Promouvoir la négociation dans l’entreprise est, avec l’assouplissement des règles du licenciement, l’un des piliers de la réforme portée par les « ordonnances Macron ». La négociation décentralisée a donc en principe de beaux jours devant elle. Qu’en est-il dans la vraie vie ? Il est évidemment trop tôt pour juger de l’impact de textes qui viennent juste d’être ratifiés par l’Assemblée nationale. A défaut, le dernier Bilan annuel de la négociation collective établi par le ministère du Travail a l’intérêt de dresser un état des lieux à « l’instant zéro » de la réforme. Le constat est clair : il y a loin des pratiques actuelles au modèle de négociation décentralisée qui inspire la réforme.
La négociation collective occupe une place de choix dans les réformes du marché du travail. Dès lors qu’on entend réduire le poids d’une législation jugée trop lourde, tatillonne et contraignante, donc défavorable à l’emploi – ce qui reste à prouver, mais c’est une autre histoire – il paraît de bon sens de confier aux acteurs sociaux de terrain le gros de la régulation des relations de travail, pour ne laisser à la loi que la fixation des règles du jeu et la sauvegarde du socle normatif définissant le travail décent (« l’ordre public social » cher aux juristes du travail).
Déjà presque oubliée, la fort controversée loi El Khomri allait loin sur cette voie en « renversant la hiérarchie des normes », c’est-à-dire en faisant de la négociation d’entreprise le mode de régulation sociale de droit commun, quitte à ce qu’elle déroge, dans les limites d’ordre public fixées par le Code du travail, à la loi comme aux accords de branche.
Les « ordonnances travail » de 2017 reviennent en arrière sur ce point, en rendant à l’accord de branche la primauté sur les accords d’entreprise dans une série de domaines limitativement définis (treize au total, dont les salaires conventionnels, les classifications, la prévoyance, l’aménagement du temps de travail, les CDD et l’intérim, l’égalité professionnelle…). Elles laissent également aux négociateurs de branche la possibilité de « verrouiller » les règles applicables à d’autres domaines comme la prévention des risques ou l’emploi des travailleurs handicapés.
Ce qui ménage tout de même un champ considérable à la négociation d’entreprise, dont les modalités sont par ailleurs assouplies : négociation possible sur tout sujet avec les élus du personnel (et non plus les seuls délégués syndicaux) en dessous de 50 salariés, regroupement des obligations périodiques de négocier (salaires, temps de travail, partage de la valeur ajoutée, égalité professionnelle, qualité de vie au travail), possibilité de « négocier la négociation » (périodicité, calendrier, thèmes et modalités), validation majoritaire de tous les accords…
À quelles réalités du dialogue social les nouvelles règles vont-elles s’appliquer ? Dressé comme chaque année par la Direction générale du travail (DGT) à l’intention de la Commission nationale de la négociation collective (CNNC), le bilan 2016 de la négociation collective est riche d’enseignements.
Le premier constat est celui de la stabilité. Si la négociation collective a pris ces dernières années une part croissante dans le débat social, elle n’a pas dans les faits gagné en intensité. Mais il faut distinguer selon le niveau, branche ou entreprise.
La négociation de branche en 2016 : routine et restructuration
Le nombre annuel d’accords de branche oscille depuis 2013 un peu au-dessus d’un millier par an, mettant fin à la progression observée au cours des années 2000 ; dans leur quasi-totalité, il ne s’agit pas de nouveaux accords, mais d’avenants à des textes conclus antérieurement. Ce qui change d’année en année n’est pas tant le volume que les sujets de la négociation.
Dans un contexte de désinflation, marqué en particulier par l’absence de « coup de pouce » au SMIC, les accords sur les salaires ont reculé après 2012 au profit de textes sur la formation professionnelle et la protection sociale complémentaire, deux sujets sur lesquels les branches ont été appelées à décliner les accords nationaux interprofessionnels (ANI) signés entre 2009 et 2013 et repris par la loi. 2016 a plutôt marqué un retour à la dynamique antérieure avec un regain d’accords salariaux (prévoyant en moyenne des augmentations générales un peu supérieures à celle du SMIC) et la fin de la déclinaison par branche des ANI récents. Deux autres thèmes ont suscité un nombre croissant d’accords : les classifications (avec parfois des refontes importantes des grilles conventionnelles) et… la négociation de branche elle-même (fonctionnement des commissions paritaires ou du dialogue social, calendriers).
