– A propos du livre : La Précarité en col blanc – Une enquête sur les agents immobiliers
Lise Bernard, PUF, Collection Le Lien social, 2017 –
Les agences immobilières ont fleuri avec la hausse du prix des logements, depuis les années 2000. Ceux qui cherchent à se loger scrutent une offre correspondant à leurs moyens, souvent en vain. Mais derrière la vitrine, qui sont ces agents immobiliers qui semblent profiter de l’aubaine ? Lise Bernard, sociologue chargée de recherche au CNRS, livre une étude passionnante, fruit d’une investigation menée sur plus de 10 années, concernant ces femmes et ces hommes acteurs du marché de l’immobilier.
Le titre La Précarité en col blanc pourrait résumer l’essentiel du livre : la précarité, l’incertitude sont des caractéristiques essentielles de ce métier. Les années de la crise récente ont durement frappé ce groupe professionnel : de 2008 à 2010, son effectif a décru de 89 000 à 66 000. Mais au-delà de la crise, la précarité résulte de phénomènes plus complexes que Lise Bernard analyse d’une manière approfondie.
Par ailleurs, il s’agit de « cols blancs », ce qui suggère un statut social relativement élevé. Les agents immobiliers présentent bien en général, roulent dans de bonnes voitures, autant de signes apparents d’un bon niveau de vie. Où est la contradiction ?
De quoi ce métier est-il fait ?
En peu d’années, de 2003 à 2009, la part des agents immobiliers dans la population active a doublé pour atteindre 3 %. Ce métier s’exerce dans des agences composées d’un directeur et de négociateurs. Ce sont pour l‘essentiel des travailleurs indépendants, plus rarement des salariés. Ils sont rémunérés grâce aux commissions, perçues uniquement quand la vente est effective : cette commission revient pour partie à celui qui a obtenu le mandat de vente et pour partie à celui qui a fait réaliser la vente du logement. Ce n’est que lorsque la vente est signée devant le notaire qu’ils touchent chacun leur revenu. Autrement, ils n’ont rien d’où la hantise des mois à zéro, sans rien gagner. Par contre, réussir une vente c’est le jackpot. Même quand ils sont salariés, leur salaire de base, faible, est considéré comme une avance sur commission.
Ce qui veut dire au passage qu’ils ne coûtent rien à l’agence tant qu’ils ne rapportent rien.
Ils doivent donc construire leur salaire, expression paradoxale car contrairement aux salariés à qui on promet un salaire pour travailler, eux travaillent avec une perspective incertaine de rémunération.
Leur travail a l’apparence de la simplicité : obtenir des mandats de vente, faire visiter les logements à de potentiels acquéreurs, faciliter la conclusion de la vente.
Or dans un contexte de forte concurrence, il faut savoir, avant les autres, qu’un bien va être mis en vente ou convaincre un propriétaire de leur confier un mandat. Pour cela, ils doivent procéder au ratissage permanent d’une zone, cultiver un réseau d’informateurs… Cela implique non seulement d’y consacrer beaucoup de temps, d’énergie, mais encore d’avoir des capacités relationnelles affirmées.
Comme le montre Lise Bernard, la relation aux acheteurs est complexe. Les agents immobiliers ont de longues journées de travail et doivent impérativement éviter de perdre leur temps notamment dans des visites de logement pour des gens qui « ne savent pas ce qu’ils veulent ». Deux visites devraient suffire leur enseigne-t-on. Cela fait partie de leur métier de savoir sélectionner les possibles acheteurs : sont-ils réellement motivés, faut-il préférer les acquéreurs déjà propriétaires….
Enfin, il faut mettre d’accord le vendeur du logement et l’acheteur dont les intérêts sont opposés… c’est le montant de la commission qui en dépend. En réalité c’est une négociation à trois qui se joue. Et pour l’agent immobilier de belles poussées d’adrénaline en perspective : ça passe ou ça casse… surtout pour la fameuse commission. Selon leurs propres termes, c’est un métier pour faire de l’argent.
