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par Julien Pierre

On prend peu de risques à affirmer que les patrons et autres managers d’entreprises, observés dès le milieu du XIXè siècle jusqu’à l’ère moderne, s’emploient à motiver différents types de travailleurs. Ouvriers de l’industrie, employés de bureau ou cadres d’une entreprise tertiaire, il s’agit depuis longtemps de mobiliser ces « ressources humaines ». Des patronages aux séminaires de team building ludiques et connectés, en passant par le paternalisme, différents dispositifs incluant des activités sportives ont été imaginés pour encourager ces travailleurs parfois jugés « faillibles » à s’investir – corps et âmes – au travail. Mais comment peut-on inciter un salarié, quelle que soit l’époque considérée, à s’adonner à une activité physique ou sportive ? Quelles initiatives ont été (et sont) prises par les patrons ? Quels effets, attendus et inattendus, directs et induits, ont-elles généré ?

 

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Image : Pixabay

 

Les premières traces d’activités sportives pratiquées au cœur d’un espace dédié au travail sont délicates à dater. L’historien Patrick Fridenson pense qu’il est possible de trouver des traces de jeu de paume au début du XIXè siècle (la majorité des apports de cet article est tirée d’une thèse de doctorat en STAPS [Pierre, 2009] dont les références figurent dans la bibliographie). Certains précurseurs, comme le filateur Jean Dollfus, affirment que « le fabricant doit à ses ouvriers autre chose que le salaire » à l’occasion de la fondation de la Société industrielle de Mulhouse. Nous sommes en 1826. Il ajoute qu’« il est de son devoir de s’occuper de leur condition physique et morale ». En bâtissant un véritable « Palais social » à partir de 1859, Jean-Baptiste André Godin donne du relief à ces propos : en 1870 est construit un « lavoir-piscine ». Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas (encore) d’un dispositif managérial d’encadrement d’une main-d’œuvre « trop souvent attirée par les bistrots et les syndicats ». Il faut voir dans cette initiative la volonté de créer un espace propice à l’apprentissage de la nage. Elle a surtout des visées hygiénistes, le but étant d’endiguer à l’époque les épidémies de choléra. L’initiative s’est propagée à d’autres secteurs d’activité. On pense notamment à l’industrie automobile où le sport a souvent constitué un des socles des dispositifs de mobilisation des ouvriers. On sait grâce à Patrick Fridenson (1979) que ceux de Peugeot bénéficient d’une offre « complète d’œuvres sociales mises au point entre 1840 et 1900 : caisse d’épargne, coopératives de consommation, caisses de secours mutuels, caisse de retraite, cours du soir, bibliothèques et salles de lecture, chorales, fanfares, sociétés musicales, etc. ». C’est ainsi que, dès la fin du XIXè siècle, la croyance en la nécessité d’accorder une attention soutenue à l’aspect social de l’entreprise est plutôt bien implantée dans l’esprit des patrons. Et si le sport constitue progressivement une pièce importante des dispositifs paternalistes, c’est parce qu’il permet à la fois d’occuper les travailleurs pendant leur temps libre, d’assurer une meilleure identification à l’entreprise et d’inculquer un système de valeurs, un esprit de corps et de compétition rendant plus efficaces les gestes du travail (Chartier, Vigarello, 1982).

 

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Dans ses formes primitives, ce que l’on peut appeler le « paternalisme sportif » remplit ainsi plusieurs fonctions. Nous en identifions trois distinctes.

 

Le premier intérêt est de lutter contre la fluctuation des effectifs : en ce sens, le paternalisme constitue un outil d’attraction et de fidélisation des ouvriers. C’est typiquement le cas chez Michelin où, à la fin du XIXè siècle, Clermont-Ferrand apparaît comme une ville moyenne située dans un environnement rural relativement mal desservi (Bui-Xuan, 1995). Récemment, la DRH d’une multinationale nous confiait que l’offre sportive était un des éléments du « package attractivité » imaginé par ceux chargés d’attirer les cadres à potentiel. De même, chez Adidas, où le siège national est encore basé, jusqu’en 2018, dans un village alsacien de 202 habitants, le directeur général expliquait qu’avec un gymnase et un panel d’activités sportives fournies, il comptait bien « faire venir des talents de Paris ». Un bel écho aux « moyens doux pour amadouer » certains ouvriers qualifiés dans l’industrie métallurgique du XIXè siècle (Noiriel, 1988).

 

Le deuxième intérêt des pratiques sportives est qu’elles permettent de « distraire le cerveau » tout en continuant à « l’entraîner à travailler », selon André Citroën (Schweitzer, 1980). Il convient alors d’occuper les ouvriers, de les stimuler, de les amuser. Roland Peugeot, fils du fondateur éponyme, confie que le sport a été mis en place afin d’offrir aux travailleurs une occupation, mais aussi « pour éviter que les gens s’ennuient » (Lutaud, 2005). Les activités sportives permettent de surcroît de jouer sur la forme des ouvriers et de rendre leur travail acceptable, physiquement et psychologiquement (Fridenson, 1989). De nos jours, le constat perdure, même si les usages diffèrent. Dans nos sociétés marquées par une forte intensité concurrentielle, il faut continuer à secouer le cocotier, à stimuler les commerciaux, à encourager ses équipes… tout en ménageant les forces de travail. La recette des managers ? Elle tient en un mot : le wellness. Être bien au travail. Le bien-être au travail. Le mot résonne dans différents colloques, ouvrages (Cederström, Spicer, 2016), salons (comme celui de VitaeLia ou encore Pep’Sport) et autres formations. Entendons-nous bien : si le sport ludique d’antan continue à investir l’univers de l’entreprise, sous la forme de séminaires de team-building par exemple, on observe un mouvement d’adaptation des pratiques sportives à des fins de régénération des corps – et des âmes – au travail. Le cadre moderne est celui qui, malgré l’exigence des tâches confiées, va être capable de trouver un équilibre. Son équilibre, physique et mental, pour performer en mettant sous cloche ses états d’âme, ses souffrances, ses doutes, ses échecs, ses failles. Se prendre en charge, gérer sa santé et donc son bien-être deviennent une obligation morale à laquelle il est déconseillé, quand on veut être un salarié modèle, de se soustraire. Cette figure succède à celle du self-made-man, entrepreneur sportif, dépeint par Alain Ehrenberg (1991) à la fin du XXè siècle. Dans The Odd One In, Alenka Zupancic (2008) parle à cet effet de biomorale. Ce que l’on peut désormais appeler « culte du bien-être » est alimenté par l’entreprise qui met à la disposition des cadres modernes, à la manière d’un hôtel étoilé et des services à la personne qu’il propose, un florilège d’activités permettant d’entretenir cette nouvelle injonction morale.

