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par Dominique Legrand, propos recueillis par Claude-Emmanuel Triomphe

Dominique Legrand est un bourlingueur. Marin, skipper sur des traversées transocéaniques puis logisticien pour des ONG, il a ensuite occupé des postes dans l’administration du travail puis dans le groupe BSN/Danone avant de prendre entre 2002 et 2014 les commandes de la DRH de l’Opéra de Paris. Alors qu’il venait d’ouvrir un cabinet spécialisé en stratégie sociale, il livrait pour Metis en janvier 2015 un point de vue « non artistique » sur une maison d’Opéra.

 

Opéra BastilleOn dit que l’Opéra de Paris est une grosse machine 

C’est énorme en effet pour une entreprise de spectacle. 5000 personnes environ y travaillent chaque année pour un équivalent temps plein de 2000 salariés. C’est l’archétype de l’entreprise de main d’œuvre et un des plus grand opéra du monde en termes de production. Et il a deux salles ! Et contrairement aux idées reçues qui voudraient en faire seulement un temple de la créativité, il est d’abord doté d’une organisation très rigoureuse, à commencer par la planification des « masses artistiques » pour reprendre une appellation de la maison, 154 danseurs, 120 artistes des chœurs, 48 pianistes et last but not least 174 musiciens auxquels il convient de rajouter une moyenne de 15% d’intermittents.

 

Pour sortir un spectacle d’opéra avec des solistes lyriques qui ont peu de temps de répétition, 90 musiciens dans la fosse, parfois autant de choristes sur le plateau et une centaine de techniciens qui concourent au spectacle sur le plateau ou dans les ateliers, il faut une prodigieuse organisation de régie. La place de la créativité est moins importante que celle de l’organisation. Et donc une organisation du travail qui pourrait faire pâlir d’envie le monde industriel, comme un dispatcher qui pilote des millions d’hecto de fabrication de bière par exemple. Ce qui n’empêche pas que chaque artiste soit individuellement un virtuose.

 

Les divas considèrent-elles ce qu’elles font comme un travail ?

Bien sûr, la dimension artistique n’empêche pas cela. Elles disent elles-mêmes qu’elles travaillent. Il y a d’ailleurs, même si chacun est à sa place, une véritable communauté de travail ente les divas, les artistes permanents et les techniciens. Les divas sont contrairement à ce que l’on pense des gens personnes souvent très seules. Si certaines se déplacent avec une suite (souvent familiale), la plupart ont très peu de monde autour d’elles. Elles vont d’hôtel en hôtel, chauffent leur voix le matin pour pouvoir chanter le soir. Et il est nécessaire de pouvoir trouver une solution en cas de défection, situation plus fréquente que l’on ne pense. Seule obligation pour les titulaires c’est de prévenir en début d’après-midi pour confirmer leur présence le soir.

 

Il n’y pas que des artistes à l‘opéra…

A côté des masses artistiques, il y a les autres, avec d’une part des métiers très particuliers et qui n’existeraient plus sans l’Opéra : les modistes qui fabriquent des chapeaux, un atelier de perruque, l’un des deux qui subsistent en Europe. Ces métiers rares resteront tant qu’on fera de l’Opéra au niveau où on le fait en France ! Et de l’autre, il y a les techniciens bien sûr. Ces ouvriers du spectacle ont une particularité: ils ne font jamais la même chose. Ils sont à la fois très nombreux – 550 fixes secondés par une moyenne de 120 ETP intermittents – mais travaillent comme des artisans. Nécessairement ils sont qualifiés mais tout aussi nécessairement ils sont autodidactes. Beaucoup de choses qu’ils font ne s’apprennent pas dans les rares écoles spécialisées comme c’est le cas par exemple pour la régie plateau qui ne s’apprend que sur le terrain. .

 

Ces techniciens sont aussi proches des artistes : ils sont ensemble sur le même plateau. C’est un peu comme si les ouvriers des ateliers de Renault étaient avec les ingénieurs des bureaux d’études qui créent les voitures. Cette proximité les valorise beaucoup mais est porteuse par essence d’incessants problèmes de hiérarchie. Très rétifs à l‘autorité ils sont en même temps au service de la production. Cela génère une hystérie permanente. Et pourtant à 19.30 et pas 19h32 ou 34, le rideau se lève !!

 

Est-ce qu’on « manage » les artistes ?

Oui, mais avec d’autres méthodes que celles qu’on apprend dans les manuels de RH ! Qu’il s’agisse d’un grand chef d’orchestre qu’il faut ramener à la raison et aux termes d’un nombre de répétitions ou d’une représentation, d’un soliste en début de carrière qui s’estime lésé, il convient à la fois de respecter l’artiste, voir d’admirer la vedette, et de l’amener néanmoins à rester dans le cahier des charges initialement prévu pour la production. Par-delà ce quotidien, il y a aussi la gestion des caprices et des peurs mais c’est bien naturel au regard du stress que ces métiers ne manquent pas de provoquer.

 

Les artistes invités ont pendant une période tout pouvoir : on leur « donne » le plateau. Et c’est là qu’intervient le régisseur général – dont le métier a beaucoup évolué notamment sous l’influence des technologies numériques – et qui est obligé de concilier deux monstres sacrés : le metteur en scène et le chef d’orchestre, deux patrons donc, contrairement au théâtre où il n’y en a qu’un. Il convient donc d’alterner les répétitions afin que chacun des d’eux trouve son moment privilégié de créativité. Pour finir par une pré-générale « piano » en costumes pour le metteur en scène et une pré-générale avec orchestre pour le chef. Cette conciliation complexe reste sous l’œil attentif du directeur, responsable du budget.

 

Les métiers de l’Opéra sont-ils à risques ?

