16 minutes de lecture

Christophe Midler propos recueillis par Danielle Kaisergruber

Après L’Auto qui n’existait pas (1993), puis L’Épopée Logan, le dernier livre de Christophe Midler, Bernard Jullien et Yannick Lung « raconte » l’aventure indienne de Kwid, un petit SUV tout à fait séduisant qui ne coûte pas plus de 3000-4000 euros.

kwid

La Kwid

Ton dernier livre, Innover À l’envers, fait le récit et l’analyse de la conception, puis de la production et de la vente de la Kwid, une nouvelle voiture conçue et produite en Inde pour le marché indien d’abord, puis pour d’autres marchés de pays émergents. Pourquoi s’être intéressé particulièrement à cette histoire, après celle de Twingo et celle de Logan ?

couv2

Mes recherches s’intéressent à l’étude, la caractérisation et l’évaluation de cas de stratégies et de pratiques de management qui sont originales ou inédites, tout en étant emblématiques de transitions générales. Mon hypothèse de travail est que l’étude de tels cas est porteuse d’enseignements riches pour la discipline.

Le projet Kwid réunit ces caractéristiques.

D’un côté, il participe d’un mouvement stratégique tout à fait général, banal je dirai même, dans les grands groupes et les entreprises automobiles en particulier : rechercher de nouveaux relais de croissance dans les marchés émergents à forte croissance – les BRICs selon la dénomination consacrée – lorsque le projet émerge.

Mais d’un autre côté, le projet de Renault témoigne d’une manière doublement originale d’attaquer ces nouveaux eldorados, ce qui est d’ailleurs à l’origine du titre « Innover à l’envers » :

– Les stratégies traditionnelles servent ces marchés émergents avec des produits dérivés de produits conçus initialement pour les marchés matures. Ici, l’entreprise va investir dans la conception de deux voitures (Renault et Datsun), une plateforme, un moteur et une boîte de vitesse entièrement nouveaux et spécialement conçus pour la clientèle indienne.
– Les stratégies d’innovation se déploient généralement – dans l’automobile comme dans d’autres secteurs – du haut vers le bas des gammes. La nouveauté s’adresse d’abord aux clients les plus riches pour ensuite se rendre disponible aux autres. Ici, le projet vise au contraire au départ le segment bas du marché automobile indien, qui représente 70 % des ventes, mais où aucun compétiteur occidental n’a jusqu’ici réussi à prendre pied.

C’est cette association d’une tendance générale et d’une expérience singulière qui est à l’origine de mon intérêt pour le projet Kwid.

Le projet Kwid, comme déjà Logan, mené après le rachat de Dacia en Roumanie, illustre donc une forme particulière d’innovation. Au lieu de concevoir de nouvelles fonctionnalités, ou d’implanter de nouvelles technologies sur les modèles de haut de gamme conçus pour les marchés développés, on s’attache à imaginer puis réaliser des modèles pour des personnes à faible pouvoir d’achat et en partant d’un prix fixé (design to cost) : comment ça marche et en quoi est-ce source d’innovation ?

Dans cette stratégie, la contrainte de prix est une condition d’entrée dans le marché. On veut assurer la rentabilité du projet (on parle ici de millions d’investissement, de volumes de plus de 100 000 véhicules par an) avec une contrainte de coût de production (50 % de moins que la Logan qui était elle-même, à l’époque, 50 % de moins que la voiture la plus économique de l’entreprise).

Mais si cette contrainte est une condition nécessaire, ce n’est nullement une condition suffisante de réussite sur un marché qui est exigeant. Il faut aussi apporter des éléments différenciants qui vont donner envie au client d’acheter, d’autant plus que, pour la cible de client visée, l’acquisition d’une voiture constitue une étape importante dans la vie. L’échec commercial de la Tata Nano en Inde illustre bien cette insuffisance d’une offre qui ne s’est définie que par son prix. A l’inverse, la Kwid a choisi d’emblée d’offrir des prestations originales, inexistantes à ce niveau dans la concurrence : notamment un style genre SUV, des équipements de communication signalant la modernité et un comportement supérieur à la concurrence.

