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par Denis Maillard, propos recueillis par Danielle Kaisergruber

Denis Maillard vient de publier un livre percutant et profond, Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard, 2017). À partir de nombreuses enquêtes de terrain, de remontées d’expérience, il inscrit l’analyse de la montée des revendications religieuses sur les lieux de travail dans la perspective plus vaste des changements du travail lui-même et de la place qu’y tiennent les subjectivités.

 

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La question de la religion, et des revendications religieuses, en entreprise est assez peu abordée : comment t’es venue l’idée de travailler ce sujet, très sensible et révélateur de bien des choses quant aux évolutions du travail ?

 

Cela fait près de cinq ans que je m’intéresse à cette question. Au départ, c’était essentiellement une curiosité par rapport à des faits que l’on pouvait me rapporter. Puis ce bruissement est devenu insistant, lancinant. Au point qu’il était difficile, en 2015 notamment, après les attentats de janvier et de novembre, de passer la question sous silence. J’avais participé durant l’année 2014 au Lab’ d’Astrees consacré aux réalités ethniques et religieuses, mais sans épuiser le sujet. Je me suis rendu compte petit à petit que ce qu’on appelle commodément « le fait religieux au travail » souffrait de ne jamais être considéré pour lui-même. En effet, dans ce domaine, on est toujours pris entre trois abstractions qui ne permettent pas de penser le phénomène dans son ensemble : d’un côté, le droit et la jurisprudence qui partent de cas réels, mais restent la plupart du temps hors de portée de l’action des encadrants et des DRH. Ce qui emmène ces acteurs, de l’autre côté, vers les guides pratiques rassurants, mais ne leur expliquent ni le sens ni les raisons de ce à quoi ils sont confrontés. Et à tout cela, s’ajoute la notion politique de laïcité propre à la France dont personne ne sait plus ce qu’elle recouvre et si elle s’applique ou non à l’entreprise privée. Il m’a donc fallu commencer par éloigner tous ces éléments et déplier différents niveaux d’explication qu’il s’agissait ensuite de tenir ensemble pour comprendre ce qui se passe « quand la religion s’invite au travail ». Et mon hypothèse à ce sujet est assez simple : le fait religieux au travail tel qu’il apparaît aujourd’hui est le produit d’une rencontre explosive entre trois phénomènes qu’il s’agit de penser ensemble : les ratés de l’intégration des populations issues de l’immigration, le tournant identitaire de la société française, dont les politiques de diversité ont été le corollaire dans les entreprises, et enfin le processus d’individualisation qui a pris l’aspect d’une subjectivisation du travail valorisant l’identité des salariés.

 

En fait, le livre montre que la question n’est pas récente, contrairement à ce que l’on pourrait croire… Tu reprends en particulier la longue histoire des liens religion et travail, notamment celle des ouvriers du secteur automobile avec les « grèves saintes » des années 1980, avec parfois le soutien syndical aux revendications sur les salles de prière dans les usines, ou sur le ramadan…

 

