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par André Gauron

« Il est très possible que Uber ne soit plus là dans cinq ans » (1). Du moins, dans son fonctionnement actuel. Sauf à réduire le montant de sa commission et à augmenter le prix des courses, son business model n’est pas viable. Une entreprise, fût-elle une plateforme numérique, ne peut pas travailler en permanence à perte (2) sans que les autorités de concurrence s’émeuvent des distorsions de concurrence que cela génère ni que les investisseurs s’inquiètent pour l’avenir de leurs capitaux. Uber ou pas, les plateformes numériques continueront d’exister. Il importe donc, au-delà du cas d’Uber qui polarise le débat en France, au-delà aussi de diverses affirmations – basculement d’une économie de la production vers une économie de la demande ou d’une économie de la propriété vers une économie du partage – et des débats sur le statut des travailleurs des plateformes, de comprendre ce qu’il y a de singulier dans l’économie des plateformes numériques. Nouvelle forme de capitalisme ou version extrême d’un « néolibéralisme mondialisé » ?

 

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Historiquement, le développement du capitalisme a toujours procédé d’un quadruple mouvement : une extension de la sphère marchande, l’abolition/reconstitution de barrières à l’entrée, la réduction des temps morts de production de valeur, enfin, un financement à la hauteur des besoins en capitaux. L’insécurité qui en résulte pour les travailleurs a eu pour conséquence le développement concomitant d’une protection sociale destinée à assurer à chacun une permanence d’un minimum de ressources face aux aléas de la vie et de l’emploi. Les plateformes numériques ne dérogent nullement à ce mouvement historique ni aux nécessités de garantir une certaine sécurité des ressources monétaires à chacun. En quoi sont-elles singulières et présentent-elles des particularités qui seraient irréductibles à celles de l’économie mondialisée ?

Dans leur rapport sur Les plateformes collaboratives, l’emploi et la protection sociale, Nicolas Amar et Louis-Charles Viossat définissent les plateformes dites collaboratives comme « un écosystème original et varié fondé sur une relation de pair à pair » (3). Le Conseil national du numérique les définit de façon plus exacte comme « des services occupant une fonction d’intermédiaire dans l’accès à l’information, aux contenus, aux services et aux biens, le plus souvent édités ou fournis par des tiers ». Cette définition corrige le malentendu qu’induit « une relation de pair à pair » qui laisse entendre un face à face entre deux particuliers qui s’effectuerait sans intermédiaire. La nouveauté qu’introduisent les plateformes ne réside pas dans les activités dont elles se saisissent (louer un bien, partager un trajet en voiture, offrir un service…), mais bien dans le fait que la plateforme se substitue à une relation directe entre particuliers et, lorsqu’elle existait, tue la gratuité et la solidarité qui présidaient à cette relation. Au lieu de rendre un service ou de faire partager un trajet en voiture ou un coupe-haie, l’anonymat de la plateforme favorise l’offre de la même prestation contre paiement.

Nombre de plateformes font entrer dans le marché ce qui, dans une relation directe, pouvait relever d’une relation de don/contre-don. D’autres ne font qu’élargir un marché existant en le portant au niveau mondial en utilisant la technologie Internet (VTC vs taxis, e.commerce vs vente par correspondance). Ce qui les caractérise, c’est la « multitude », pour reprendre la traduction que Nicolas Amar et Louis-Charles Viossat donnent du mot anglais « crowd ». La marchandisation se nourrit de la multitude, de la foule anonyme. La gratuité peut subsister aux marges de cet écosystème, mais les plateformes facilitent la mutation de ce qui était gratuit en activité payante – la création ou l’extension de véritables marchés se substituant à des solidarités de voisinage, des vide-greniers, des locations ponctuelles – tout comme elles élargissent ce qui était déjà payant.

Les plateformes s’inscrivent dans le mouvement séculaire de croissance des marchés du local au mondial. Des activités qui réclamaient une présence physique et restaient confinées de ce fait dans des marchés locaux (brocantes, vide-greniers et autres espaces occasionnels) se voient offrir la possibilité d’une chalandise sans frontière de nature à changer radicalement la dimension de l’activité, d’amateur en professionnelle, d’occasionnelle en permanente, qu’il s’agisse de vendre des bijoux, de louer une chambre, de partager ses trajets ou de toute autre activité… ou de devenir « chauffeur de taxi » occasionnel ou permanent sans les charges ni les contraintes des taxis. Pour autant, cela suffit-il pour que des amateurs se transforment en professionnels et selon la formule d’Anne Jourdain de « faire d’une passion un métier » (4) ? On peut en douter (5), qu’il s’agisse de plateformes de vente, de livraison ou même de transport de personnes.

