un véritable carcan par une fraction (la plus influente) de la profession agricole, sortie au bénéfice des exploitations les plus grandes et les mieux dotées en moyens de production. Pour le réseau des CER France (Centres d’Economie Rurale qui offrent aux agriculteurs des prestations de gestion et comptabilité), reconnaître l’identité séparée des trois projets – patrimonial, entrepreneurial et technique – permet de s’affranchir du modèle familial unique (…). Le développement de l’« exploitation agricole flexible » passe donc par la remise en cause des mécanismes de régulation mis en place dans les années 60 et qui fondaient la « politique des structures ».

 

Par ailleurs le découplage partiel des aides à la production et la mise en place des droits à paiements uniques (DPU) entérinent la séparation des aides du processus de production lui-même (Accord de Luxembourg sur la PAC, 2003). En effet, le droit à paiement unique pouvant être perçu sans qu’il soit besoin de contrôler la mise en culture, celle-ci sera d’autant plus facilement laissée à d’autres exploitants agissant dans le cadre d’« entreprises de travaux agricoles ».

 

Ce projet libéral, entérinant la dualité future de l’agriculture française, affiche clairement la volonté de produire pour des marchés « mondialisés », l’objectif annoncé étant de devenir compétitif, indépendamment des aides.

 

Les évolutions souhaitées seraient ainsi le fer-de-lance des futurs accroissements de productivité dans le secteur agricole. Bien que les accroissements de productivité réalisés depuis l’après-guerre soient en totalité imputables à l’« agriculture familiale », une question mérite d’être posée à savoir : ces accroissements n’ont-ils pas atteint une sorte de plafond difficilement franchissable dans le cadre de cette « agriculture familiale » ? Les évolutions technologiques récentes (robots de traite pour faire sauter le verrou de la traite dans les exploitations, semis directs pour éviter certaines pointes de travail dans les exploitations de grande culture, GPS et agriculture dite « de précision » pour faire face aux difficultés croissantes de gestion de parcelles de plus en plus grandes et donc de plus en plus hétérogènes…) montrent que la poursuite des gains de productivité est encore possible dans le cadre de ce même modèle familial (voir le cas des Etats-Unis où contrairement à une idée solidement ancrée dans les esprits, la très grande majorité des exploitations est restée familiale, ce qui ne semble pas avoir freiné les gains de productivité).

 

Mais d’autres innovations, organisationnelles et sociales cette fois-ci (quoique toujours jumelées avec un accroissement du capital) laissent penser que les gains de productivité sont désormais situés ailleurs : « mise en commun » des troupeaux dans le cadre de « sociétés laitières » pour rentabiliser une installation de traite et de gestion des effluents, « assolements collectifs » pour contourner les contraintes agronomiques et faire sauter le carcan de la cohérence assolement/rotation, société de production agricole totalement affranchie du contrôle permanent sur le foncier (via un bail ou un titre de propriété), etc.

 

Si la « flexibilité » recherchée par une partie de la production agricole pourrait sans aucun doute contribuer à l’efficacité future, mesurée en termes financiers, d’une agriculture moins aidée par les pouvoirs publics et censée produire pour le marché mondial, qu’en serait-il des autres fonctions attendues de l’agriculture ? Le « portefeuille d’activités » de l’entrepreneur agricole sera-t-il l’expression de la multifonctionnalité de demain, comme le suggèrent les auteurs de L’Exploitation agricole flexible ? La séparation proposée entre « projet patrimonial » et « projet entrepreneurial » n’est-elle pas dangereuse ? Comment la prise en compte des enjeux environnementaux pourrait-elle être sauvegardée en séparant l’agriculture (son projet productif) du foncier dont la gestion serait entre les mains d’un projet patrimonial largement soumis aux lois du marché (le capital foncier retrouvant une rentabilité financière et, sans doute, une mobilité accrue) ? Quels risques encourus par cette distanciation terre/capital/travail pour les territoires, l’environnement et l’emploi ? Et quelles seraient les capacités de ces différentes formes d’agriculture (puisque la dualité de l’agriculture française éclate ainsi au grand jour) à répondre aux défis et enjeux posés au secteur agricole et à cohabiter ?

 

Un exemple en Amérique du Sud

 

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D’autres formes institutionnelles de production agricole sont beaucoup plus abouties et déjà largement répandues dans d’autres régions du monde. C’est le cas par exemple de la figure institutionnelle du pool de siembra, décrite par de nombreux auteurs à propos du Cône Sud. Ce modèle présente de nombreux points comparables, à la différence cependant que, contrairement au modèle de « l’exploitation agricole flexible » imaginée par les comptables des CER français, il connaît déjà un développement rapide dans le cône sud-américain. Il repose sur le principe suivant : différents acteurs, apportant chacun une partie des facteurs de production sollicités, se rassemblent le temps d’un cycle agricole pour mettre en œuvre un processus technique simplifié, basé sur une ou deux cultures à cycle court, un pack transgénique constitué de semences génétiquement modifiées, de glyphosate et de semis direct. La terre est louée par le collectif ainsi constitué à d’anciens agriculteurs (souvent familiaux). Ici, les investissements dans le capital fixe sont limités au maximum et tout repose sur le recours à la prestation de service et la main-d’œuvre temporaire, voire même journalière. Le processus de production résulte de la réunion de capitaux d’origine diverse, réunis le temps d’une campagne agricole et parfois rémunérés à de très haut niveau, garantissant ainsi l’attraction de nouveau capitaux vers cette forme institutionnelle nouvelle. Par delà la grande diversité des formes d’arrangement possibles entre les acteurs, les pool de siembra ne constituent-ils pas une forme achevée d’exploitation agricole « hyper flexible » dépassant ainsi de loin le projet français de l’« exploitation agricole flexible » rêvé par les économistes des CER-France ?

 

– Ces extraits sont tirés des articles « Vers une nouvelle relation entre la terre, le capital et le travail », Etudes foncières, n° 134, juillet-août 2008 et pour l’exemple de l’Amérique du sud, « Séparation capital/travail, flexibilité et rémunération des facteurs de production, la fin de l’exploitation agricole familiale ? Economie Rurale n° 357-358, janvier 2017 –

Pour en savoir plus

– Cochet H., Merlet M., Land grabbing and share of the value added in agricultural processes. A new look at the distribution of land revenues. Brighton, University of Sussex, UK, International Academic Conference Global Land Grabbing, 6-8 April 2011
– CER France, Les voies juridiques vers l’entreprise agricole flexible, 2014
– Albaladejo Ch., Arnauld de Sartre X., Gasselin P., Agriculture entrepreneuriale et destruction du travail dans la pampa argentine, Études rurales, n° 190, juillet-décembre 2012
– Darpeix A. La main-d’œuvre salariée en agriculture : histoire d’une invisibilité. Déméter, 2013

 

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