Il y aurait bien d’autres enseignements à tirer d’un document qui livre une analyse fine des modalités et des contenus de la négociation sociale, et rassemble les avis des organisations patronales et syndicales représentatives au plan national. Mais l’impression d’ensemble qui s’en dégage, au moins dans la perspective des réformes en cours, est celle du caractère routinier, sinon de l’atonie relative d’une négociation de branche qui paraît surtout mobilisée à des fins de régulation courante (salaires et classifications) ou de mise en conformité avec les accords interprofessionnels signés au plan national (formation, couverture complémentaire).
Il serait faux d’en conclure pour autant que les structures du dialogue social sont restées inertes, deux changements significatifs ayant été engagés l’année dernière :
• au plan territorial, la mise en place en 2017, en vertu de la loi Rebsamen de 2015, des commissions paritaires régionales interprofessionnelles vouées dans chaque région au dialogue (mais pas à la négociation) entre salariés et employeurs des entreprises de moins de 11 salariés, le plus souvent dépourvues de représentants du personnel ;
• au plan professionnel, la réduction dans un délai de trois ans (réduit à deux par les ordonnances Macron) de 700 à 200 du nombre de branches conventionnelles, par regroupement ou absorption de celles dont l’activité ou les effectifs sont les plus faibles. Une mesure d’ampleur préconisée de longue date pour redynamiser la négociation de branche. 150 restructurations avaient déjà été validées début 2017.
La négociation dans les entreprises : il y a encore loin de l’ancien modèle au nouveau
42 000 accords conclus dans les entreprises ont été déposés auprès de l’administration du travail en 2016 ; c’est 15 % de plus qu’en 2015. Tous les thèmes négociés sont en hausse, excepté l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, qui, faisant l’objet d’une obligation triennale de négocier, a donné lieu à un « pic » d’accords en 2015. Sur plus longue période, la tendance est cependant à la stabilité, le nombre annuel d’accords d’entreprise tournant depuis 2005 autour de 40 000.
Comme dans les branches, les accords de salaire sont les plus nombreux (un bon tiers du total) ; vient ensuite le temps de travail (un quart), mais c’est le thème de l’épargne salariale, ex aequo en volume avec le précédent, qui a suscité la plus forte augmentation (+ 43 % en un an), en réponse à la réduction du forfait social accordé en 2015 aux entreprises de moins de 50 salariés ayant négocié un dispositif de participation ou d’intéressement. Nouvel exemple de l’effet marqué, mais le plus souvent ponctuel, qu’exercent les impulsions législatives sur l’activité conventionnelle dans les branches et les entreprises.
A noter aussi le faible nombre d’accords portant sur l’emploi et la formation professionnelle (11 % du total, dont 1 % seulement pour la formation).
Complétant les données administratives (accords et autres textes déposés auprès de l’administration du travail) dont sont issus ces résultats, une enquête annuelle de la DARES permet de rapporter le flux des négociations d’entreprise à leur champ potentiel. Sur un périmètre un peu différent (entreprises d’au moins 10 salariés, accords signés avec tous types de représentants), elle montre qu’en 2015, les quelque 50 000 entreprises ayant négocié ne pesaient que pour 15 % du total, avec de forts écarts selon la taille : seules 7 % des entreprises de 10 à 49 salariés avaient engagé des négociations, contre près des deux tiers entre 100 et 199 salariés, et la quasi-totalité (93 %) au-dessus de 500. Taille et négociation sont ainsi étroitement corrélées, mais le lien n’est pas direct ; à y regarder de plus près, c’est la présence d’institutions représentatives du personnel, et particulièrement de délégués syndicaux, elle-même fortement croissante avec la taille de l’entreprise, qui détermine en premier la probabilité de négocier et de conclure un accord.
