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par Flore Pradère, propos recueillis par Tristan d’Avezac

JLL, spécialiste mondial dans le conseil en immobilier d’entreprise offre notamment des « solutions immobilières » à l’attention des entreprises utilisatrices de bureaux. Nous avons interviewé Flore Pradère, en charge de la Veille et de la Prospective sur les nouveaux modes de travail et de management. Un programme de recherche qui nourrit l’accompagnement proposé par JLL à ses clients, de la recherche de leurs nouveaux locaux jusqu’à la conception de leur aménagement et aux enjeux de conduite du changement.

 

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Il y a eu la grande époque des Open Spaces. Est-ce une approche qui est toujours recherchée par les entreprises ?

Aujourd’hui ce qui est recherché c’est l’ouverture, la transversalité, la friction entre équipes. Une approche désîlotée. On ouvre les espaces. En revanche l’Open Space version années 80, sec et vide d’espaces alternatifs est bien passé de mode et heureusement.

 

Nous sommes sur une approche où les entreprises recherchent toujours l’optimisation de l’espace de travail, mais au profit du collectif, du collaboratif et de l’esprit d’initiative. Mais aussi une autre approche beaucoup plus dynamique appelée « Activity Based WorkPlace » qui est fondée sur l’ensemble des activités de la journée avec une palette d’espaces mis à la disposition des collaborateurs pour répondre à l’éventail de leurs besoins – de production, de concentration, de collaboration, de brainstorming…

Comment travaillez-vous avec les entreprises ?

Lorsque nous travaillons avec une entreprise nous définissons des profils types de journées en discutant avec les collaborateurs par typologies de métiers. Ceci permet de définir une palette d’espaces en fonction de celle des activités.

 

Hier, le bureau était un concept individuel et cloisonné. Aujourd’hui, on explose le champ des possibles pour aller vers des ambiances beaucoup plus informelles tout en nous attachant à répondre a de nouveaux besoins autour de la régénération. En somme, nous redistribuons l’espace au profit du collectif et d’une expérience de travail totalement réinventée.

 

On rationalise, lorsque c’est possible, les mètres carrés. Beaucoup lors de regroupements de sites (cas de rapprochement d’entreprises), mais aussi pour répondre à des logiques de projet. Par exemple, nous avons accompagné Orange en réunissant en un même lieu toutes les équipes de la chaîne de l’innovation en concevant « Orange Gardens » à Châtillon. Ce qui est intéressant, c’est que l’indicateur utilisé a été le « Time to Market » avec l’objectif de réduire le délai de mise sur le marché d’un nouveau produit ou service. Et ça marche !

Comment cela évolue ? plus généralement comment évoluent les demandes des entreprises sur ces dernières années ? et pour quelles raisons ?

Les entreprises ont pour principale problématique celle de savoir comment se réinventer, comment utiliser au mieux ses ressources (humaines et immobilières) et comment rationaliser… tout en faisant le constat que 50 % des postes de travail sont inoccupés. Leur enjeu est surtout de comprendre comment mieux gérer la ressource immobilière tout en favorisant des lieux pour se socialiser, se réunir, pour faire émerger des idées à l’instar de ce qu’elles observent dans les espaces de coworking, dans les start-ups ou chez les GAFA.

 

Les maîtres mots sont l’agilité, la flexibilité et la réactivité. Or il y a une forme de contradiction entre des marchés et des comportements en changement constant et l’immobilier qui par définition est quelque chose d’immobile, et donc souvent vécu comme une vraie contrainte. In fine, la grande question pour ces entreprises est de savoir comment rendre l’immobilier plus souple. C’est-à-dire de trouver comment faire fonctionner cette ressource comme un incubateur ou un espace de coworking sachant se déployer et se reconfigurer à la demande, en fonction des mues organisationnelles ?

Dans cette démarche, allons-nous vers des lieux qui puissent être en constante évolution ?

 

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Tout à fait. C’est le propre du flex office sur lequel nous venons tout juste de sortir une étude (« Flex office, collaborateurs désespérés ou libérés ? »). Son grand intérêt est que comme les postes ne sont plus attribués, rien n’est figé et vous pouvez absorber de nouvelles recrues, reconfigurer les équipes sans heurts et sans investissement supplémentaire.

 

L’autre tendance est le recours à des espaces tampons comme les espaces de coworking afin d’ajuster l’empreinte à la demande, en fonction des projets.

 

Une autre tendance encore est celle des espaces hybrides (multifonctions) pour accueillir des clients, réunir des collaborateurs d’une manière informelle, organiser des séances de brainstorming collectives ou encore une formation. L’exemple caractéristique est l’utilisation du restaurant d’entreprise, peu utilisé dans la journée, pour d’autres usages. De plus en plus, cet espace est repensé pour pouvoir devenir un espace de travail, de réunion, voire de recrutement collectif en dehors des heures de déjeuner.

Un des premiers à avoir utilisé ce concept est le Crédit Agricole à Montrouge – le Campus EverGreen. Le Crédit Agricole a également créé des « business Lounge » à tous les étages de ses bâtiments. Ils sont très informels et cassent les codes de la banque traditionnelle, les thèmes des Lounges ont été choisis par les collaborateurs de chaque étage. Et comme les thèmes sont très différents, cela a fortement contribué à créer du brassage entre les équipes qui se déplacent du coup beaucoup plus dans le campus, pour expérimenter de nouveaux lieux.