S’agissant de l’islam, en effet, son apparition dans le monde du travail comme revendication assumée remonte aux grèves de 1982 que l’on a appelées « le mai 68 des immigrés ». En mai-juin 1982, à Aulnay d’abord, puis à Poissy ensuite, les OS immigrés se mettent en grève pour réclamer de meilleures conditions de travail et le respect de leur dignité. Celle-ci prend deux formes à leurs yeux : la fin du système de management de type militaire et colonial qu’on appelait le système Simca (paternalisme, gestion communautaire et ethnique des salariés, syndicalisme maison), mais également la possibilité de prier dans l’usine grâce à des salles dédiées, l’aménagement des horaires pour le ramadan et l’accolement de la cinquième semaine de congés payés aux quatre autres. Je souligne cette dernière revendication, car elle donne la clé d’interprétation du mouvement. En effet, à l’époque et même avec le recul, il est difficile d’y comprendre grand-chose : la CGT soutient ces revendications religieuses, le gouvernement s’y résout et il n’est pas question de laïcité. Mais Jean Auroux, par exemple, s’en prendra quelque temps plus tard (en 1983 face à des grèves du même type à Billancourt) à ceux qui veulent importer la radicalisation religieuse dans l’entreprise. Et il pense bien entendu à l’Iran dont la révolution khomeyniste a eu lieu quatre ans plus tôt. Alors que s’est-il passé ? Mon hypothèse est que ces grèves et ces revendications sont le signe d’une demande d’intégration bien plus que d’une radicalisation. Ce sera la même chose un an plus tard avec la fameuse marche des Beurs, mais dans un tout autre langage : celui, appris à l’école pour les enfants, de l’égalité républicaine ; celui d’un islam traditionnel pour les pères. C’est bien parce que vous savez que vous ne rentrerez pas « au pays » que vous demandez de pouvoir y passer plus de temps durant l’été, d’où la revendication concernant la cinquième de congés. Donc c’est bien parce que ces ouvriers immigrés ont fait souche chez nous qu’ils demandent à pouvoir vivre et travailler ici avec leur religion au grand jour. Fallait-il leur accorder ? C’est une autre question. Mais force est de constater que, dans le cadre de l’industrie automobile, c’est la CGT et le syndicalisme en général qui sont venus soutenir ces ouvriers et reprendre la tradition d’hospitalité religieuse sur le lieu de travail initiée par le patronat dans le but de contrôler ces salariés. Il y a eu comme un transfert d’obligation de l’employeur vers le syndicalisme. De fait aujourd’hui à Poissy, par exemple, c’est Force ouvrière qui relaie certaines préoccupations religieuses des ouvriers du site.


Comment se débrouillent aujourd’hui les syndicats avec ces questions ? Ils semblent pris entre des exigences contradictoires. Est-ce qu’ils ont évolué sur le sujet depuis le surnom donné à l’un d’eux « Force orientale », à la RATP ?

 

L’embarras est palpable. Mis à part la CFTC dont le nom indique l’origine confessionnelle, tous se défendent d’être liés en quoi que ce soit à des préoccupations religieuses. Mais sur le terrain la situation est plus compliquée : si je laisse de côté l’existence de syndicats communautaires voire confessionnels, c’est-à-dire de syndicats (qu’ils soient ou non confédérés) dont la majorité des membres partagent une même origine ou une même religion et en font un programme revendicatif, il faut souligner que la réforme de la représentativité les a fragilisés. Depuis 2008, être représentatif dans l’entreprise c’est faire plus de 10 % des voix. Et donc être plus sensible qu’avant aux demandes des salariés-électeurs comme le sont les maires par exemple ou d’autres élus. Lorsque ces demandes portent sur des aspects religieux, il faut bien du courage et des principes pour ne pas rester insensible ; surtout si ce bargain s’apparente à du chantage : « on vote pour toi si tu soutiens la salle de prière ; sinon tu perds 10-70-150 voix… et on appellera à voter contre toi ». C’est le dilemme qu’a eu à affronter Force ouvrière à la RATP : soumis à ce type de pression de la part de ses propres membres, le syndicat – fortement imprégné de laïcité – a décidé de se défaire de 200 de ses syndiqués. Il faut saluer ce courage d’autant que le résultat a été la perte de la représentativité de FO à la RATP…

 

Le ministère du Travail a diffusé en 2016 un Guide : est-ce à dire qu’il y a une position « officielle » ?