Pour que cette extension de la sphère marchande ait lieu, une condition est nécessaire : l’abolition des barrières à l’entrée et des rentes qui y sont attachées. Certes, les plateformes peuvent être elles-mêmes créatrices de barrières à l’entrée et de rentes dans le but d’imposer leur monopole, mais avant d’en créer de nouvelles, elles doivent faire table rase des anciennes. Parfois, le terrain a déjà été préparé avant l’arrivée de la plateforme. C’est le cas par exemple avec les VTC qui ont ouvert la voie à Uber en contournant l’obligation de posséder la licence qui autorise les taxis à stationner sur l’espace public et l’examen qui permet de s’installer comme chauffeur de taxi. Avec les VTC, le simple permis de conduire suffit et aucun apport n’est nécessaire, il suffit de louer une voiture auprès de sociétés spécialisées, ouvrant ainsi l’accès au métier à de nouveaux entrants.

 

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Cette situation de totale déréglementation n’aura été cependant que transitoire. Avec la réintroduction de l’obligation de posséder une carte professionnelle VTC (qui implique le passage d’un examen ou à l’obtention d’une équivalence pour les anciens chauffeurs), une barrière à l’entrée se trouve réintroduite même si elle reste sans rapport avec l’achat de la licence de taxi. À la licence individuelle, les autorités publiques peuvent aussi, comme à Londres, réintroduire une barrière à l’entrée sous la forme d’une taxe de circulation imposée aux plateformes de VTC, fonction du nombre de voitures en circulation. Son impact risque toutefois d’être ambigu : vis-à-vis des taxis traditionnels, elle réduit les distorsions de concurrence ; en revanche, elle peut, en fonction de son montant, consolider la position de monopole de l’entreprise dominante en rendant l’accès au marché trop coûteux pour de nouveaux entrants.

La question des barrières à l’entrée est un enjeu capital. Contrairement à l’idée la plus répandue, le propre d’Uber ne réside pas dans l’organisation de l’activité de taxi à travers une plateforme numérique, mais dans sa volonté de recréer une barrière à l’entrée sous la forme d’un marketing intensif destiné à accaparer la plus grande part du marché au prix d’un investissement colossal. Uber s’est allégé de l’immobilisation de capitaux à la fois dans l’achat des voitures et l’embauche de salariés pour tout mettre sur le capital circulant que constituent les dépenses de marketing. C’est là que réside le changement de modèle. L’objectif est double : prendre le maximum de commissions pour amortir les frais de marketing et être le plus attractif possible pour les chauffeurs dans un contexte où leur nombre n’est pas aussi extensif qu’on pourrait le croire. Cette stratégie n’est absolument pas inhérente à l’existence des plateformes numériques. C’est l’ambition de parvenir à cette position de quasi-monopole qui conduit une société comme Uber à être une société capitalistique et à devoir lever d’énormes masses de capitaux pour la financer. Mais ce n’est pas propre aux plateformes. On la retrouve par exemple dans le low cost aérien avec Ryanair qui dans un marché en croissance au niveau mondial doit s’assurer une position dominante pour s’attirer les pilotes.

L’organisation du travail dans les plateformes n’est pas non plus aussi innovante que le modèle Uber peut le laisser penser. L’objectif est aussi ancien que l’économie capitaliste : réduire les temps morts tout au long de la chaîne de valeur et les coûts de production. L’activité de taxi est discontinue. Elle connaît des heures de pointe et des heures creuses. Aux heures de pointe, la demande ne peut être satisfaite que par un nombre accru de chauffeurs que ceux nécessaires en période creuse. Le salariat aurait trois conséquences négatives pour les plateformes : 1/ disposer d’un nombre de chauffeurs indépendant de la demande, même si certains d’entre eux n’étaient embauchés qu’aux heures de pointe ; 2/ assurer une rémunération indépendante du nombre de courses réalisé par le chauffeur, 3/ prendre à sa charge la partie employeur du financement de la protection sociale. Il impliquerait en outre de gérer des contrats de travail qui seraient soumis aux législations ou conventions nationales, comme la mensualisation, la durée du travail ou le respect d’un salaire minimum là où ces conditions existent, mais aussi le paiement de cotisations sociales pour la protection sociale.