Au-delà de ces prestations fortement différenciantes, il s’agissait de concevoir le reste de la voiture « au juste nécessaire » face à la concurrence. Et pour faire cela l’innovation était une condition incontournable, comme le montre l’anecdote suivante. Au début du projet, l’équipe a demandé aux services centraux d’évaluation des véhicules de tester la Maruti Alto, qui était la cible visée. Le résultat de ces tests par les experts automobiles Renault a été clair « cette voiture est invendable ». Or c’est, et de loin, la voiture la plus vendue en Inde ! Cela montre le décalage entre les normes métiers qui se sont constituées dans l’entreprise dans le contexte européen, et les exigences de ce projet singulier. L’innovation, en tant que déconstruction des standards existants et redécouverte de solutions originales adaptées au contexte, a donc été omniprésente dans ce projet.

De quelle innovation s’agit-il ? Tu la qualifies d’« innovation fractale » et/ou « d’innovation frugale ». Qu’est-ce que cela signifie et en quoi est-ce radicalement différent des conceptions habituelles avec une vision très séquencée des étapes : innovation de produit, innovation de process, développement…

Une part importante de la littérature en gestion porte sur la caractérisation précise du contenu de ce mot-valise qu’est le mot « innovation ». Des catégories bien connues sont l’innovation incrémentale et l’innovation radicale, les ruptures architecturales ou technologiques. Je n’ai pas trouvé dans ces catégories des qualifications qui décrivaient bien l’identité de l’innovation de la Kwid. En effet, le véhicule ne comporte aucune rupture architecturale ou technologique majeure. Mais qualifier « d’incrémentale » une innovation qui divise par deux le coût de production par rapport à une référence elle-même sans comparaison sur le marché dans son économie, cela n’aurait pas de sens. J’ai choisi le terme d’innovation « fractale » par métaphore au concept géométrique qui reproduit à toutes les échelles un même motif. C’est bien de cela qu’il s’est agi pour la Kwid. Que l’on soit au niveau général du véhicule ou de la nouvelle usine, ou au niveau le plus élémentaire de la fixation des câbles dans la voiture ou du choix de la visseuse sur la chaîne, on retrouve le même « motif » de conception : partir de la contrainte de coût objectif, mettre systématiquement à l’épreuve les solutions existantes par rapport à cette contrainte, actionner des boucles d’apprentissage rapide sur toutes les variables de conception (le niveau de prestation, les spécifications techniques produits comme process, le choix des fournisseurs, la logistique, le marketing…), explorer avec l’ensemble des acteurs-clés ces variables (en particulier les fournisseurs, qui font plus de 75 % de la valeur ajoutée du véhicule), et n’arrêter l’exploration que lorsque l’objectif a été atteint.

L’innovation fractale partage avec la démarche Kaizen japonaise ce caractère d’une action diffuse et répartie. Mais le rapprochement s’arrête là : le Kaizen est une approche où le progrès se définit par l’amélioration continue et progressive de l’existant. Rien de tel ici. La référence clé vient non de son passé, mais de la contrainte externe liée au marché. Et le processus s’inscrit dans la rupture brutale que constitue le développement d’un nouveau produit et d’un nouveau process.

J’ai été très frappée de voir que, dans les facteurs de succès du projet, on peut voir – outre l’ingénierie « concourante (le fait de ne pas travailler uniquement de manière séquentielle) et le soutien du patron (indispensable !) – ce que tu appelles un « management intrusif ». En somme l’inverse de la prétendue « coolitude » des start-ups ! Peux-tu développer ce qui caractérise ce management et le fait qu’il soit bien accepté ?