Cette « propension à négocier » varie aussi selon le secteur, quoique le lien soit moins étroit qu’avec la taille : pour 15 % en moyenne elle est de 23 % dans l’industrie, 17 % dans les services et 7 % dans la construction. Si bien que l’ampleur de la négociation d’entreprise change de dimension quand on la mesure en nombre de salariés couverts : les 15 % d’entreprises qui ont négocié en 2015 employaient 62 % des salariés du champ. Des résultats que l’on peut interpréter au choix à l’aune du verre à moitié plein ou à moitié vide : côté pile, trois salariés sur cinq travaillent dans des entreprises dont la direction négocie avec les représentants du personnel ; côté face, le bon tiers restant se concentre dans des « déserts syndicaux » principalement constitués de petites entreprises du tertiaire (encore ces données ne couvrent-elles pas les TPE).
Autre enseignement : c’est le modèle classique d’une négociation entre direction et délégués syndicaux, longtemps consacré par le Code du travail comme canal exclusif de la négociation d’entreprise, qui continue de largement prévaloir dans la pratique. Rendue possible au fil du temps par dérogation, en matière d’épargne salariale ou de durée du travail par exemple, la négociation avec des élus (délégués du personnel, membres salariés du Comité d’entreprise) ne fait guère recette, y compris lorsqu’il n’y a pas d’autres représentants dans l’entreprise. Le même constat vaut pour la négociation, en l’absence de délégués syndicaux, avec des salariés mandatés par une organisation syndicale extérieure, autre modalité dérogatoire inaugurée avec les 35 heures en 1998-2000. Sur les 42 000 accords conclus en 2016 (données administratives), 35 000 l’ont été avec des délégués syndicaux (ou pour une très faible part avec des salariés mandatés), 7 000 avec des élus du personnel ; encore ce dernier chiffre est-il dû cette année-là à la part exceptionnelle prise par les accords sur l’épargne salariale.
On comprend mieux pourquoi les « ordonnances travail » multiplient les dispositions visant à faciliter dialogue social et négociation dans les TPE-PME. Parmi les principales : la possibilité de négocier désormais sur tous sujets avec des élus du personnel en dessous de 50 salariés, et en l’absence de délégués ou d’élus, directement avec le personnel en dessous de 20 salariés, les accords ainsi conclus devant être ratifiés par référendum ; celle d’instituer par accord majoritaire un « conseil d’entreprise » compétent aussi bien pour l’information et la consultation que pour la négociation (une attribution dont n’a jamais bénéficié le comité d’entreprise). D’exceptions qu’elles étaient, la négociation entre employeur et élus, ou, à défaut d’élus, la relation directe entre employeur et salariés deviennent ainsi le droit commun du dialogue social dans les TPE-PME. Une façon de pallier le « désert syndical », mais tout autant de l’entériner, même si en parallèle les délégués syndicaux se voient, comme les élus du personnel, ouvrir de nouvelles possibilités de formation, de carrière et de validation des acquis.
La qualité des compromis sociaux tenant avant tout à l’équilibre qu’ils parviennent à établir entre les intérêts en présence, le risque est évident que ce que le dialogue social peut gagner en intensité dans les entreprises sans syndicats, il le perde en qualité du fait d’un rapport des forces par trop inégal. Les bilans annuels de la négociation montrent au demeurant avec constance que quand ils sont présents les délégués syndicaux ne pratiquent pas, loin s’en faut, l’opposition systématique. 9 fois sur 10 ils ont signé en 2016 les accords issus de la négociation à laquelle ils ont pris part, la proportion étant à peine inférieure pour FO (89 %) et la CGT (84 %) que pour les syndicats dits « réformistes » (plus de 90 %).
On mesure le chemin qu’il reste à parcourir au régime français de négociation sociale pour troquer son vieux modèle fordien – encastré dans l’entreprise et/ou la branche industrielle concentrée et syndicalisée – contre celui – post-moderne ? – d’un dialogue social décentralisé, décloisonné et désintermédié. La suite dira si la réforme en cours produira plus de négociations, et au total de meilleurs compromis. Plus que l’ingéniosité des constructions légales, c’est l’état des forces en présence qui en décidera ; rien ne montre pour l’instant qu’il soit en passe d’évoluer significativement en faveur des salariés.
Pour en savoir plus :
– « La négociation collective en 2016 », Bilans et Rapports, Edition 2017, ministère du Travail
– « La négociation collective en 2016 », 4 pages, Commission nationale de la négociation collective, ministère du Travail, 2017
– « La négociation collective d’entreprise en 2015 », DARES Résultats 2017-66, octobre 2017, ministère du Travail
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