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Savez-vous qu’une paludière commence sa journée en souhaitant « bien le bonjour » au couple de cygnes qui l’attend chaque matin ? Jean-Marie Bergère revient sur ces récits de travails, racontés de façon minutieuse et touchante à la première personne, que Patrice Bride et Pierre Madiot nous offrent dans leur livre Vous Faites quoi dans la vie ?


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Autant de personnes, autant d’histoires

Savez-vous qu’un urgentiste à SOS Médecin fait une vingtaine de visites en 24 heures de permanence et qu’une bonne part de ses interventions consiste à « accorder un moment d’attention à des déprimés, des suicidaires, de plus en plus de victimes de burn-out, calmer des patients agités, soulager des toxicomanes » ? Qu’un marin-pêcheur dort par tranche de deux heures/deux heures et demie pendant les 12 jours d’affilée qu’il passe en mer ? Qu’un conducteur de TGV adapte sa vitesse en fonction du relief et qu’entre Paris et Marseille il ne consomme d’énergie que sur 50 % du trajet en profitant de l’inertie du train et qu’ainsi « on arrive à la même heure, mais on n’a pas trop fait marcher les centrales nucléaires » ? Qu’un maçon expérimenté venu du Congo peut travailler sur des chantiers pendant dix ans en situation irrégulière avant d’obtenir ses papiers ? Qu’une paludière commence sa journée en souhaitant « bien le bonjour » au couple de cygnes qui l’attend chaque matin ? Que pour des raisons de sécurité, un commandant de bord d’Air France a très peu de chance de voler deux fois avec le même co-pilote ?

 

La précision minutieuse de ces récits de quelques pages, écrits à la première personne et rassemblés sous le titre Vous faites quoi dans la vie ? rend leur lecture toujours étonnante, souvent émouvante, révoltante quelquefois. Mais souligner cette matérialité, cette saisie du vif du travail, cette exigence de ne pas se payer de mots, ne suffit pas à dire l’intérêt du livre de Patrice Bride et Pierre Madiot. En posant à vingt-sept personnes dans des situations professionnelles très différentes cette même question familière : « Vous faites quoi dans la vie ? », ils n’ont pas documenté des fiches de poste ou produit des « référentiels métiers ». Ils n’ont pas non plus actualisé les descriptions édifiantes et pittoresques du « Tour de la France par deux enfants » publié il y a 140 ans. Grâce à leurs récits et à leur fidélité aux propos entendus, nous entrevoyons plutôt ce qu’il y a d’universel dans le travail de chacun.

 

Un même engagement

On ne peut pas les nommer tous, Anne, Alain, Thierry, Mathilde, etc. Leurs récits sont classés en cinq rubriques : Urgences – La vie des autres – Grandes machines – Dans la nature – Sur la route. Le classement se justifie sans doute, mais ce qui frappe c’est plutôt ce qu’il y a de commun. Les situations sont différentes, les savoir-faire à mobiliser ne sont pas interchangeables, les risques sont plus ou moins grands, les routines plus ou moins présentes, mais à la fin, ce qui compte c’est la possibilité – ou non – de s’engager dans son travail, de le vivre comme une expérience qui a un impact sur le monde et sur les autres, et avec la même intensité un impact sur soi. Ce que chacun a à cœur de dire c’est qu’il n’est pas un exécutant, une machine, qu’il apprend, qu’il est touché, qu’il n’en sort pas indemne, pour le pire quelquefois, pour le meilleur souvent.

 

C’est vrai pour Mathilde, journaliste radio, confrontée à des situations dramatiques, le tremblement de terre au nord de Rome, la situation des réfugiés à Lampedusa. Elle ne peut faire ce qu’on attend d’elle sans s’interroger sur ce que retiendront ceux qui sont de « l’autre côté du poste » et qui entendent sa voix, ses mots, son ton pendant une minute, une minute trente quelquefois. « Je n’ai pas droit à l’erreur », dit-elle. C’est vrai aussi pour Kanké qui fait le ménage dans les hôtels de la Baule et des alentours. Écoutons-la : « Une belle chambre bien propre, bien aérée, pas de poussière, où tout est bien placé, j’appelle ça une bonne chambre. Et là je suis fière du travail ». C’est vrai pour Guillaume, éleveur « bio », installé avec Céline depuis 6 ans : « C’est ainsi que l’équilibre que j’essaie d’atteindre dans mon exploitation se répercute sur notre mode de vie. Respecter l’équilibre des bêtes, l’équilibre de la terre, c’est respecter aussi notre équilibre à nous ».

