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par Yan Dalla Pria, propos recueillis par Pierre Maréchal

Le sport prend de plus en plus de place dans l’imaginaire collectif et façonne un certain nombre de valeurs dans la société. Yan Dalla Pria est maître de conférences à l’Université de Paris Nanterre. Sociologue, un de ses thèmes de recherche porte sur la mobilisation du sport et de ses valeurs dans les politiques des entreprises. Il répond aux questions de Metis.

 

boxing

Image : Pixabay

 

Quelles sont parmi les valeurs du sport celles qui peuvent trouver à s’investir dans le travail ?

 

Le sport associe un large éventail de valeurs complémentaires, mais aussi potentiellement contradictoires : performance individuelle et esprit d’équipe ; compétition et égalité ; réussite sociale et amateurisme ; goût de l’effort, abnégation, don de soi et santé/bien-être ; respect des règles et autonomie, initiative, etc. Il constitue en ce sens un réservoir dans lequel les entreprises peuvent aller piocher des valeurs susceptibles de renforcer le message qu’elles veulent faire passer, quel qu’il soit.

 

Mais au-delà de cette palette, le succès du sport auprès des entreprises tient aussi au fait qu’il permet une intériorisation rapide et efficace de ces valeurs. D’une part, sa dimension ludique et passionnelle le rend souvent prompt à lever chez les salariés la vigilance critique qui caractérise habituellement les relations de travail. D’autre part, sa pratique engage le corps et favorise donc l’accès aux émotions et aux ressentis des salariés, c’est-à-dire à leur moi profond. Les messages qu’il véhicule sont ainsi vus ou entendus, mais aussi incorporés, ce qui renforce leur puissance.


Comment cette idéologie du sport peut-elle être « recyclée » dans certaines pratiques managériales ?

 

L’idéologie sportive peut être mobilisée dans les pratiques managériales selon au moins trois registres.

 

Le premier renvoie à la notion de contrôle. Le sport permet de communiquer sur l’idée qu’une organisation, comme une équipe sportive, ne peut fonctionner que si chacun joue son rôle. Dans une version plus contemporaine, cette notion de contrôle est intériorisée : de même que le sportif, s’il veut être performant, doit s’approprier sa pratique et non se contenter de suivre mécaniquement une liste de consignes données par son entraîneur, le salarié n’est plus un simple exécutant échangeant sa force de travail contre rémunération. On attend de lui qu’il soit impliqué, autonome, responsable et qu’il fasse preuve d’initiative. C’est ce que recouvre le vocable « d’empowerment ».

 

Le second registre est lié à la notion de connexion. Historiquement, les pratiques physiques ont été utilisées par le patronat dans une optique d’apaisement des oppositions de classes. A titre d’exemple, au tournant du XXe siècle, certaines directions d’entreprise ont financé des associations sportives ouvrières afin de désamorcer les contestations sociales liées au développement du taylorisme en France et au durcissement des conditions de travail qui s’en est suivi. Depuis les années 1980, cette notion de connexion renvoie plutôt au développement de l’organisation par projet et de modes de management plus interactifs. Elle vise alors à décloisonner ou à désiloïser les entreprises en vue de fluidifier la circulation de l’information en leur sein. Le sport crée ici des occasions de se rencontrer et d’échanger dans un cadre convivial, ce qui « met de l’huile » dans les rouages de l’organisation et renforce ainsi sa performance économique.

 

Enfin, un troisième registre concerne la notion d’hygiène de vie. Dans la première moitié du XXe siècle, le sport était utilisé par les milieux patronaux pour endiguer les méfaits de l’alcoolisme. Il s’agissait alors d’orienter les ouvriers des bistrots vers les terrains de sport. Aujourd’hui, les effets attendus par les entreprises portent surtout sur la question du bien-être au travail. Au plan physique, cette notion englobe la question de la sédentarité, des troubles musculo-squelettiques, mais aussi de l’alimentation voire du sommeil. Au plan psychologique, elle se réfère au stress au travail. L’idée sous-jacente ici est que le sport permet de prévenir certaines pathologies et donc de renforcer la productivité des salariés tout en limitant l’absentéisme.

 

Quels en sont les effets concrets ?

 

A l’échelle microéconomique, celle de l’entreprise, les messages véhiculés par le sport dessinent en creux un portrait type du salarié idéal. Celui-ci serait d’abord performant en ce sens qu’il s’approprierait pleinement ses objectifs professionnels, au point de devenir, comme le sportif de haut-niveau, « entrepreneur de lui-même ». Comme lui, il serait programmé pour relever les challenges que lui propose l’entreprise, quelle qu’en soit la contrepartie en termes de charge de travail (pas de victoire sans effort). Il serait en outre connecté, c’est-à-dire suffisamment agile et adaptable relationnellement pour se mouvoir avec aisance dans une « société liquide », pour reprendre la terminologie de Zygmunt Bauman, c’est-à-dire en prise avec un changement permanent. Enfin ce salarié idéal serait soustrait aux désagréments ordinaires de la condition humaine en ce sens qu’il jouirait d’une parfaite santé physique et psychologique et afficherait en outre un état d’esprit constructif, c’est-à-dire volontaire et non-revendicatif, y compris lorsqu’il est en situation d’échec ou d’exclusion.

