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Les footballeurs jouent. C’est leur passion. Ils jouent quand ils sont amateurs, ils jouent quand ils sont professionnels. Ces derniers peuvent gagner beaucoup d’argent ou peu ; ils sont salariés. Mais travaillent-ils ? Pour répondre à cette question, Frédéric Rasera, sociologue et enseignant à l’université de Lyon2, s’est plongé pendant près de quatre ans dans la vie d’un club professionnel et nous livre une étude ethnographique sur le travail des footballeurs professionnels. Un drôle de marché du travail et de bien curieuses « conditions de travail » !

 

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Les footballeurs professionnels sont des salariés

Le football est un sport d’équipes qui s’affrontent dans des championnats de niveau et de prestige différents. De cette organisation résulte une hiérarchie dans laquelle le joueur est inscrit : d’où des statuts différents. C’est ainsi qu’en haut de cette hiérarchie, on distingue les clubs professionnels qui embauchent par un contrat de travail un joueur qui a alors le statut de joueur professionnel et qui percevra un salaire. Il existe d’autres statuts comme celui de joueur fédéral qui est aussi un salarié, mais n’est pas un professionnel. Il n’appartient pas à l’élite, il ne joue pas dans la même cour ! Aujourd’hui les joueurs professionnels sont embauchés avec un CDD dont la durée maximale est de cinq ans. Cela n’a pas toujours été ainsi.

 

Ils jouent pour gagner de l’argent : ce sont des salariés qui reçoivent la plus grande partie des revenus des clubs (issus principalement des droits de retransmission télévisée). Certains ont pu y voir un modèle pour le pouvoir des travailleurs : « il n’y a pas dans le monde d’autre domaine où une si grande part des revenus va directement aux premiers producteurs ».

 

Dans un milieu très individualisé, où tous les contrats sont différents les uns des autres, les joueurs professionnels sont syndiqués à 90 % et adhérent à un syndicat, « l’Union nationale des footballeurs professionnels », créé en 1961. Ce syndicat représente l’ensemble des joueurs auprès des instances et les défend.

 

Qui dit salarié dit marché du travail

Autrefois, c’est-à-dire avant 1973, date à laquelle ont été élaborées la Charte du football professionnel et sa convention collective, les footballeurs professionnels disposaient d’un « contrat à vie » qui ne pouvait être rompu que par l’employeur : les joueurs étaient liés à leur employeur par des contrats de travail contraignants. Cette situation a été révélée au grand public par Raymond Kopa en 1963 en dénonçant le fait que les contrats ne dépendaient que des clubs, sans que les joueurs aient leur mot à dire. Il disait que « les footballeurs sont des esclaves ». Cette déclaration valut au joueur le plus prestigieux de l’époque six mois de suspension.

 

Depuis, le marché du travail des joueurs s’est libéralisé et élargi en plusieurs étapes.

 

Progressivement, des contraintes ont été levées avec notamment l’Arrêt Bosman de 1995 qui pose pour principe que les joueurs en fin de contrat soient libres de s’engager ailleurs et peuvent faire valoir leur force de travail sur le marché sans que le club d’origine ne puisse exiger une indemnité compensatoire. Il a aussi levé les entraves à leur mobilité en Europe. Elle est donc, aujourd’hui, extrêmement importante.

 

Ainsi Frédéric Rasera observe une forte instabilité du collectif au cours de ses quatre années de suivi du club : entre 40 à 50 % de l’effectif est renouvelé à chaque saison. La durée du contrat est donc un élément essentiel pour la carrière du joueur qui peut avoir intérêt à pouvoir jouer dans un autre club. Mais un club peut également valoriser cette mobilité anticipée en la favorisant moyennant un prix de transfert à négocier.

 

C’est ainsi que le footballeur devient un bien vendable.

 

Le marché des footballeurs est très actif avec ses périodes de mercato deux fois par an. Le joueur est donc appelé à changer fréquemment de club. Ces hommes jeunes doivent s’appuyer sur leurs agents qui connaissent les opportunités, qui négocient pour eux les contrats, car ils n’ont pas l’expérience pour le faire. Il en résulte des contrats de travail très individualisés et des différences de rémunération importante pour des joueurs dans le même club : Frédéric Rasera rapporte que les salaires mensuels s’étendent de 2700 à 35 000 euros bruts avec un salaire médian de 8 500 euros.