réu

Une vue du travail en plateau autour de la maquette CAO

Je ne pense pas que le management des start-ups soit si cool que ça, mais bon… Quand je parle de management intrusif, je ne qualifie pas uniquement le mode de leadership du directeur de programme, mais plus généralement le mode d’intervention des acteurs clés de l’équipe, pour qui la remise en cause de l’existant était une évidence si celui-ci ne permettait pas de s’approcher de l’objectif singulier du projet. Un mode d’intervention qui venait d’une adhésion profonde à la philosophie du projet, adhésion que l’on peut mettre en relation avec le fait que les membres de l’équipe vivaient le contexte indien et se sont persuadés rapidement que la transgression des raisonnements et des processus institués du siège était une condition de réussite incontournable. Une capacité d’intervention qui tenait au profil des membres de l’équipe : globalement tous des professionnels chevronnés de l’ingénierie automobile, loin de l’image classique du startuper jeune et dynamique. Contrairement à l’idée reçue, c’est cette expérience et ce professionnalisme profond qui a permis la remise en cause des normes, alors qu’un jeune peu expérimenté aurait eu du mal à transgresser à bon escient des codes qu’il ne connaissait pas bien. Un profil d’expérience qui a aussi joué un rôle important dans la capacité du projet à rendre compatible cette autonomie décisionnelle du projet tout en gardant un accès aux ressources des backs up métiers centraux : le plateau Kwid à Chennai, ce n’est pas une start-up isolée. Elle a eu recours à de nombreux moyens de calcul, d’essai, d’expertises pointues qui étaient au Technocentre de Renault ou à l’Ingénierie Nissan au Japon. Même dans un contexte de relations formelles tendues au niveau des hiérarchies intermédiaires, les réseaux de professionnels ont joué un rôle important de maintien de la coopération à ce niveau.

L’affaire Kwid n’est pas du tout simple, mais au contraire très complexe : il s’agit en effet d’un projet de l’Alliance (Nissan et Renault, entités qui vivent néanmoins chacune leur vie) qui comporte à la fois la conception d’une nouvelle voiture, un nouveau moteur et une nouvelle boîte de vitesse, une nouvelle usine, le tout en Inde. Comment s’est décidé un projet aussi « fou » et comment s’est-il déroulé ?

usine ouverte

L’usine de mécanique « sans murs »

Le projet a clairement été tiré par le côté Renault de l’Alliance et il a profité de plusieurs apprentissages organisationnels que l’entreprise a fait dans les périodes précédentes. J’en retiendrai quatre ici, renvoyant au livre pour plus de finesse sur la genèse du projet.

Le premier est évidemment la réussite du projet Logan sortie en 2004 et cette démonstration qu’une stratégie centrée initialement sur le bas de gamme pouvait être très profitable. Une idée qui n’a rien d’intuitif dans le milieu automobile où l’on croit, à tort, qu’on ne peut gagner de l’argent qu’en haut de la gamme. Nombre d’acteurs du projet dont évidemment le directeur du programme, Gérard Detourbet, ont forgé leurs convictions et leurs méthodologies sur le projet Logan.

Le second est l’existence d’une cellule d’innovation avancée, le Laboratoire Coopératif d’Innovation, cellule créée dans les années 2000 réunissant designers, ingénieurs et hommes produits pour explorer et prototyper des concepts de mobilité de rupture. Cette instance procède d’un mouvement général de rationalisation des phases d’exploration et de créativité amont, que l’on retrouve sous des noms variés : Innovation Lab, cellules ou domaines d’innovations… Le caractère pluridisciplinaire de ces études amont et le fait qu’elles matérialisent les scénarios par des « Proofs of Concept » ou des maquettages concrets plutôt que d’en rester aux tableaux Excel et PowerPoint. Ces moyens de concrétisation des idées ont joué un rôle important pour crédibiliser le projet, le « vendre » aux décideurs. Ainsi, un petit film en réalité virtuelle d’une Kwid dans la circulation indienne a été assurément l’un des déclencheurs de la décision d’engager la phase d’avant-projet.