 

Oui, celle du Code du travail… Plus sérieusement, le guide du ministère est un modèle du genre compte tenu de ce que je disais plus haut : il est particulièrement bien fait et aborde beaucoup de situations. Mais bien qu’ayant fait l’objet de nombreuses discussions avec l’ensemble des partenaires sociaux, il ne peut faire autre chose que rappeler le droit du travail. Ce faisant, on ne saisit pas pourquoi on se retrouve face à ces situations. C’est là que l’expression « fait religieux » prend un sens particulier : c’est comme si l’on était mis devant le fait (religieux) accompli : face à nous, il y a des gens qui croient et expriment leur religion. Pourquoi ? Quelles religions ? Quelles spécificités de la croyance aujourd’hui ? À toutes ces questions, il n’est apporté aucune réponse. De ce point de vue, l’expression « fait religieux au travail » dévoile autant qu’elle masque : elle révèle des situations qu’elle empêche immédiatement de penser. Comment en est-on arrivé là et qu’est-ce que révèle l’expression religieuse au travail ? C’est ce que je me suis attaché à expliquer.

 

Ton livre est passionnant et très riche, car il dépasse largement la seule question des interpellations religieuses sur les lieux de travail en établissant un lien de causalité entre la montée des revendications d’expression de la religion et la montée de l’individualisme, telle qu’analysée par Marcel Gauchet. Peux-tu expliciter ce lien ?

 

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J’essaie d’appliquer aux questions de travail les analyses de Marcel Gauchet qui est pour moi et depuis longtemps un guide précieux pour cheminer dans la pensée. On retrouvera d’ailleurs dans mon livre, notamment à travers la vision du travail comme « commun incarné », une inspiration qui vient de cette école de pensée qu’est la phénoménologie française, de Merleau-Ponty à Marcel Gauchet en passant par Claude Lefort. Que dit Marcel Gauchet et en quoi sa pensée est-elle intéressante pour l’entreprise ? Après avoir posé que notre monde est « sorti de la religion », c’est-à-dire d’une structuration religieuse du monde fondée sur la domination (les règles d’organisation viennent de plus haut que nous), sur la tradition (le fondement des lois viennent de plus loin que nous), sur la hiérarchie (il existe une chaîne des êtres partant de Dieu et descendant vers les êtres les plus humbles) et la totalité (les individus sont subordonnés à la société), Gauchet explique que notre monde est en tout point inversé par rapport à cette pure religion : à la domination s’oppose la représentation ; à la tradition s’oppose l’innovation, à la hiérarchie s’oppose l’égalité et, enfin, à la totalité s’oppose l’individualisation. C’est donc à l’aune de cette dernière dynamique qu’il s’agit de penser notre société et, partant, l’entreprise. Dès lors, il n’existe plus, dans n’importe laquelle des manifestations collectives, que des implications d’aspiration individuelle. Dit autrement, la société ou le collectif ne disparaissent pas, mais ils passent pour ainsi dire au second plan, ce qui rend leur existence moins évidente et plus ambiguë. C’est le cas de la religion : la croyance ne disparaît pas, mais l’attachement aux rites devient plus individuel même lorsqu’il s’agit de l’adhésion à une tradition rigoriste et anti-individualiste. Mais c’est la même chose au niveau du travail avec une histoire bien particulière puisqu’elle mêle le besoin de flexibilité des entreprises au désir de liberté des individus. Si bien que depuis une quarantaine d’années on est en présence d’un discours managérial qui glorifie l’implication individuelle, l’investissement subjectif et l’affirmation de l’identité personnelle dans le travail. Résultat, lorsque cette identité est religieuse, rien ne s’oppose plus à son expression.


Est-ce qu’en insistant sur le lien entre « je suis un individu y compris au travail » et « j’ai le droit d’y apporter tout ce qui me caractérise dont ma subjectivité et ma religion », tu ne risques pas de minimiser les aspects collectifs de cette affirmation identitaire ? Dit autrement, les religions dessinent aussi des groupes, des communautés, et ne sont pas qu’un marqueur individuel ?