 

Tout pour la compétition

Un club de football est composé d’un coach (l’entraîneur principal), de techniciens, de soigneurs (médecin sportif, kinésithérapeutes) et de vingt-cinq joueurs professionnels. Ce dernier groupe constitue le « vestiaire ». Pourquoi ce nombre ? Ce n’est pas une règle absolue, mais c’est, semble-t-il, un optimum. Pour un match, on a besoin de seize joueurs inscrits sur la feuille de match, onze sont titulaires et cinq sont remplaçants. Mais plusieurs logiques conduisent à ce nombre de vingt-cinq. Il faut compter avec les blessés indisponibles et surtout il faut mettre les joueurs en concurrence entre eux. Jouer n’est pas un droit : c’est une « faveur » qui se mérite aux yeux du coach. Par ailleurs, disposer d’un réservoir important de talents coûte cher d’autant qu’il faut également gérer les insatisfaits…

 

Tout l’enjeu pour le club est d’aligner sur le terrain les plus performants, les plus motivés, ceux qui font « équipe » d’où un processus permanent de sélection.

 

L’entraînement : le lieu où s’exerce le mode de domination du travail

 

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Les joueurs s’entraînent en permanence ou plutôt sont entraînés sans cesse, car il s’agit pour le club de construire/entretenir son « outil de travail » – l’entraînement est donc cœur du métier.

 

Il est organisé d’une manière très stricte par les techniciens qui ont un rôle de prescription et de contrôle, d’animation pour soutenir l’effort. Le maître mot est la discipline : le joueur est là totalement subordonné. Aucune absence ou retard n’est toléré. Même les blessés doivent être présents (contrairement au droit du travail) : ils auront un programme adapté.

 

Ces entraînements sont très difficiles. Les joueurs doivent exécuter ce qui leur est prescrit pour améliorer leur technique et leurs capacités physiques (la vitesse, l’endurance,…). Mais également, leur résistance à l’effort et à la douleur : il faut développer leurs qualités « morales ».

 

Ces séances de travail sont orientées vers la rentabilité immédiate de la compétition, c’est-à-dire le prochain match. C’est un moment essentiel pour observer les joueurs afin de les sélectionner pour la prochaine épreuve, ce qui veut dire identifier leur forme surtout s’ils présentent des blessures. Les joueurs n’ont pas toujours intérêt à révéler leurs douleurs ou leurs blessures, car c’est se condamner à être exclu de la feuille de match. Ce risque concerne surtout les jeunes qui n’ont pas encore appris à prendre soin de leur capital physique. D’où le rôle des soigneurs pour déceler les « tricheurs ». Frédéric Rasera consacre un chapitre à cette question des blessures et analyse les conditions sociales de la blessure reconnue qui fait intervenir différentes stratégies.

 

L’entraînement est pour le joueur un temps de perfectionnement individuel, mais aussi un temps de démonstration de soi : il doit démontrer qu’il est hyper motivé et en grande forme physique. C’est pourquoi il doit être très appliqué, s’investir fortement et accepter la discipline sans broncher, sans état d’âme. Il doit, en plus, montrer qu’il a « envie », qu’il ne lâche rien.

 

C’est également le moment de construire le jeu collectif par le travail tactique qui vise à l’ajustement des conduites motrices des footballeurs. Ce travail a pour but d’introduire des schémas de coordination des mouvements entre les défenseurs dans des situations typiques ou encore de coordonner les déplacements de l’ensemble de l’équipe. Chacun apprend son rôle dans un collectif. C’est dans le domaine d’excellence du coach qui doit savoir « au tableau » inculquer cette dimension essentielle.

 

Le joueur vit toutes ces séances avec pour seul objectif de pouvoir jouer pour le plaisir (la passion), pour les primes évidement, mais aussi pour se faire reconnaître, car sa valeur marchande (et sa rémunération) va dépendre de sa présence sur les terrains, de sa notoriété.

 

Il est donc soumis à un double process d’évaluation permanent : celui du coach qui lui permettra de jouer et celui des observateurs extérieurs (supporters, journalistes spécialisés, recruteurs…) qui détermineront sa place sur le marché du travail.