Le troisième est l’apprentissage organisationnel de la fonction de projet « lourde » qui avait été inaugurée début 90 avec la Twingo que j’avais étudié. Le plateau offshore de la Kwid, la capacité d’autonomie et de transgression du projet s’appuient sur cet apprentissage organisationnel de 25 ans, qui ne s’est pas opéré à ce point chez Nissan. D’où les difficultés au départ avec les ingénieurs Nissan de l’équipe, qui en référaient à leur ingénierie centrale pour valider les choix, et non à la direction programme. Ce qui a amené une crise et une remise en ordre avec l’appui de Carlos Ghosn.

J’en viens au quatrième facteur, qui est le choix d’une gouvernance directe du programme par le CEO de l’Alliance, associée au volontarisme affirmé du celui-ci dans cette stratégie. Une condition que Gérard Detourbet a posée au départ pour accepter cette mission. On retrouve ici une condition souvent identifiée dans les stratégies « d’ambidextrie » où la direction générale joue un rôle clé pour protéger les équipes « déviantes ». Carlos Ghosn a été l’impulseur du projet (alors qu’il avait été sceptique au départ de l’aventure Logan…) et a apporté ensuite un soutien constant lors des moments de crise entre le projet et les maisons mères.

Ces quatre ingrédients sur lesquels s’est construite la réussite de Kwid montrent que la réplicabilité d’un tel succès par la concurrence n’a rien d’évident. Et de fait, malgré l’évidence de la réussite de la lignée Entry et maintenant de la Kwid, ces innovations n’ont jusqu’ici pas été imitées. L’intelligence d’une grande organisation construite dans ses apprentissages est un capital beaucoup plus difficilement imitable qu’un brevet technique ou un style réussi…

Les effets d’apprentissage sont donc essentiels. Le projet Kwid n’aurait pas pu naître et se développer s’il n’y avait pas eu avant le projet Logan et dans sa suite la gamme Entry (avec tous les dérivés Sandero, Duster…) : comment ça marche ? « L’innovation est le fruit de la rupture, mais elle est aussi le fruit de la mémoire » (cf. L’Auto qui n’existait pas). Les entreprises en sont-elles conscientes ? Quelle gestion des compétences cela appelle-t-il ?

L’un des aspects qui nous avait particulièrement intéressés dans le livre sur L’Épopée Logan est précisément que cette aventure ne s’est pas réduite au projet de rupture initial, la Logan, mais s’est poursuivie dans une double expansion à la fois sur les marchés (de la Roumanie au Brésil, au Maghreb, en Russie, en Europe occidentale et en Inde…) et dans l’espace des produits. C’est en fait ce « management de lignée », s’appuyant sur la rupture initiale, mais présentant des caractéristiques bien différentes du projet « one shot », qui a finalement assuré la remarquable profitabilité de la nouvelle gamme « Entry ». J’insiste sur la subtilité de ce type de management qui doit associer dans la durée la capitalisation et le maintien de l’identité de la gamme, tout en opérant des évolutions permanentes et opportunistes pour s’adapter aux nouveaux contextes (on passe d’un mono-site à plusieurs usines dans le monde, d’un produit unique à une gamme diversifiée, d’un branding unique à des produits badgés Dacia ou Renault selon le contexte…).

Cette capacité de management de lignée passe très largement par les trajectoires de carrière des personnes qui construisent ces développements. La responsabilité programme est formellement celle qui incarne ce management de lignée, et de fait, c’est ce qui s’est passé entre Logan et Kwid avec Gérard Detourbet qui est aux manettes depuis plus de 15 ans. De même, nombre d’acteurs ont essaimé dans les développements variés du programme. Mais si le turn-over dans ces fonctions est trop important, il est bien difficile de construire de telles lignées.

Dans les variables du design des grandes organisations, on avait l’entité métier, l’entité projet, l’entité pays. La lignée constitue une nouvelle logique à manager évidemment en interaction avec les autres. Aujourd’hui, Renault et Nissan étudient un dérivé de Kwid en version électrique pour la Chine. L’émergence de ce produit tient beaucoup à l’hybridation de la lignée véhicule électrique et de la lignée Entry. Bo Chen (1) vient de terminer sa thèse qui traite de ce sujet que nous allons développer dans les années qui viennent.