 

A l’échelle macroéconomique, ces pratiques sportives apportent des éléments de réponse aux deux critiques qui ont été opposées au système de production capitaliste à partir des années 1960. Elles participent ainsi à sa dynamique de régénération. La première critique, c’est d’aliéner les individus en les empêchant d’exprimer leur créativité au travail. On voit ici que le sport en entreprise s’inscrit dans une logique de développement de la responsabilité individuelle et de l’autonomie des salariés. La deuxième critique réside dans l’idée que le capitalisme serait source de misère pour les travailleurs et d’inégalités sociales. En réponse, l’offre sportive des entreprises peut être appréhendée comme une marque d’attention portée à la santé et au bien-être des salariés. Elle légitime, en outre, certaines inégalités de statut en les associant symboliquement à la logique méritocratique propre à l’univers sportif : il ne viendrait à l’idée de personne de critiquer le classement final d’un 100 mètres, pourquoi contester alors une hiérarchie professionnelle ou sociale ?

 

Être sportif, est-ce un atout sur le marché du travail ?

 

rugby

Image : Pixabay

 

Le capital sportif est particulièrement valorisé dans le recrutement de certaines entreprises. Dans l’entreprise leader de la distribution d’articles de sport, les vendeurs ont pour mission explicite de partager avec le client leur passion et leur expertise sportive. Autre exemple, certaines entreprises de l’agroalimentaire sont sensibles à l’argument selon lequel des collaborateurs jeunes et sportifs accréditent aux yeux du grand public l’idée que la consommation des « produits plaisir » qu’elles commercialisent est compatible avec une hygiène de vie saine si elle s’accompagne d’une activité physique régulière. D’autres entreprises, enfin, sont friandes des sportifs de haut-niveau. Ces derniers incarnent en effet des modèles d’exemplarité, pour leurs performances sportives, mais aussi pour leur persévérance, leur goût de l’effort, leur implication, etc.

 

En dehors de ces cas spécifiques, le profil sportif d’un candidat est intéressant pour un employeur à un double titre. Premièrement, il délivre des indications précieuses sur le candidat lui-même. Ainsi, pour un poste de cadre, la pratique de la voile ou du golf sont des marqueurs qui accroissent la probabilité qu’un candidat soit issu d’un milieu social qui lui a permis d’intérioriser les codes de la vie en entreprise. De même, dans les écoles de commerce, la pratique du rugby donne accès à des opportunités de recrutement privilégiées dans les grands cabinets d’audit ou de conseil. On retrouve ici une manifestation moderne de l’intrication historique du rugby avec les milieux économiques. Réciproquement, des sports plus populaires comme le football ou la boxe thaïe véhiculent des représentations plus mitigées susceptibles de faire naître la suspicion. Deuxièmement, dans l’imaginaire collectif, « le sport c’est la santé ! ». Là où le tabagisme ou l’obésité sont de plus en plus traduits comme les signes annonciateurs d’une perte de compétitivité en raison des pathologies associées, le candidat sportif émet les signaux gagnants. Il se rapproche en quelque sorte du portrait-robot dessiné précédemment. A ce sujet, on ne peut qu’être surpris par le nombre de dirigeants d’entreprise adeptes de la course à pied dans ses versions les plus extrêmes (marathon, triathlon, voire ironman – littéralement homme de fer !…). On voit alors se développer ici les prémices d’une morale bioéconomique potentiellement dangereuse. Car survaloriser les profils sportifs, c’est souvent privilégier des individus jeunes et en bonne santé. Et donc discriminer implicitement leurs opposés, à savoir les gens moins jeunes, non-sportifs, ou à qui leur santé précaire interdit la pratique d’une activité physique.


A quelles conditions ce transfert des valeurs du sport vers l’entreprise fonctionne-t-il ?

 

La question de savoir si la greffe prend tient d’abord aux contextes locaux. Parmi les individus ciblés par la pratique sportive en entreprise, certains – souvent nombreux – sont très enthousiastes devant l’opportunité qui leur est offerte, quelle qu’en soit la finalité. D’autres, au contraire, n’aiment pas le sport, ou n’apprécient guère de casser leur posture professionnelle en se dénudant dans un vestiaire ou en troquant la veste pour le maillot. D’autres enfin ne sont pas dupes des usages qui en sont faits en entreprise (« j’aurais préféré une augmentation, une prime, etc. »).

 

Il arrive en outre que des entreprises mobilisent l’activité physique pour promouvoir un message qui va à l’encontre de leur politique de ressources humaines ou de leur organisation interne. A titre d’exemple, une pratique sportive partagée ne créera jamais de cohésion dans une équipe où les salariés sont évalués selon une logique de courbe de Gauss (Forced Ranking) qui les met en compétition les uns avec les autres. La cohérence d’ensemble est une condition sine qua non pour que l’activité physique produise les effets escomptés.

 

Au-delà de cette hétérogénéité des contextes locaux, il semble toutefois qu’à l’échelle globale, ce rapport des entreprises au sport soit de plus en plus étroit, au point de commencer à « faire système ». En témoigne l’explosion du nombre de prestataires de services sportifs en entreprise ou même la tenue en 2016 de la première édition des rencontres professionnelles du sport en entreprise (salon PepSport). Que nous dit alors ce système de l’évolution du monde du travail ? Dans un contexte d’apathie économique et d’épuisement progressif des ressources naturelles, le monde vivant représente un relais de croissance d’un type nouveau. Son amélioration est en effet source de gains de productivité significatifs. Celle-ci passe naturellement par la manipulation des gènes et des processus vitaux, comme le note la sociologue canadienne Céline Lafontaine dans son ouvrage Le Corps Marché, ou encore par le développement du transhumanisme. Le recours au sport et aux pratiques physiques en entreprise en est une version plus « douce ».

 

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