Pour les plateformes de transport (pas seulement Uber), la gestion la plus rationnelle consiste à renvoyer les risques sur les chauffeurs eux-mêmes. Ce sont ces derniers qui doivent manifester leur présence auprès de la plateforme alors qu’avec des salariés, celle-ci devrait s’assurer de la prise effective de leur service. La rationalité pour l’entreprise est bien de les considérer comme des travailleurs indépendants avec les avantages (la liberté supposée) et les inconvénients (en cas d’absence ou d’insuffisance d’activité) du statut. En contrepartie, la plateforme doit pouvoir puiser dans un vivier suffisant de chauffeurs pour satisfaire toutes les demandes des heures de pointe et fidéliser ainsi une clientèle qui juge la plateforme à la rapidité du service. Comme on l’a vu précédemment, elle a donc besoin de lever les barrières à l’entrée, d’abord celle de la rareté, qui viendraient réduire le nombre de candidats chauffeurs.

 

La difficulté réside dans la fixation d’un « juste prix » de la course qui doit répondre à trois conditions : rémunérer suffisamment le coût des investissements (mise au point des algorithmes et marketing) à travers la préemption d’une commission, écraser le marché pour acquérir puis préserver une position dominante, enfin, rester attractif pour recruter les chauffeurs tout en laissant à ces derniers la charge du financement de leur protection sociale. Ce « juste » prix ne dépend pas seulement de la combinaison entre niveau du tarif et montant de la commission prélevée sur le prix de la course, mais tout autant du nombre de commissions obtenu, donc de courses. La recherche d’une position de monopole en est la conséquence, tout en étant à l’origine de coûts élevés.

 

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Pour exister, ce type de plateforme doit pouvoir lever des montants considérables de capitaux destinés à la fois à financer les dépenses courantes (notamment marketing) et couvrir pendant des années les pertes d’exploitation. La rémunération du capital ne peut dès lors reposer sur un profit inexistant. Elle réside entièrement dans la perspective de plus-value que peut espérer l’investisseur s’il revend sa participation (la valorisation d’Uber est aujourd’hui estimée à plus de 50 milliards de dollars). Le financement est donc forcément un financement de marché et non un crédit bancaire. Pour réunir les capitaux nécessaires, l’entreprise doit vendre du rêve, faire croire à la pertinence de son modèle et à sa capacité à s’imposer sur le marché en évinçant toute concurrence. Si ce pari ne peut être tenu, les investisseurs peuvent redouter qu’un krach financier mette fin à l’aventure dans un temps plus ou moins long. Tant que l’entreprise n’est pas cotée en bourse (c’est, pour l’instant, le cas d’Uber), les investisseurs peuvent juger que ce risque n’est pas immédiat, mais ils ne pourront pas éviter l’heure de vérité le jour où la société ne parviendra plus à lever aussi facilement les capitaux nécessaires à la poursuite de son activité et à honorer ses obligations financières. Les investisseurs y laisseront leur chemise et les chauffeurs leur emploi. L’avenir dira si le changement de dirigeant et de philosophie que celui-ci veut impulser suffira à assurer la pérennité d’Uber.

 

Beaucoup des questions débattues à propos des plateformes numériques l’ont été bien avant leur apparition : la frontière entre amateur et professionnel dans les brocantes et vide-greniers, les ventes ou locations occasionnelles, l’utilisation de moyens de communication dans la vente par correspondance, passée du courrier au téléphone, puis à l’internet, le même téléphone et internet pour la réservation de taxis, le recours au travail indépendant sur les chantiers de BTP, le rôle des guides pour comparer des prix… Les plateformes représentent un changement d’échelle, pas de nature. Contrairement à une présentation très ancrée dans l’histoire économique, la spécificité des plateformes n’est pas à rechercher dans la technologie. Elle réside dans un changement de convention par rapport au fordisme, le passage d’une convention industrielle à une convention marchande (6).