Quant à l’apprentissage en retour entre le projet et les fonctions métiers corporate, il est beaucoup plus difficile. La revendication d’autonomie et de spécificité se paye à ce niveau. D’une certaine manière, la demande qui nous a été faite par le programme d’analyser le projet avec un point de vue extérieur participait d’une volonté de diffuser cette expérience selon un point de vue objectif, non pollué par les tensions qui avaient émaillé son histoire.

Les obstacles ont été nombreux. Beaucoup tiennent aux relations compliquées entre un projet (avec un directeur de projet) et les directions verticales qui organisent l’entreprise, les « métiers » comme l’on dit pour désigner l’ingénierie, le design, le commercial…Quelles leçons peut-on en tirer ?

Que cette tension est normale et que la capacité à la laisser exister constitue une habileté importante des grands groupes qui doivent à la fois gérer un flux important de projets « classiques » et des projets de rupture qui, par nature, sont transgressifs de l’ordre établi.

 

Une autre chose frappante dans le récit et l’analyse : c’est la compétence collective du groupe Renault-Nissan-Dacia-Samsung qui est mobilisée de manière complètement internationale et globale ? Pour Kwid, ça travaille à Chennai, à Mumbai, à Guyancourt, en Corée du Sud, au Japon… Et ce dans un mélange de relations de travail organisées et codifiées et de réseaux informels, voire personnels. Comment est-ce possible ?

La mondialisation des processus d’innovation constitue l’une des données centrales de l’organisation des groupes multinationaux (mais pas qu’eux) depuis une décennie. Le monde devient un terrain de jeu pour trouver les endroits les plus propices à l’exploration d’offres nouvelles. C’est en Afrique, en Côte d’Ivoire et au Sénégal, qu’Orange a d’abord développé ses moyens de paiement sur portable. C’est peut-être à Singapour ou en Californie que des constructeurs vont expérimenter le véhicule autonome, parce que les autorités locales sont plus incitatrices et permissives pour des expérimentations audacieuses. Mais le monde est aussi un terrain de compétition pour l’innovation. La vision où l’invention restait le monopole des vieux pays industrialisés est clairement dépassée. Je reviens de Chine, où j’ai été frappé, comme tout le monde, par l’incroyable déploiement du numérique jusque dans les activités banales de la vie de tous les jours.

Finalement, l’avantage compétitif des grands groupes ne tient plus tant à leur capacité intrinsèque d’innovation (on sait la créativité des start-ups), mais dans l’efficacité à déployer rapidement et efficacement au niveau mondial en tirant parti d’avantages locaux. On en revient au management des lignées. Cette organisation des processus globalisés constitue l’un des objets de recherche actuel du CRG (2).

Au-delà du projet Kwid, de la Twingo au véhicule électrique, tu as étudié la transformation des processus de conception de Renault depuis maintenant plus de 30 ans. Comment analyses-tu cette trajectoire ?

Comme un chantier de transformation continu, mais qui s’est progressivement déplacé.

Jusque dans les années 70, l’innovation s’opérait au sein du développement des nouveaux produits. La DS en est l’exemple emblématique, avec les limites que cela entraînait : les projets duraient longtemps, la qualité n’était pas toujours au rendez-vous.

Dans les années 1980 et 90, le chantier s’est concentré sur la rationalisation du développement produit, avec trois volets : l’affirmation des fonctions projets ; la dissociation de l’activité de mise au point des innovations, repoussée en amont, et du développement véhicule ; et le développement de nouvelles théories produit (plateformes, modules), méthodologies et outils destinés à améliorer l’efficacité des métiers d’ingénierie, à les rendre plus concourants. Les progrès en termes de capacité de conception de nombreux nouveaux produits de plus en plus complexes, de raccourcissement des délais de développement, de qualité des nouveaux produits et de baisse des coûts d’études ont été impressionnants sur cette décennie.