La panne ça existe ! Ce monde-là est à la fois extrêmement technique, très artisanal et très aléatoire. Dans tous les théâtres par exemple il y a des appels d’air, dus aux portes qui s’ouvrent et qui se ferment au public qui réchauffent (au sens propre) la salle. Ils font bouger, de façon parfois difficile à prévoir, les éléments suspendus dans les cintres et engendrent des risques de coincements, de cisaillement et de chute de décors qui peuvent peser plus d’une tonne. Il en va de même des éléments qui apparaissent des dessous. Les détails sont très importants, le sens d’un boulon ou d’un écrou, la réactivité au « top » du régisseur général. Bref un plateau de théâtre c’est dangereux.

 

Grande entreprise de spectacle, vous utilisez beaucoup d’intermittents, de personnes sous statuts précaires

Il y a les intermittents artistiques et les autres. Par définition les solistes et certains artistes de la troupe sont des intermittents. Celles et ceux qu’on admire, les divas, sont des salariés nécessairement en CDD, même si on dit qu’on a un cachet plutôt qu’un contrat. Mais je me demande si ce n’est pas la vocation de ces métiers-là d’intervenir dans différents lieux plutôt que de rechercher le statut du CDI standard qui est de plus en difficile à gérer au regard des budgets fluctuants qui sont ceux des entreprises de spectacles vivants, sans parler des petites structures qui sont pauvres par définition. Si on est un technicien intermittent et employé dans de petites structures, on va être très compétent, on sera doté d’une employabilité faible et on ne saura pas travailler dans de grandes maisons comme l’Opéra. Par contre si l’on tourne et que l’on va dans de petits , moyens ou grands théâtres, à la fin on sait tout faire. Un éclairagiste, celui qui crée des lumières, commence comme assistant éclairagiste, voir même comme électricien, dans de petites productions. S’il ne faisait pas cela, il ne deviendrait jamais un éclairagiste talentueux. C’est un peu iconoclaste. Prenons quelqu’un qui sort de l’école de la rue Blanche : s’il commence et reste dans une maison comme l’Opéra de Paris, il va mettre 25 ans à devenir chef d’équipe. Par contre s’il tourne partout il a beaucoup plus de chance de trouver plus vite un poste à responsabilité.

 

Je ne dis pas qu’il faut précariser encore plus la profession. Il faut de la sécurité mais autrement. On pourrait envisager que l’Opéra de Paris, la Comédie française, les grands opéras de province se groupent pour permettre et sécuriser ces parcours !

 

L’intermittence ça coûte non ?

Pour ce qui concerne les intermittents, ce n’est pas l’Opéra qui coûte cher, ce sont les sociétés de production, notamment celles de l’audiovisuel qui sont organisées en fonction du statut de l’intermittence. C’est dans ce domaine qu’il faut porter le fer et réformer drastiquement. Pour le reste ce ne sont pas les « petits » qui courent après le cachet et les petites compagnies qui coûtent cher. Mais je n’ai pas l’impression que l’on veuille enfin regarder cette réalité en face.

 

Et puis on oublie un peu facilement qu’un euro investi dans la culture c’est 5 euros qui arrivent dans l’économie. Au bout du compte, ce que coûte le spectacle vivant à l’UNEDIC ce n’est pas grand-chose…..

 

Opera on StrikeUn mot sur les grèves qui collent encore à tort ou à raison sur l’image de l’Opéra de Paris ?

Le nombre de grèves a beaucoup baissé. J’en veux pour preuve d’une part que depuis près de 8 ans il n’y a plus de grève portant sur des revendications internes mais seulement des revendications du niveau national de la profession (solidarité avec les intermittents par exemple) . Par ailleurs nous avons réalisé ces deux dernières saisons 32 mois sans un seul jour de grève ; le taux de conflictualité ne semble pas évoluer négativement. Une des raisons de cette baisse significative est que la direction de l’Opéra a décidé de laisser une large part au dialogue social et de résoudre l’essentiel des questions par des négociations et des accords majoritaires. L’idée a été d’amener les organisations syndicales à la discussion et à la négociation, je dirai à la production de normes négociées en interne afin de coller le plus près possible au besoin. 146 accords d’entreprise majoritaires, soit au sens d’une majorité d’organisations avant 2008, soit au sens de la Loi de 2008 (50% d’audience électorale) ont été conclu en dix ans. Quelque soient les nouvelles politiques mises en oeuvre après mon départ, cette méthode et cette période a ont été éducatives pour les syndicats, à eux aussi maintenant d’imaginer une nouvelle donne sociale. Mais attention, l’Opéra reste fragile.

 

L’Opéra a aussi la particularité d’avoir été un des premiers dans l’histoire sociale à connaître un régime de retraite

Le régime de retraite de l’Opéra de Paris est le plus ancien de France et d’Europe. C’est en effet Louis XIV qui l’institue d’abord pour les danseurs et pour les comédiens de Molière qui sont aujourd’hui regroupés à l’Opéra national de Paris et à la Comédie Française. Quand l’Opéra devient un établissement public, une loi de 1939 jette les bases du régime actuel. Dans l’après-guerre, ces régimes sont confortés puis étendus aux diverses catégories de personnel, comme ceux des cheminots de la SNCF, de l’actuelle RATP, des notaires… Les administratifs bénéficient de régimes analogues à ceux des fonctionnaires. Aujourd’hui les âges de départ (ouverture des droits) varient, concernant le personnel artistique, entre 42 ans pour les danseurs et 62 ans pour les musiciens.

 

Pour aller plus loin 

Infographie : les intermittents en Europe

 

Crédit images : CC/Flickr/Tiago Mendes-Costa & CC/Flickr/Gideon

 

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