La convention marchande se manifeste aux deux extrémités de la chaîne de valeur, par appel aux investisseurs financiers et non au crédit bancaire pour la mobilisation des capitaux et par appel au travail indépendant pour l’exécution du travail. Investisseurs et travailleurs (indépendants) supportent tous les risques, l’entrepreneur qui vit des commissions générées par les transactions, une sorte de rente, croissante avec leur nombre. Le seul risque qu’il supporte est celui de la notoriété qu’il doit financer à coup de campagnes marketing pour la transformer en parts de marché. Avant Uber, Apple avait ouvert la voie à ce que l’ancien président d’Alcatel, Serge Tchuruk, appelait « l’entreprise sans usine », autrement dit, une entreprise qui conçoit et vend sans jamais produire elle-même et donc sans assumer le risque de la production et de sa réalisation monétaire. Avec Apple, ce sont les entreprises chinoises qui assument le risque, avec Uber, ce sont les chauffeurs, dans tous les cas, ce sont des prestataires extérieures à la société.

 

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Toutes les plateformes numériques ne relèvent pas de cette organisation marchande. L’e.commerce, dont Amazon est devenu le symbole, reste le prototype de l’organisation industrielle classique, traitement des commandes, achat et stockage des marchandises, logistique de livraison, travail salarié taylorisé. Rien ne distingue Amazon de ce que furent La Redoute ou Les Trois suisses aux grandes heures de la vente par correspondance, ou de ce qu’offrent aujourd’hui tous les grands distributeurs. Amazon, malgré internet, reste un commerçant classique, si ce n’est son caractère mondial qui lui donne une puissance d’achat inégalée. À l’inverse, les grands groupes n’ont pas attendu l’émergence et le développement des plateformes pour segmenter leurs chaînes de valeur selon la plus stricte des conventions marchandes en faisant éclater les vieilles organisations fordistes et en segmentant en interne et en extériorisant une partie de leur force de travail.

La singularité n’est nullement dans l’organisation « plateforme ». Elle réside dans l’éclatement de l’organisation fordiste en de multiples unités coordonnées par le marché et ce, à l’échelle mondiale. Internet donne le sentiment d’une totale déterritorialisation de l’entreprise, mais celle-ci a toujours un siège social. Elle en a même souvent deux, son siège d’identité, américain le plus souvent pour les grandes plateformes numériques, et son siège fiscal. La localisation des sociétés dans des pays à fiscalité nulle ou très faible n’est d’ailleurs pas propre aux plateformes et autres GAFA. Les entreprises industrielles les plus classiques le pratiquent depuis bien longtemps. C’est l’un des fruits avariés de la libéralisation généralisée des mouvements de capitaux à partir des années soixante-dix. Le statut des travailleurs n’est pas davantage singulier : il s’agit toujours d’échapper au coût de la protection sociale, soit ici à travers un statut d’indépendant, soit en Chine ou ailleurs dans des pays où elle est inexistante ou très faible, d’en renvoyer l’entier financement sur les individus eux-mêmes et, finalement, de la privatiser.

Les plateformes numériques ne sont rien d’autre que la pointe extrême d’un capitalisme néolibéral mondial étendu aux activités tertiaires.

 

Pour en savoir plus :

(1) Steven Hill, entretien avec Corine Lesnes, Le Monde du 24 novembre 2017
(2) Pour la seule année 2016, la perte est estimée à 3 milliards de dollars pour un chiffre d’affaire de 5,5 milliards.
(3) Nicolas Amar et Louis-Charles Viossat, Les plateformes collaboratives, l’emploi et la protection sociale, rapport IGAS, mai 2016, p. 14.
(4) Anne Jourdain, « Faire de votre passion un métier », La question des frontières du travail à l’épreuve des usages différenciés de la plateforme Etsy, Université Paris-Dauphine, séminaire DREES-DARES, 15 novembre 2017.
(5) D’après les premiers résultats de l’enquête d’Anne Jourdain, sur la plateforme Etsy, seulement 1 % des utilisatrices réaliserait un chiffre d’affaires dépassant le Smic.
(6) Cf, Bernard Billaudot, Le néolibéralisme, doc ronéoté, décembre 2017. On peut définir la convention industrielle comme un mode de coordination par une organisation planifiée (les fameux bureaux des méthodes) avec des prix fixés à l’avance en fonction des coûts de production. La convention marchande est, au contraire, un mode de coordination par le marché avec des prix fixés dans l’échange. Elle n’est jamais totale : dans le cas d’Uber, le prix de la course n’est pas libre et n’est pas l’objet d’un accord entre le client et le chauffeur, il est fixé par des algorithmes par la société et identique pour tous les chauffeurs.

 

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