par André Gauron
Avec l’échec de Benoît Hamon à la présidentielle, la question du revenu universel a disparu aussi vite qu’elle avait fait irruption lors de la primaire socialiste. Pour autant, on aurait tort de penser que son piètre score clôt le débat, relayé par la proposition d’assurance chômage universelle. André Gauron réagit à la reprise de l’idée de « revenu universel » par Mark Zuckerberg :
Dans le monde schumpétérien dans lequel nous vivons, où l’innovation permanente est destructrice des cadres anciens, l’idée de revenu minimum répond au besoin de protection que crée le mouvement de destruction/création d’emplois et l’incertitude qui l’accompagne, de disposer « d’un filet de sécurité en cas d’échec ». Elle participe de cette « quête de sens » qu’évoquait Mark Zuckerberg, dans son discours à l’Université d’Harvard le 25 mai 2017 (discours reproduit dans le journal Le Monde des 28 et 29 mai 2017). Que l’inventeur et président de Facebook préconise d’explorer « des idées comme le revenu universel », n’est pas sans conséquence pour l’avenir de ce débat. Il est certain qu’on ne donne pas le même sens à cette idée sur la côte californienne et chez les socialistes européens. Chez Mark Zuckerberg, l’idée de revenu universel participe de sa vision libertaire de la société, dominée par l’individu « entrepreneur » et où la solidarité est assurée par la charité et les « communautés d’appartenance » que chacun se constitue. Pour les socialistes européens, le revenu universel participe d’une réflexion plus large sur le devenir de l’Etat Providence. Leur point de départ est toutefois le même, et il faut s’y arrêter avant de revenir sur cette opposition : la robotisation va-t-elle faire disparaître l’emploi ?
L’idée que le progrès technique détruit de l’emploi n’est pas nouvelle. Elle est aussi vieille que le machinisme et elle reste aujourd’hui aussi fausse qu’hier. Elle repose sur une confusion entre micro et macroéconomie. Au niveau de l’entreprise, l’automatisation permet de produire plus avec moins d’heures de travail et, donc, augmente la productivité du travail. A volume de production inchangée, elle est destructrice d’emplois. En revanche, si ce volume augmente suffisamment, le niveau de l’emploi pourra être maintenu. Pour qu’il en soit ainsi, l’entreprise doit élargir ses propres débouchés, en ruinant les entreprises concurrentes qui n’ont pas automatisé, en gagnant de nouveaux acheteurs grâce à la baisse des prix induite par l’augmentation de la productivité ou en exportant vers de nouveaux marchés. Dans le premier cas, il y a bien baisse de l’emploi, mais celle-ci se manifeste dans les entreprises qui ne se sont pas modernisées ; dans les deux autres cas, l’impact sur le niveau de l’emploi dépendra de l’évolution de la demande globale et donc de l’ensemble des interactions macroéconomiques que provoque l’automatisation.
Dans l’hypothèse où toutes les entreprises d’un secteur s’automatisent en même temps, l’impact sur chacune d’elles dépendrait de même de l’évolution de la demande adressée à ce secteur. Son augmentation est en général insuffisante pour éviter des pertes d’emploi dans le secteur considéré. Mais même dans ce cas, il est possible que l’impact sur la demande globale de la hausse de revenus induite par les gains de productivité se traduise par un simple déplacement des emplois du secteur considéré vers d’autres secteurs, en fonction de la déformation de la demande mais aussi de l’opportunité qu’offrent les gains de productivité de réduire le temps de travail.
L’idée d’une raréfaction du travail et des emplois ne peut donc pas être retenue. Tout dépendra d’une part de l’équilibre qui s’établira entre augmentation de la production et baisse du temps de travail et, d’autre part, de la façon dont l’augmentation de revenus se répartira entre consommation et épargne au niveau national, européen et mondial. C’est à ce niveau qu’il faut agir. La perception que le monde salarié – comme l’opinion publique de façon plus générale – a de l’impact de la robotisation est due à un mauvais partage des revenus : nous sommes dans une phase d’excès d’épargne et d’insuffisance de consommation qui se traduit par une croissance potentielle faible au regard des gains de la robotisation. Taxer les robots ou freiner l’automatisation, en décourageant par exemple l’innovation par des allégements de cotisations sociales qui privilégient les emplois non automatisables, constituent des inepties économiques. Le résultat obtenu est l’inverse de celui recherché : les entreprises qui n’innovent pas sont concurrencées par celles qui le font et finissent par être évincées du marché. Elles ferment, licencient et les emplois qu’on croyait avoir sauvegardés sont perdus. Les solutions sont au contraire à rechercher à deux niveaux : au niveau macro, dans un rééquilibrage du partage des revenus en faveur du travail ; au niveau micro, par l’accompagnement de la robotisation par l’évolution des compétences (problème de formation) et de la mobilité (problème du logement et des transports).