 

Le troisième intérêt du « paternalisme sportif » d’antan est, on aurait tort de l’oublier, d’éduquer, de surveiller et de contrôler une main-d’œuvre considérée comme étant faillible. Les patrons voient dans les sociétés sportives un outil permettant de favoriser « la régression de l’alcoolisme, le relèvement de la moralité, la bonne tenue, l’entretien de l’esprit de discipline et de camaraderie » (Trist, 1990). Typiquement, le sport est alors considéré comme un moyen au service des patrons leur permettant d’écarter les ouvriers, en les divertissant, des cabarets « où se mélangent et la menace de l’alcoolisme et celle des rencontres syndicales probablement subversives » (Trist, 1990). Les sources d’inquiétudes des DRH divergent désormais, même si la finalité productive demeure, sans doute plus que jamais dans notre société mondialisée. La population a changé avec l’évolution de la composition de la population active. Désormais, les cadres modernes intériorisent les contraintes. Ils savent qu’ils peuvent aller à la salle de fitness en plein milieu de l’après-midi, mais ils n’y vont pas ! Aujourd’hui, les maux qui cristallisent les angoisses de certains DRH s’appellent stress, burn-out, TMS (troubles musculo-squelettiques), suicides au travail ou sédentarité. On ne met plus en place une offre sportive pour assurer la productivité de l’entreprise, pensez donc, mais pour accompagner le salarié dans son équilibre personnel. On leur crée des challenges où ils doivent faire un maximum de pas, bracelet connecté au poignet. On rend les choses plus ludiques. On les fait bouger, on est au service de leur santé. Mais le contrôle perdure, d’une certaine façon, notamment lorsque l’on suit le salarié en collectant ses données personnelles en dehors du travail. On l’a compris, l’entreprise de demain se pose comme un nouveau territoire d’expression de la (bonne) santé. Nul doute que les activités physiques adaptées à ce public spécifique contribuent à alimenter cette tendance.

 

En somme, on retiendra que l’arrivée du sport dans le monde du travail, si elle se justifie dans un premier temps par des discours philanthropiques, répond tout aussi bien à une logique que l’on peut qualifier de paternaliste, quelle que soit l’époque considérée : si les formes diffèrent dans le temps, les usages restent à bien des égards assez comparables. Fidéliser, divertir et, in fine, encadrer les salariés : voilà une des fonctions centrales du sport en entreprise aujourd’hui.

L’auteur
Julien Pierre est maître de conférences, Unité de recherche « sport et sciences sociales », Université de Strasbourg
www.sport-entreprise.com

 

Pour aller plus loin
La majorité des apports de cet article est tiré d’une thèse de doctorat en STAPS (Pierre, 2009) dont les références figurent dans la bibliographie ci-dessous

 

– Bui-Xuan Gilles (1995), « Les écoles Michelin optent pour la méthode naturelle », in P. Arnaud, J.-P. Clément, M. Herr, Éducation physique et sport en France 1920-1980, éditions AFRAPS, Clermont-Ferrand, p. 61-77.

– Cederström Carl, Spicer André (2016), Le syndrome du bien-être, édition L’Échappée.
Chartier Roger, Vigarello Georges (1982), « Les trajectoires du sport : pratiques et spectacle », Le Débat, n° 19, février, p. 29-49.

– Ehrenberg Alain (1991), Le culte de la performance, éditions Hachette, collection Pluriel.
Fridenson Patrick (1989), « Les ouvriers de l’automobile et le sport », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 79, p. 50-62.

– Lutaud Laurent (2005), FC Sochaux Montbéliard. D’une coupe à l’autre, 1937-2004, documentaire sur l’histoire du FC Sochaux et de l’industrie Peugeot, Seppia, Strasbourg.
Noiriel Gérard (1988), « Du « patronage » au « paternalisme » : la restructuration des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le mouvement social, n° 144, p. 17-35.

– Pierre Julien (2009), S’investir corps et âme en entreprise. Contribution à une sociologie de la mobilisation des cadres par le sport, thèse de doctorat en STAPS, Université de Strasbourg.
Schweitzer Sylvie (1982), Des engrenages à la chaîne : les usines Citroën 1915-1935, PUL, Lyon.

– Trist Suzanne (1990), « Le patronat face à la question des loisirs ouvriers : avant 1936 et après », Le mouvement social, n° 150, p. 45-57.

– Zupancic Alenka (2008), The Odd One In: On Comedy, The MIT Press.

 

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