Quelles sont les aptitudes requises ?
À entendre les directeurs d’agence, les compétences requises sont essentiellement des qualités relationnelles, la fibre commerciale, le sens du contact et surtout un désir de gagner de l’argent qui est primordial.
Mais au-delà de ces lieux communs, Lise Bernard analyse finement quelles sont les aptitudes gagnantes qui font que beaucoup n’y arriveront pas et abandonneront, faute de gains à la hauteur de leurs attentes.
Elle identifie deux dispositions principales, l’aplomb et la capacité à gagner la confiance.
L’aplomb, dit-elle, est la capacité à suivre son intérêt économique au risque, par moment, d’enfreindre des convenances sociales. Ne pas avoir d’aplomb, c’est ne pas oser, être inhibé par ce qui est perçu comme mensonges, faire du sentiment, être dominé par le client…
Savoir gagner la confiance exige un excellent sens du relationnel, une bonne présentation : savoir s’adapter aux gens, être empathique. Cette relation avec le client, contrairement à beaucoup de métiers du commerce, se prolonge un certain temps au cours duquel il faut faire un sans-faute. Le langage joue un rôle décisif. Cela implique beaucoup de psychologie ou de sociologie pratique pour bien comprendre le client, ce qu’il est, ses besoins souvent non ou mal-exprimés.
Pour cela, l’agent immobilier doit mobiliser un capital culturel non certifié (aisance dans le maniement du langage et dans les manières d’être). Tous ne possèdent pas ce capital culturel qui provient en grande partie de leurs origines sociales ou de leurs expériences acquises dans leur vie professionnelle. Ainsi Lise Bernard parle des racines sociales de l’aplomb commercial.
La position de ce métier dans des trajectoires sociales
Peu d’agents immobiliers se stabilisent dans le métier ou dans une agence. C’est pour beaucoup un emploi de passage.
Dans l’agence étudiée par Lise Bernard, sur une durée de 4-5 ans, 80 négociateurs ont travaillé à un moment ou à un autre sans qu’il y en ait eu plus de 10 en même temps.
D’où un grand nombre de recrutements, sans forcément beaucoup de création d’emplois. Cette grande facilité à recruter et à se séparer est liée au fait que la période d’essai ne coûte pratiquement rien à l’agence (rappelons que les négociateurs sont le plus souvent des indépendants) et que la séparation signe tout simplement l’échec du candidat qui n’arrive pas à faire son salaire (sic).
Et pourtant, nombreux sont les postulants. Le métier attire. Lise Bernard a identifié cinq trajectoires qui conduisent à cet emploi perçu comme prometteur.
Il y a ceux qui recherchent une position sociale, aspirant à une forme de réussite sociale qu’un tel emploi peut leur procurer s’ils réussissent. Ils proviennent soit de classes plutôt aisées où ils n’arrivent pas à se maintenir (les vilains petits canards de la famille) soit de milieux populaires quand ils veulent échapper aux emplois d’ouvrier ou d’employé mal payés.
Il y a ceux qui doivent gagner de l’argent à tout prix pour différentes raisons : des dettes importantes à rembourser, les conséquences d’un divorce, une retraite trop faible…
On trouve également parmi eux les naufragés de la société salariale qui, ayant perdu un emploi, sont devenus chômeurs de longue durée et tentent une reconversion.
Enfin, c’est un emploi d’insertion pour de jeunes négociateurs sortis de BTS du commerce.
Pour le dire familièrement, ils ont faim d’argent : ils sont prêts à se défoncer, à beaucoup travailler. Le statut d’indépendant leur convient bien. Ils vont travailler pour eux dans une logique individualiste, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes dans les agences où un minimum de travail collectif est nécessaire.