 

C’est une discussion que j’ai pu avoir avec des sociologues des religions qui observent, notamment dans les pays du golfe persique et de la péninsule arabique, une modernisation de la jeunesse arabe – à l’université ou au travail -, mais sans qu’on distingue pour autant chez elle une perte de religiosité notamment collective. C’est un fait : en France comme à Bahreïn il y a du monde à la mosquée ! Rajoutons qu’un temple protestant s’ouvre en moyenne tous les 10 jours en France. Donc tout concourt à penser que des références collectives encadrent encore largement les individualités religieuses. Pourtant, rien n’est moins sûr. Il y a toujours deux aspects dans la religion : une dimension de croyance individuelle qui est du ressort de l’intime et un aspect rituel qui est d’ordre collectif et donc visible. Or, on observe trois mouvements qui illustrent bien la recomposition contemporaine du religieux d’une manière individualiste. Premier élément : l’intime cherche à se montrer et devient visible. Dit autrement, croire c’est montrer que l’on croit. C’est précisément cela que l’on rencontre dans les entreprises : une visibilité de la croyance personnelle à rebours de toute une tradition de discrétion des militants religieux, des prêtres ouvriers ou de tous les accommodements possibles des religions elles-mêmes : à quoi sert-il de croire si ce n’est pas pour le montrer aux autres ? Mais c’est la même chose avec la nourriture sur Instagram ou les opinions politiques sur Twitter ou Facebook : il faut les montrer ! De cela découle le second élément de cette recomposition : chacun cherche la foi et les marqueurs de la foi qui lui correspondent le mieux. Tout le monde bricole sa religion. Même et surtout les plus rigoristes qui épousent des traditions et des attitudes largement reconstruites. En effet, comme l’avait déjà vu Montaigne, la tradition n’existe, en tant que telle, que dans un monde moderne ! Et il n’est donc possible de revenir à l’ancien (la tradition) qu’avec les instruments du nouveau (l’adhésion subjective). Quand bien même ce choix reviendrait à se nier soi-même. C’est toute l’ambiguïté qui entoure le débat sur le voile par exemple : il est possible de choisir librement de nier sa liberté… C’est là le troisième et dernier étage de cette recomposition religieuse contemporaine : la manière d’investir le rituel et donc le collectif est éminemment individuelle. C’est la rançon paradoxale de l’effort d’éducation qui a été entrepris depuis la fin du XIXe siècle : contrairement à ce qu’ont cru les rationalistes, dans le sillage de Ferry ou de Buisson, l’école (même laïque) ne prémunit pas contre la religion ; elle permet en revanche une appropriation plus personnelle ou plus individuelle des phénomènes sociaux, donc de la religion. Si l’école peine à former des citoyens, elle fournit par contre son lot ininterrompu d’individus, y compris religieux. Mais leur soubassement est individualiste avant d’être religieux.

 

Quel bilan fais-tu des politiques de ressources humaines dites « de diversité » ? Tu sembles dire qu’elles se sont retournées contre leurs initiateurs ?

 

Ce qu’à la suite de l’UIMM il y a quelques années, j’ai appelé « l’entreprise providence » est le produit ambigu de la crise de l’État social et du tournant identitaire de la société française à la fin des années 1970 : à partir de cette époque, l’entreprise a été mise en demeure de faire à la place de l’État ce qu’il n’arrivait plus à réaliser. Et notamment, l’action qui paraissait être la plus urgente tant elle devenait insupportable à tous : la lutte contre les discriminations. Pour répondre à cette demande, on a préféré la diversité multiculturelle à l’égalité républicaine. La naissance tonitruante de ce nouveau mode de pensée a été l’irruption politique de SOS racisme après l’échec de la marche des Beurs. On sentait, dans la constitution de la Marche de l’année 1983, une première tension entre « pour l’égalité » et « contre le racisme ». SOS racisme n’aura pas les mêmes pudeurs : l’égalité a été remisée dans l’implicite ; restait le racisme… Attention, la France est bien entendu un pays multiculturel en fait. Le problème, c’est qu’on a souhaité aussi qu’elle le soit en droit. Mais sans toucher aux principes républicains qui ne le permettent pas. C’est donc aux entreprises qu’est revenu le privilège de réaliser ce programme. Mais il faut reconnaître qu’elles l’ont épousé avec enthousiasme : égalité hommes-femmes, intégration des handicapés, promotion des minorités visibles et sexuelles ; la peur de la discrimination agitée par le droit européen a pris la forme d’un catalogue de communautés à apaiser ou à promouvoir. Pourtant, tout a commencé à coincer à partir de 2005 avec l’accélération de l’expression identitaire musulmane. C’est en 2008 et l’affaire Baby Loup, que l’on a compris que le caillou dans la chaussure multiculturelle s’appelait « fait religieux »… La RATP est emblématique de cela : une politique de diversité totalement assumée et efficace, mais dont on ne saisit pas tout de suite les effets pervers et les implications religieuses et communautaristes. Dans un pays travaillé depuis des siècles par une opposition entre l’État et l’Église qui a peu à peu cantonné la croyance dans la seule sphère privée, la religion a du mal à apparaître comme une dimension multiculturelle inoffensive. C’est cela qui est en jeu aujourd’hui en France : les tensions avec la religion ont quitté la sphère politique pour investir la sphère civile (rue, entreprise) dont le principe est à la fois la manifestation de la croyance, mais aussi la cohabitation avec des gens que l’on n’a pas choisi et dont il faut respecter la liberté. Le droit à l’expression de soi dans une sphère qui a fait jusqu’à présent de la modération de soi l’un de ses principes…