Mais cette rationalisation du développement n’a pas stimulé les capacités d’innovation de rupture, bien au contraire. Dès lors, le chantier de la transformation des processus d’innovation s’est décalé vers l’amont, le « fuzzy front end » comme disent les Anglo-saxons, un mot qui signale bien l’opacité et la méconnaissance des processus créatifs qui s’y déployaient. Des avancées majeures ont été faites dans le monde académique comme professionnel pour comprendre et organiser la création collective. Je citerai la théorie « Concept Knowledge » (3) de nos collègues des Mines ParisTech et le développement des techniques et principes du « Design Thinking ». Sur le plan organisationnel, de nouvelles structures dont j’ai déjà parlé ont été expérimentées à cette époque, expérimentations auxquelles nous avons souvent été associés au CRG (4). Cette réorganisation de l’amont n’est pas achevée, mais on en perçoit déjà les limites : si l’activité créative de ces cellules est spectaculaire, le passage au stade de développement s’avère souvent comme une barrière difficile à franchir, une vallée de la mort qui empêche souvent d’arriver jusqu’au marché ou, lorsqu’on parvient à la franchir, qui dégrade considérablement l’originalité ou la performance des solutions.

La nouvelle frontière du chantier des organisations créatives me semble être aujourd’hui de redonner des capacités d’innovation dans les phases très contraintes du développement et même au-delà du déploiement commercial. C’est ce qui s’est passé pour Kwid : dans un processus décisionnel « normal », un projet nécessitant une telle réduction de coût pour être rentable aurait dû être arrêté, car les ruptures doivent normalement être validées en amont de l’engagement de la conception détaillée. L’histoire du projet a montré qu’il y avait des possibilités créatives que le management que j’ai décrit permettait de révéler.

L’importance de la créativité aval se retrouve aussi dans des projets de rupture aussi différents que le véhicule électrique, ou demain le véhicule autonome. Il faut en effet continuer à innover sur le système global de mobilité après la sortie des nouveaux produits des usines et même après leur vente. Car la valeur de ces innovations de rupture pour les clients dépend aussi de l’infrastructure qui va permettre de recharger les batteries, des services qui vont aider leur exploitation, des règles d’urbanisme qui vont favoriser leur déploiement. Élargir les processus d’innovation dans l’espace au système global de mobilité, et, dans le temps, à la période de vie commerciale constitue les nouveaux chantiers du management de l’innovation que nous étudions dans nos recherches actuelles.

Pour en savoir plus :

Christophe Midler est Directeur de recherche CNRS et professeur de management de l’innovation au Centre de Recherche en Gestion de l’Ecole polytechnique I3, membre de l’Académie des Technologies.

– Christophe Midler, Bernard Jullien, Yannick Lung, Innover À l’envers, Repenser la stratégie et la conception dans un monde frugal, Préface de Carlos Ghosn, Dunod, 2017

– Bernard Jullien, Yannick Lung, Christophe Midler, L’Epopée Logan, Nouvelles trajectoires pour l’innovation, Dunod, 2012

– Christophe Mideler, L’auto qui n’existait pas, Dunod, 2012

(1) Bo Chen (2018) Stratégies et management de la globalisation de l’innovation : les constructeurs de véhicule électrique occidentaux en Chine
(2) Ben Mahmoud-Jouini, F. Charue-Duboc et C. Midler Management De l’innovation et globalisation, enjeux et pratiques contemporains, Préface de Stéphane Richard, Dunod, Mars 2015.
(3) LE MASSON P., WEIL B., HATCHUEL A., Les Processus D’innovation. Conception innovante et croissance des entreprises, Hermès-Lavoisier, Paris, 2006
(4) Sihem Ben Mahmoud Jouini, Florence Charue-Duboc, François Fourcade, Favoriser l’innovation radicale dans une entreprise multidivisionnelle – Extension du modèle ambidextre à partir de l’analyse d’un cas, 2007

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.