Mais, on l’a vu, peu ont les atouts pour réussir même s’ils vont beaucoup s’investir : il va leur manquer ce fameux capital culturel non certifié. Certains sont armés pour affronter cette incertitude permanente sans angoisse, d’autres non…
Un groupe social
Ce long travail centré sur les agents immobiliers a conduit Lise Bernard à proposer une nouvelle vision des classes moyennes en distinguant les cols blancs du commerce, catégorie en essor. C’est en quelque sorte le deuxième objet du livre.
Pour faire simple, on distingue le plus souvent :
– Les classes moyennes traditionnelles, les indépendants, qui se démarquent des classes populaires par la possession d’un patrimoine professionnel,
– Les classes moyennes salariées ou nouvelles classes moyennes composées d’un salariat non manuel qui s’écarte des classes populaires par la garantie d’un salariat stable et un capital scolaire.
Les cols blancs du commerce s’en différencient de plusieurs manières : ils sont composés d’indépendants ou de salariés travaillant dans le secteur des services, ne disposent ni d’un patrimoine économique ni d’un important capital scolaire et ne bénéficient d’aucune stabilité.
Ils ont entre eux une grande proximité sociale en termes de diplômes, d’origine sociale et d’alliance matrimoniale.
Ils partagent des valeurs communes :
– L’attachement à une idéologie de l’indépendance et de l’autonomie,
– La quête d’une estime sociale ; ils privilégient la réussite économique,
– la valorisation d’un rapport concret au monde.
Lise Bernard montre la façon dont ils adoptent un mode de consommation où le prestige des choses a une place importante, leurs attitudes politiques marquées par un rejet du salariat, de l’assistanat et des élites.
Une telle analyse montre comment notre société se transforme. Il serait intéressant de voir si ce groupe n’est pas un sous-ensemble d’un groupe plus large caractérisé notamment par le goût de la prise de risque, un fort investissement dans le travail dans l’espoir de gagner beaucoup (souvent en vain). On pense au phénomène des start-ups.
L’art et la manière
Lise Bernard doit le grand nombre de résultats acquis pour construire sa thèse à la manière de mener l’enquête, de faire de la sociologie et de l’ethnographie en même temps. On soulignera notamment sa présence de longue durée sur le terrain. En restant durant trois ans dans une agence et en travaillant à des tâches administratives subalternes, elle a pu réduire la perturbation engendrée par son regard d’enquêtrice : elle a ainsi gagné la confiance de ceux qui étaient devenus ses collègues de fait. Être là pendant longtemps lui a permis d’être témoin de moments fugitifs, réactions spontanées, échanges, crises, autant de matériaux riches pour la compréhension.
Cette approche se différencie des méthodes usuelles de la sociologie fondée en général sur des analyses statistiques, des entretiens en face à face. Dans la vidéo « Quelques remarques sur le monde privé des ouvriers », Lise Bernard explique bien ce qu’elle doit à Olivier Schwartz qui, dans son ouvrage Le Monde privé des ouvriers paru en 1990 a été pionnier en la matière. C’est d’ailleurs lui qui préface son livre.
Il a ainsi fallu près de dix ans pour mener ce travail à bien. Commencé en 2005, c’est-à-dire avant la crise, Lise Bernard a multiplié les modes d’approche pour renforcer et compléter son analyse : observation participante, enquêtes par entretien dans des lieux divers, le tout complété par un travail statistique spécifique tiré des données de l’Enquête emploi.
Quand tout a été fini, la conclusion donnée, Lise Bernard a ajouté un épilogue écrit onze ans après le début de l’enquête : elle nous donne des nouvelles « fraîches » de 25 agents immobiliers avec qui elle est restée, directement ou indirectement, en contact. Dans ces pages, elle nous raconte simplement ce qu’ils sont devenus. Du coup, nous ne sommes plus devant des personnes anonymes – même si les noms ont été inventés -, mais devant des personnes menant des vies souvent difficiles dont elle partage le souci.
Donc un livre subtil de sociologue qui se lit comme un roman…
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