 

Des différents problèmes qui se posent aux entreprises (et aux DRH en particulier), ceux qui concernent des dispositions comme la mise à disposition de lieux de prière, ou les dérogations d’horaires, ne sont peut-être pas les plus redoutables. Il en va autrement, tu le soulignes bien, de la question des rapports des hommes et des femmes dans le quotidien du travail… On touche là à la collaboration entre collègues dans le quotidien du travail et aux règles du jeu que l’on se donne ?

 

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Je recense trois manifestations qui posent le plus souvent problème : les signes visibles, comme le voile par exemple, le refus d’exécuter certaines tâches en raison de sa religion, mais surtout les relations entre les sexes. En effet, on touche ici de manière paroxystique à la question de l’altérité qui me semble être la dimension essentielle du travail. On ne travaille jamais seul. Cette lapalissade est en réalité porteuse d’un grand sens philosophique, celui de l’incarnation. Pas dans un sens religieux, mais dans un sens phénoménologique : le travail existe avant tout comme une expérience humaine plurielle et corporelle que l’on éprouve dès que l’on entre dans la vie active. Refuser à l’autre, dans sa condition sexuée donc dans sa dimension d’altérité, toute reconnaissance (en refusant ses ordres ou en refusant de lui serrer la main), c’est nier le travail lui-même. Cela va bien au-delà du sexisme qui est désormais puni par la loi de 2015. Il y a un fantasme autour du travail contemporain, rendu possible par la technique, qui imagine possible d’éviter l’altérité. C’est ce que révèle aussi l’affirmation religieuse au travail : non seulement on touche à l’aboutissement d’un certain discours revendiquant d’être soi au travail. Mais, de plus en plus, celui-ci se double de l’affirmation qu’il serait possible d’y être seul ou de n’y être qu’avec ceux qui nous ressemblent. Il y a évidemment toute une part de cooptation et d’affinités électives ou sélectives dans les entreprises, mais là on touche à l’entreprise communautaire et aux dérives d’un certain entre-soi entre pairs ou entre coreligionnaires. Je suis assez perplexe devant les débats sur le télétravail : que cherche-t-on réellement à promouvoir ? Une meilleure conciliation vie pro-vie perso ou autre chose qui a du mal à se dire, mais que les religieux affirment sans ambages : pour vivre pleinement son identité, travaillons chez soi ! Je redoute l’alliance du marché et de l’identité. Elle prendra la forme d’entreprises de tendances ou de convictions, autorisées par le droit, mais plus simplement d’entreprises communautaires où les travailleurs ne chercheront à travailler qu’avec ceux qui leur ressemblent…

 

Le problème est-il seulement celui de la religion musulmane ?