 

La récupération invisible

Pour un club avoir des joueurs toujours en forme n’est pas simple d’autant plus qu’ils sont soumis à des efforts intenses en permanence. Un élément clef est le soin qu’ils mettent à récupérer et à se reposer. Mais précisément, ce temps de récupération est un temps hors travail c’est-à-dire hors période de subordination. Il faut donc, pour l’employeur, ajouter au contrat de travail, une injonction d’hygiène de vie qui va empiéter sur la vie privée. D’où un règlement intérieur qui va stipuler que « le joueur s’engage à tout mettre en œuvre pour être toujours au mieux de sa forme physique, technique et morale, condition nécessaire à l’exercice de sa profession dans les meilleures conditions. À ce titre, il est tenu de préserver une hygiène de vie exemplaire (…) En adoptant une alimentation équilibrée, en se couchant à des heures raisonnables (…) » De telles obligations professionnelles qui empiètent sur la vie privée dérogent au principe plus usuel du droit du travail.

 

Ceci va se traduire par des normes comportementales dont l’observance va constituer un gage d’implication et de sérieux. Ainsi, la sieste quotidienne ferait partie du « travail » du joueur.
De même, avoir une famille est un atout déterminant pour ces joueurs qui sont à un âge de la vie où « la sociabilité juvénile, l’affirmation de soi, l’épanouissement des corps, découverte du sexe, goût pour l’alcool et les conduites à risques, style de vie nocturne » sont des choses importantes.

 

Frédéric Rasera montre le rôle déterminant que jouent les femmes des joueurs dans le succès de la carrière de leur footballeur de mari, au détriment de leur propre carrière d’ailleurs. Avoir des enfants est encore mieux, à condition que l’homme ne donne pas le biberon la nuit !

 

Créer un esprit collectif

 

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Mais tout cela ne suffit pas. Les talents individuels, la rigueur au travail c’est bien, mais, les responsables des clubs pensent souvent que ce n’est pas suffisant. Il faut également avoir un « bon vestiaire » dans lequel les joueurs entretiennent non seulement de bonnes relations, mais de l’amitié. Ceci est « un ingrédient essentiel dans la production des performances sportives en renforçant le sentiment d’appartenance à un même collectif. » D’où des pratiques pour fabriquer de « l’amitié professionnelle » en favorisant des temps de socialisation, de vie commune avec ou sans les familles. C’est l’atmosphère « bande de copains » qu’il faut créer et entretenir. On va donc reprocher à celui qui reste à l’écart son attitude. Dans un contexte de renouvellement permanent des joueurs, les anciens jouent un rôle déterminant, car il faut également gérer des mécontents, ceux qui restent « hors-jeu ». Pour les encadrants, la crainte est que se créent des foyers de mécontentement qu’il faut à tout prix noyer dans la dynamique du « bon vestiaire ». Comme le dit un joueur : « être ami avec les joueurs, cela fait partie du travail ».

 

Ainsi on voit que l’essentiel de la réalité du travail du joueur n’est pas d’exercer son talent sur le terrain, mais de se consacrer, à chaque instant, « corps et âme » à son club, le tout dans un contexte d’incertitude permanente : va-t-il jouer au prochain match, où sera-t-il l’année prochaine, sera-t-il blessé ? Il doit accepter les injonctions fortes de son club pour être forgé dans un collectif où chacun joue son destin et sa place.

 

On a cité certaines pratiques qui paraissent contrevenir aux règles du droit du travail ; on aurait pu en ajouter d’autres comme le fait d’avoir une incertitude permanente sur son emploi du temps. Et puis, l’impératif de créer un collectif laisse perplexe quand on constate les inégalités de salaire. Frédéric Rasera nous rapporte une réplique d’un joueur interpellé par un entraîneur qui constate qu’un petit groupe s’est formé et ne se mêle pas aux autres : « nous, on ne peut pas parler avec eux, ils parlent des voitures qu’ils vont acheter, des maisons, etc. nous on ne peut pas, on est des piétons ! ».

 

On est loin de la règle de droit « à travail égal, salaire égal » pour des salariés dont l’essentiel du travail se situe finalement hors des terrains de jeu. C’est leur marché du travail spécifique, complètement libéralisé, hyper compétitif qui induit ces disparités de rémunération.

 

Pour en savoir plus :

Frédéric Rasera, Des Footballeurs au travail, au cœur dans un club professionnel, Agone, 2016

 

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.