Dans quelle mesure l’aménagement de ces espaces implique les collaborateurs ?

Notre objectif, quand nous accompagnons un client, est qu’il soit impliqué le plus possible afin de faciliter l’adhésion au projet. Nous poussons à la co-construction, à l’expérimentation et à la mise en place de pilotes à échelle réduite pour pouvoir tester et déployer ensuite à plus grande échelle.

 

C’est une manière très efficace de montrer aux gens, d’expérimenter, de se nourrir des réflexions de chacun et de favoriser l’appropriation. Dans les projets que nous menons actuellement, nous faisons en sorte d’impliquer 10 % des effectifs de l’entreprise. Auparavant on parlait des attentes du client et des porteurs de projets, travaillant en silo. Aujourd’hui si l’on veut que les collaborateurs se sentent bien au bureau, et donnent le meilleur d’eux-mêmes, on ne peut plus les exclure de la réflexion.

Quelles sont les remontées que vous avez de la part des collaborateurs ?

 

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Ils recherchent avant tout la flexibilité. Dans les entreprises de la Silicon Valley les collaborateurs arrivent à 7h du matin et repartent à 15h30. Pourquoi ? Parce que ces villes sont tellement engorgées que les temps de transports sont explosés. Aussi beaucoup d’employeurs accordent une liberté totale aux collaborateurs pour gérer ces contraintes et leur organisation. Ce qui in fine contribue à renforcer l’engagement des collaborateurs.

 

Une entreprise comme Cisco a ainsi intégré un package « Flexibilité » dans les contrats de ses collaborateurs qui leur donne la possibilité de gérer leur temps de travail comme ils le souhaitent et où ils le souhaitent.

 

Pour autant, le rôle du manager et la question de l’appartenance à l’entreprise doivent être profondément repensés pour gérer cette flexibilité.

Quelles sont les craintes et les critiques les plus fréquemment évoquées par les collaborateurs par rapport à ces nouveaux concepts de bureaux ?

 

Principalement le risque de déshumanisation en rapport avec le concept de flex office. Également le fait que l’on peut se voir imposer une organisation standardisée dans laquelle ils peuvent ne pas se reconnaître. Il y a aussi le délitement du collectif dès lors que chacun peut s’organiser comme il veut. L’aspect positif de ces nouveaux modes d’organisation est que tout le monde est au même niveau, il y a un fort sentiment d’équité. Le côté négatif pouvant être un sentiment de nivellement par le bas.

 

Il y a donc un vrai enjeu à recréer des repères, à soigner le collectif et l’appropriation des nouveaux espaces de sorte que l’individu s’y retrouve en tant que membre du collectif. C’est un sujet à la croisée des chemins entre l’impératif de standardisation et de rationalisation… et la nécessité de formuler des réponses aux collaborateurs qui veulent quelque chose de plus en plus sur mesure. Or il faut que tout le monde se retrouve autour d’un même sentiment d’appartenance, une même entité. Comment anime-t-on cela autour d’un collectif ? Par la vision commune, la direction commune, un management charismatique, qui rappelle pourquoi on est là, qui donne du sens… et évidemment cela ne se décrète pas !

 

On a l’impression à lire les articles sur ces espaces que ces nouveaux concepts d’aménagement sont souvent réservés à des « happy fews »…

 

En effet, c’est facile d’avoir quelques équipes travaillant dans des espaces tels que ceux que l’on vient de décrire. Et ça peut être catastrophique si le reste du corps social de l’entreprise ne s’y retrouve pas et développe un sentiment d’être laissés pour compte. La difficulté pour les grands groupes est le changement d’échelle… et de le faire en tenant compte de leur ADN et de leur histoire. C’est le problème auquel a été confrontée une autre grande banque qui a créé un site superbe, très inspirant, en dehors de Paris. Aujourd’hui elle est victime de son succès : tout le monde veut y travailler, ce qui pose un problème de financement, de temps de déploiement et de volonté !

Que pensez-vous du désîlotage entre des personnes de services différents ?

 

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En matière de flex office il y a deux approches. La première est la logique de territoires avec un ancrage métiers. Car l’on ne travaille pas de la même façon d’un métier à l’autre.

 

Celle du brassage total entre métiers peut être génératrice de problèmes et de contraintes. Cela ne marche pas. Typiquement c’était l’approche d’Andersen Consulting – sans bureau attribué – qui a été catastrophique avec in fine des collaborateurs se retrouvant à côté de personnes qu’ils ne connaissaient pas et qui ont fini par ne plus venir au bureau, préférant rester travailler chez eux. Le brassage doit être utilisé pour les lieux de socialisation. La logique des territoires est celle qui est privilégiée dans les entreprises aujourd’hui.

 

La deuxième approche c’est celle en mode projet. L’exemple type, c’est BlablaCar que JLL a déployé sur l’immeuble « Cloud » dans le 2e arrondissement de Paris. Les surfaces sont attribuées le temps d’un projet. BlablaCar, bien qu’étant une entreprise que l’on perçoit comme dynamique, était confrontée à des problèmes de silos. Ils ont donc révolutionné leurs bureaux selon une logique de « tribus » avec des personnes ayant différents métiers associées autour d’un même projet. Les bureaux sont modulables, la surface attribuée peut évoluer projet par projet.

 

Photos de ©Philippe BINDA

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Expert mutations du travail, fondateur de Territoires Humains

Flore Pradère