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Pierre, 35 ans, plutôt beau gosse, a repris la ferme de ses parents. Il l’exploite seul. Trente vaches laitières, par ordre d’apparition à l’écran Griotte, Verdure, Topaze, Biniou… Sa sœur Pascale est vétérinaire. Une façon de rester proche. Les parents ne sont pas loin. Ils ne lâchent pas vraiment l’affaire, fiers lorsque Pierre annonce qu’il est premier quant à la qualité de son lait, mais sans complaisance lorsqu’ils constatent qu’il est sixième quant à la production. Angélique, la boulangère qui se verrait bien épouser Pierre, complète le tableau.

 

paysan

Petit paysan de Hubert Charuel avec Swann Arlaud, Sara Giraudeau, Bouli Lanners, India Hair, 2017

 

La catastrophe

Mais Petit paysan n’est ni un documentaire savant sur la paysannerie au 21ième siècle, ni un nouvel épisode de l’Amour est dans le pré. Hubert Charuel y raconte la terreur et la fébrilité qui assaillent Pierre quand une épizootie bovine mortelle se répand et qu’il doit admettre que son troupeau est touché. La force du film est dans cette mise en scène de la confrontation entre le travail quotidien de Pierre, les horaires, la répétition des gestes maîtrisés, le savoir-faire comme une deuxième nature, et le surgissement d’un drame. Il vit en quasi osmose avec ses vaches, leur parle et elles comprennent. Nous partageons l’émotion du vêlage et l’affection de Pierre pour ce jeune veau, fragile sur ses pattes, et avec lequel il est si doux. Pierre aime son métier et nous comprenons qu’il l’aime. Comment accepter les conséquences de cette épidémie ? C’est injuste, violent, un monde s’écroule. Pierre passera par toutes les phases, le déni, le mensonge, la colère, la fuite. Ça s’appelle l’énergie du désespoir.

 

Hubert Charuel parvient à traiter sur un pied d’égalité les scènes naturalistes, les images de la vie ordinaire, le travail, les copains, les parents, le voisin, le grand air, et le suspens, non seulement quant à l’issue finale mais aussi quant aux conséquences des initiatives successives de Pierre. Le jeu des acteurs et la mise en scène, aussi sobres l’un que l’autre portent l’ensemble, sans les afféteries qui marquent souvent les premiers films. Dans un article de l’Obs, Jérôme Garcin, enthousiaste, parle de l’improbable rencontre entre Depardon et Tarantino. Rien que ça !


La troisième dimension

Cette image est juste mais incomplète. Il y a une troisième dimension dans Petit paysan, la dimension politique. En fait il faudrait dire, l’absence de dimension politique. Le drame de Pierre est un drame personnel. Ses états d’âme comme ses initiatives sont encastrés dans l’amour de son métier et son attachement à son troupeau. Les interlocuteurs de Pierre sont le vétérinaire, sa sœur en l’occurrence. Elle ne sait plus très bien où elle habite, un pied dans la ferme, l’autre dans la technostructure et logiquement elle joue le rôle de modératrice, principe de précaution en bandoulière. Elle comprend, elle compatit, mais exécute la règle. Puis l’administration, froide, sans appel. L’empathie, connaît pas. Et puis, il y a ce paysan belge. Son troupeau a été abattu pour la même maladie et il communique son désespoir sur la chaîne Youtube qu’il a créée, et que Pierre regarde, fasciné, terrorisé. Jamy parle de son suicide, il veut alerter l’opinion quitte à jouer la politique du pire. La Chambre d’agriculture ? Un syndicat ? Une communauté locale ? Paradoxalement l’agriculteur voisin, le « gros paysan » qui croit dans la modernité, l’élevage intensif, la robotisation et les investissements financés en s’endettant un maximum, s’en tire, alors que le « petit paysan » est touché. C’est lui qui téléphonera le premier à Pierre, pour lui proposer, non pas de l’aide, mais de racheter ses terres.

 

Pierre ne peut compter sur personne. Ne peut, ou ne veut compter sur personne ? On ne sait pas. Hubert Charuel n’ouvre aucune fenêtre vers un questionnement politique ou simplement collectif. La multiplication des épizooties qui touchent les vaches, les volailles, les moutons, est-elle une fatalité ? L’alimentation, le mode d’élevage, le productivisme, sont-ils en cause ? Est-il possible d’accompagner ceux qui sont touchés par ce drame autrement qu’en leur demandant d’être patient en attendant le versement des indemnités promises ? Le drame de Pierre est d’autant plus intense qu’il le vit comme une affaire strictement personnelle, une fatalité qui lui tombe dessus, lui, petit paysan passionné et méritant, qui « n’a jamais fait que ça et ne sait rien faire d’autre ». On ne peut pas demander à un film de répondre à des questions sociales et politiques complexes, mais Petit paysan aurait gagné à les poser, à suggérer au moins qu’elles sont des questions légitimes. Lors de la rencontre Depardon – Tarantino, il aurait fallu inviter Ken Loach !

 

Les paysans à l’honneur

Deux remarques pour finir. Je suis touché qu’on y parle de paysans, et pas d’agriculteurs ou d’exploitants agricoles, ces termes inventés par les fonctionnaires, les statisticiens et le Crédit Agricole. Il permet de dire la fierté de ceux qui ont un métier exigeant, faisant appel à des savoirs théoriques et d’expérience très complexes. Notre nourriture, dont la qualité et/ou la nocivité nous hantent, dépend du soin qu’ils prennent à cultiver la terre et à élever les animaux de la ferme, que les végétariens me pardonnent ! Ce soin a à voir avec la démocratie (je renvoie ici au livre de Joëlle Zask La Démocratie aux champs)

 

Enfin avec Petit paysan le cinéma, plutôt négligent avec le travail des paysans, se rattrape. Quelques films documentaires viennent à l’esprit : Profils paysans, la trilogie de Raymond Depardon (2001-2009), Paul dans sa vie de Remi Mauger (2005), Sweetgrass de Lucien Castaing-Taylor et Ilisa Barbash (2011), Bovines de Emmanuel Gras (César du meilleur film documentaire en 2012). Ils sont excellents mais dépeignent plutôt un monde en voie de disparition, attachant et déjà un peu exotique. Le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent (2015) fait exception en présentant des expériences novatrices, permaculture et fermes urbaines. Petit paysan s’en distingue radicalement en assumant la fiction, le caractère exceptionnel de la situation, le suspens – on a parlé de thriller mental-, la jeunesse des personnages. Sur le même sujet, je ne vois guère que Béliers de Grimur Hakonarson, film islandais (présenté à Cannes en 2015), qui mettait en scène deux frères qui s’opposent quant à la stratégie à adopter face à ceux qui veulent abattre leur troupeau menacé par la maladie, faire place nette au risque de voir une race locale et rare de béliers définitivement disparaître.

 

Cela fait beaucoup de raisons d’aller voir Petit paysan, de partager avec Pierre son amour pour le métier qu’il a choisi et le malheur qui le frappe. Cela fait aussi beaucoup de raisons de s’interroger sur le type d’agriculture que nous voulons et sur ce qui peut (re)donner aux paysans le pouvoir d’agir et la fierté du travail bien fait. Accessoirement, la qualité de ce que nous mangeons et notre santé sont en jeu !

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.