Au-delà de ce débat, l’opposition entre deux visions de la société, qui n’est pas prête de s’estomper, constitue le principal défi pour qui veut « créer un monde où chacun trouve sa raison d’être » pour reprendre les mots de Mark Zuckerberg. Un monde charitable mais individualiste versus un monde solidaire. Pour comprendre ce qui oppose ces deux visions, il faut s’arrêter sur l’idée même de solidarité puisque, visiblement, elle ne va pas de soi. On oppose souvent le système bismarckien au système beveridgien. La différence ne tient pas seulement à deux modes d’organisation : professionnelle pour le premier modèle, universelle et étatique pour le second. Elle oppose deux finalités différentes qui se traduisent par deux conceptions de la solidarité.
Le système bismarckien, dont les modèles socio-démocrates sont les héritiers, vise à sécuriser le revenu du salarié face aux différents aléas qui peuvent affecter l’emploi du salarié et le priver de revenus : maladie, invalidité, retraite, et chômage. Dans une extension de la reproduction de la force de travail, il peut viser aussi à compenser la charge financière des enfants. Le système beveridgien s’inscrit, au contraire, dans une logique très ancienne en Grande-Bretagne, de secours aux pauvres, indépendamment de toute relation au travail. Dans le premier cas, la solidarité s’exerce entre tous au bénéfice de tous. A un moment ou un autre de son existence, chacun est concerné par le risque de maladie, d’invalidité ou de perte, temporaire ou définitive, d’emploi et la possibilité ou non d’élever des enfants. Chacun est donc à la fois contributeur et bénéficiaire potentiel. On peut parler d’une solidarité horizontale qui n’est pas seulement financière, elle est sociale au sens où elle crée une communauté de solidarité, d’autant plus forte qu’elle repose sur une base professionnelle. Avec Beveridge, on a affaire à une solidarité verticale, exclusivement verticale, des riches vers les pauvres, et donc de quelques-uns vers quelques-uns, qui peut être organisée par l’Etat mais qui peut tout aussi bien être prise en charge par la charité. Contributeurs et bénéficiaires sont par nature différents et créent des communautés distinctes aux intérêts divergents : les uns payent, les autres reçoivent. Ce système s’accompagne en général d’un système de prévoyance pour la retraite et pour la maladie ou, comme en Grande-Bretagne, d’un système entièrement public de santé. Bismarck exclut les pauvres du bénéfice d’un système qui repose sur le travail ; Beveridge exclut les salariés d’un système qui s’adresse, à l’inverse, à ceux qui sont sans travail.
Ces deux conceptions sont au cœur du débat sur le revenu universel. Dans le cas français, le débat est rendu confus par le fait qu’il tend à mesurer l’efficacité d’un système, qui reste d’essence bismarckienne, à sa capacité à secourir ceux qui n’en relèvent pas et pour lequel un système d’aides sociales a été créé à côté, en parallèle pour justement combler ce que la protection sociale n’assure pas. Du coup, on tend à tout rapporter à la seule solidarité verticale, objet de toute l’attention des statisticiens et des économistes, et à ignorer ce fondement même de la protection sociale en France qu’est la solidarité horizontale. Le risque est alors de faire basculer tout le système d’une logique à l’autre, et pour améliorer la solidarité en faveur des pauvres (en renforçant notamment leur accès aux droits), de défaire la solidarité horizontale qui fait communauté. La croyance, évoquée plus haut, de la disparition des emplois du fait de la robotisation, pousse évidemment en ce sens. Si les emplois sont condamnés à disparaître massivement, le nombre de personnes en dehors du travail va se multiplier et c’est tout l’édifice bismarckien qui est menacé. Dans ce cas, il y a effectivement urgence à explorer de nouvelles pistes. Mais si cette croyance se révèle fausse, comme j’ai tenté de le montrer, alors l’enjeu devient différent et plutôt que de détruire ce qui fait communauté, il faut tendre à renforcer la solidarité de la communauté en poursuivant le mouvement d’universalisation de la protection sociale. Au-delà d’une simplification des minimas sociaux, la question principale devient alors celle de la refonte de l’assurance chômage pour « donner à chacun une sécurité permettant d’essayer de nouvelles choses » et d’accompagner les changements, contraints ou volontaires d’emploi. Il s’agit alors de revoir à la fois les règles d’accès à un revenu transitoire et à une élévation/diversification des compétences.
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