 

À l’aune de tout ce que je viens de dire, il est clair que le problème ne concerne pas que la religion musulmane ; elle n’est pas la seule à vivre des tensions qui traversent toutes les religions aujourd’hui. Néanmoins, il faut reconnaître que les cas d’affirmation religieuse au travail concernent majoritairement l’islam. Mais une fois ce constat établi encore faut-il en expliquer les raisons. Celles-ci tiennent à plusieurs éléments que je cite rapidement puisque certains ont déjà été présentés plus haut : le premier est lié à la pratique de l’islam ; il s’agit d’une religion dont l’observance organise la vie quotidienne du croyant si celui-ci le souhaite. Une autre explication est d’ordre sociologique : les personnes qui croient et pratiquent aujourd’hui sont majoritairement des « vieux » catholiques et des « jeunes » musulmans – dont des jeunes actifs – et dans une moindre mesure des jeunes néo-protestants. Enfin, dernier élément, ce que j’ai appelé les ratés de l’intégration dans les années 1980 qui ont débouché sur un réarmement identitaire musulman que nous observons aujourd’hui dans le monde du travail, mais qui me font dire également que ces musulmans ne sont pas différents des autres salariés à qui on a dit depuis quarante ans : « venez comme vous êtes ! ».


On voit les entreprises réagir selon leur culture, leur ancrage territorial, les métiers exercés (les « traditionnelles », les « multi-culturelles ») : au-delà de leur diversité, quels points de repère ou règles de conduite peut-on leur donner ?

 

Selon leur secteur, leur culture, leur histoire ou encore leur sociologie, les entreprises ne réagissent pas toutes de la même manière. Lorsqu’on veut mettre en place un règlement intérieur, c’est bien toutes ces dimensions qu’il s’agit de prendre en compte. Néanmoins, il y a quelques conseils communs qu’il est possible de donner aux entreprises et aux DRH s’agissant de l’expression religieuse au travail. Pour commencer, pas de déni ! Une jeune femme qui rentre de congé maternité avec un voile, par exemple, doit être questionnée sur cette nouvelle apparence. Il faut partir du principe que les salariés sont doués de raison, de parole et doivent pouvoir expliquer les changements qui les touchent ; sans que cela augure d’une quelconque discrimination. C’est à ce moment-là d’ailleurs que l’on peut prendre conscience du degré de rigidité identitaire, et partant de radicalité, de la personne concernée. Le DRH qui veut affronter cette question doit mettre aussi en place une série de capteurs. Cela est plus ou moins facile selon la taille de l’entreprise, mais chacun dispose de remontées d’informations qu’il s’agit ensuite d’interpréter. C’est là que ce même DRH doit disposer également d’interlocuteurs : lorsqu’on est confronté à une situation problématique, il faut pouvoir s’appuyer sur un collectif avec qui aborder cette question : un conseil extérieur bien sûr, mais aussi un comité de direction dans lequel il est possible de débattre, ainsi que des représentants du personnel voire des délégués syndicaux que l’on doit inclure dans la discussion. L’objectif est de ramener le problème – lorsqu’on peut encore en discuter sereinement sans faire appel à l’autorité du Code du travail – à une question de travail. Comme je l’indique dans mon livre, aux revendications religieuses et identitaires il est indispensable d’opposer « les conditions du travail » : à quelles conditions, est-il possible de travailler en commun et de quelle manière le travail en commun peut-il être supérieur à ce qui nous divise et nous oppose ? Enfin, je voudrais insister sur la question du règlement intérieur telle qu’elle est désormais offerte par la loi El Khomri : je conseille aux entreprises qui veulent s’en saisir de ne pas en faire un instrument de lutte contre la religion, mais bien un moment de réflexion sur la mission de l’entreprise, sa culture et les conditions du travail en commun à partir desquels il sera possible de réduire les prétentions religieuses et les revendications identitaires. C’est une manière de défendre le travail et une certaine vision du monde commun du travail.

 

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