 

On ne travaille pas seul

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Tous les récits témoignent de l’irremplaçabilité d’un engagement personnel dans son activité. Ils disent tout autant que rien ne peut se faire seul et que la qualité des relations est cruciale dans l’accomplissement du travail et dans le plaisir qu’on y trouve. Il ne s’agit pas d’œuvres individuelles et pas plus de la recherche narcissique et sans fin de la « réalisation de soi ». Les mots pour dire le collectif ne sont pas ceux de la division du travail, des coordinations laborieuses, des organigrammes multidimensionnels. On parle plutôt de convivialité, d’entraide, de coup-de-main, de solidarité, de fraternité : « Sans cette fraternité et la confiance, rien ne serait possible. Pour que le sauvetage fonctionne, quand ça commence à être tendu, il faut que chacun puisse compter sur l’autre », ou « Il n’est pas question de laisser un confrère dans la difficulté. S’il lui arrive un pépin familial, un ennui de santé, on va former une équipe pour le relayer » (Aude, paludière). Ce sont bien sûr aussi les relations avec les clients qui comptent. Mickaël qui travaille dans une station-service fait la différence entre ceux qui sont désagréables, n’ont pas de patience, se montrent impolis et d’autres : « C’est avec plaisir que je retrouve mes maçons portugais blagueurs et l’insomniaque du matin, les ostréiculteurs bons vivants du soir et tous ceux qui, à tout moment, font halte en prenant la peine de venir me dire simplement bonjour et au revoir ».

 

Pour Adrien, chauffeur de taxi : « le plus important à mes yeux c’est d’être dans le relationnel… Pour moi, les courses médicales, c’est transporter des patients. Les petites courses en ville, typique taxi, ce sont des clients… Pour eux on n’est pas grand-chose ». Cette distance, le mépris dont elle témoigne, est une blessure. Sylvain travaille dans un chantier naval : « Avec les copains, on se dit qu’on ne montera jamais sur ce genre de bateau… Laissons les paquebots partir. Ce n’est pas pour nous. Par contre je ne regrette pas le temps que j’ai passé à les construire ».

 

Le monde se rappelle à nous

Travailler c’est la satisfaction de faire, de transformer la matière, de résoudre un problème, d’anticiper un aléa, d’être prêt pour un plan B, de nouer une relation. Tout cela n’arrive pas dans un monde à part, un monde clos. Les enjeux sont techniques, mais aussi immédiatement éthiques et politiques. La production de miel de Samuel est gravement affectée par l’usage des pesticides dans l’agriculture. Evelyne, prof de philo, doit se conformer à ce qu’elle professe « la philo n’est pas seulement de l’ordre du savoir, mais aussi de l’existence » et en conséquence prendre le temps de dialoguer avec les parents et rester assez disponible pour rebondir sur les propos véhéments de certains élèves « en l’occurrence, je représente l’adulte qu’ils peuvent engueuler parce qu’ils se sentent traités injustement pas la société ». Il faut quelquefois passer outre les consignes et prendre en main une voiture en difficulté afin de poursuivre son parcours de salage d’une route enneigée (Jean). Jean-Baptiste le dit « je fonctionne un peu à l’ancienne ». Pour lui, qui installe un logiciel à usage professionnel, ça signifie prendre le temps d’adapter son produit aux besoins réels du client nonobstant les recommandations du chef qui « veut du générique qui convienne à tout le monde ». Le monde tel qu’il va est aussi fait de restructurations. Pascal, imprimeur rotativiste, constate qu’une « page est tournée » 70 ans après la création de l’imprimerie du journal Le Monde. Il tient à préciser que « grâce à une bonne mobilisation syndicale, on a tous été recasés ».

 

Je ne peux pas citer tous les récits. Pas un n’est de trop. Anne infirmière dans un service de soins palliatifs doit secourir en urgence une parturiente. C’est la nuit du 13 novembre 2015. Nous partageons son excitation, ses hésitations, son émotion, sa solitude, tout au long de cette « sacrée nuit ». L’aisance avec laquelle Caroline monte à 90 mètres de haut pour contrôler le bon fonctionnement des éoliennes est proprement stupéfiante. Avant de « bosser », elle prend le temps d’admirer le paysage : « Le parc que je préfère se trouve en Normandie, pas très loin d’Etretat. Depuis le toit, on a une vue panoramique sur la mer, avec les falaises blanches en perspectives à l’horizon ». Quelques minutes plus tard, elle s’y met : « À ce moment je me trouve sur la plaque qui obture la racine de la pale qui est dirigée vers le bas. Il y a un petit bouchon qu’on peut retirer pour jeter un coup d’œil à l’intérieur de la pale, c’est très vertigineux. Le faisceau de la lampe torche ne permet pas d’éclairer la pale jusqu’à son extrémité. Surtout ne pas la faire tomber dedans ».

 

Dire le travail

On a envie de poursuivre la discussion, de relancer quand au détour d’une phrase ce sont les difficultés, les frustrations, les envies de changer qui s’expriment. On subodore qu’il est plus facile de répondre à la question quand l’équilibre entre les joies et les peines est en faveur des premières. On voudrait d’autres récits. On est prêts à parier que d’autres, moins bien dans leur travail, meurtris, humiliés, révoltés, auraient eu un égal intérêt à nous dire « ce qu’ils font dans la vie ». On a tous besoin de parler de « ce qu’on fait dans la vie ». Le travail y tient une très grande place, qu’on ait un emploi ou non. On a tous besoin d’en parler et d’être écoutés – ou d’écrire et d’être lu ! -, autant pour reprendre son souffle que pour le penser, le situer mentalement dans un ensemble plus large, s’y sentir bien, le transformer.

 

Pour en savoir plus :
Vous Faites quoi dans la vie ? de Patrice Bride et Pierre Madiot. Editions de l’Atelier. 175 pages. 16,00 €. Le projet est né au sein de la Coopérative Dire le travail créée il y a un peu plus d’un an. 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.