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A la suite de la publication en juillet d’un papier de trois économistes de l’AFD, un débat s’est engagé dans Metis sur les évolutions de l’économie et du travail informels, évolutions souhaitables ou décidément malheureuses. Tristan d’Avezac évoque à présent les changements de perspectives qu’apportent le numérique et les nouvelles formes d’échanges monétaires en ligne.

Selon le Fonds Monétaire International, l’économie informelle représenterait de l’ordre de 35 % du PIB des pays émergents et en développement, et sur le continent africain cette part oscillerait entre 20 et 60 % selon les pays.

Les facteurs explicatifs sont nombreux. La grande majorité de l’emploi est « non formel » (85 % y compris l’agriculture selon le Bureau International du Travail) ; un faible taux de bancarisation, des zones rurales éloignées des métropoles avec des économies fondées sur le troc, l’argent liquide et la culture de subsistance ; la méfiance à l’égard des institutions publiques. Ces raisons, parmi d’autres, expliquent, voire justifient, l’importance de l’économie informelle dans ces pays.

Les conséquences sur le développement des pays d’Afrique sont connues. Avec des capacités financières limitées par la quasi-absence de collecte d’impôts et taxes résultant du poids de l’économie informelle, il leur est quasiment impossible d’être autonomes pour le financement et le développement d’infrastructures en matière de transports, de santé et d’éducation. Certes, depuis quelques années, les médias se font l’écho de l’émergence d’une classe moyenne dans plusieurs pays de l’Afrique Sub-Saharienne, mais pour quelles retombées pour le reste de la population ?

Or un phénomène apparu en Afrique au milieu des années 2000 semble être en train de changer la donne : le « mobile Money » (Argent mobile ou M-Paiement).

L’Argent mobile explose en Afrique

L’argent mobile, qui a vu le jour pour la première fois au Kenya en 2007, est un service de transaction financière accessible à toute personne ayant un téléphone mobile y compris celles qui ne disposent pas d’un compte en banque. Ce système extrêmement simple a été lancé originellement par les opérateurs télécoms suivis ensuite par les banques. Il suffit à une personne d’installer une application sur la carte SIM de son téléphone et de créer un compte d’argent électronique. A partir de l’outil de M-Paiement il est possible de déposer de l’argent liquide sur son téléphone, d’en retirer, d’effectuer des paiements ou de recevoir de l’argent ou encore de réaliser des transferts d’argent d’un téléphone à l’autre. C’est en quelque sorte une « banque de poche ».

Depuis son arrivée, l’argent mobile occupe une place de plus en plus importante dans les transactions financières des pays d’Afrique. Ainsi, dans un pays comme le Ghana, les transactions via ce canal ont représenté plus de 70 % du PIB en 2018 (source : Bank of Ghana).

Sa diffusion a été encouragée par l’explosion du nombre d’abonnés à la téléphonie mobile. L’Afrique de l’Ouest compte aujourd’hui 185 millions d’abonnés et l’Afrique Sub-Saharienne 456 millions (source GSMA 2018). Ceci fait qu’à la fin 2018, 395 et 133 millions de comptes d’argent mobile étaient enregistrés respectivement dans ces deux régions avec des taux de croissance de l’ordre de 20 % chaque année. L’Afrique Sub-Saharienne représente près de la moitié des comptes d’argent mobile au niveau mondial.

Des usages variés contribuant à la « formalisation » de l’économie et à l’inclusion sociale

Par ses différents usages, l’argent mobile contribue à rendre visibles de nombreuses dimensions de l’économie et du fonctionnement des pays.

Tout d’abord en ce qui concerne le transfert d’argent. Pour le transfert d’argent vers leur pays d’origine fait par des personnes parties travailler ailleurs, les intermédiaires existent depuis des décennies. La nouveauté tient plutôt à l’utilisation de l’argent mobile pour le transfert d’argent entre ceux partis travailler dans les métropoles et leurs familles restées en zone rurale. Outre la sécurité qu’offre ce canal, les transferts étant tracés et enregistrés ; l’argent devient en quelque sorte « visible » pour les autorités fiscales des pays et leur permet de prélever des taxes là où l’impôt est presque inexistant. Il en est de même pour le paiement des salaires via les systèmes d’argent mobile – de plus en plus pratiqué notamment par les administrations.

Il n’en reste pas moins que les effets apparaissent plus contrastés en matière d’emploi. Le secteur de l’argent mobile avec les activités qui lui sont directement ou indirectement liées — en particulier les agents en charge des dépôts et retraits d’argent liquide — contribue certes à l’émergence de nouveaux emplois. GSMA indique ainsi que pour la seule Afrique subsaharienne 500 000 des 1,7 million de personnes directement employées par l’écosystème du mobile sont des employés « formels ». Cependant le paiement du travail via l’argent mobile ne veut pas pour autant dire que les emplois deviennent formels !

En revanche la technologie même de l’argent mobile contribue à l’émergence de nouvelles activités elles-mêmes porteuses d’une formalisation de l’emploi.

C’est ainsi qu’au Kenya, la société Lynk a créé une plateforme de travail à l’instar de celles que nous connaissons en Europe qui propose de mettre en relation des travailleurs avec des entreprises ou des particuliers et utilise le système d’argent mobile pour le paiement du travail effectué. A la fin 2018, Lynk a permis à 1 300 travailleurs « informels » d’avoir accès à 23 000 emplois et de leur verser plus de 2,5 millions de dollars en argent mobile. Bien que ces chiffres soient encore modestes, alors que les plateformes de travail font débat en France, elles pourraient constituer un levier intéressant de formalisation de l’emploi sur le continent africain.

Argent mobile et formalisation du commerce

Le commerce et les services constituent l’autre domaine de l’économie ou l’argent mobile impacte positivement sa formalisation. L’argent mobile y est abondamment utilisé pour le règlement des achats de produits comme de services (par exemple le paiement des taxis et des bus). En simplifiant leur paiement, il a notablement contribué à la sécurisation de nombreuses activités et à leur développement.

L’argent mobile a également favorisé l’apparition d’un écosystème de start-up dans plusieurs pays du continent, certaines d’entre elles conduisant au développement d’une multitude de « commerçants ». Ainsi au Kenya, la plateforme Masoko a reproduit le modèle de place de marchés comme Amazon en agrégeant autour d’elle des commerçants qui proposent leurs produits via ce canal, l’argent mobile étant le mode de règlement principalement utilisé. Le réseau des agents de l’opérateur Safaricom étant utilisé comme points de livraison et de collecte, ce qui permet à Masoko de livrer les produits dans 45 des 47 districts du Kenya. Dans le même esprit, la plateforme Jumia originaire du Nigéria et active dans 14 pays a contribué à l’émergence de petites activités de commerce dans les zones rurales qui permettent aux familles de se créer un revenu en complément du troc et de leur culture de subsistance.

Ainsi au Ghana, le pourcentage d’adultes recevant des paiements agricoles, principalement dans les zones rurales, est environ le double de la moyenne de ces pourcentages à travers toutes les économies en voie de développement. Environ 40 % reçoivent ces paiements sur un compte, dans la plupart des cas un compte d’argent mobile.

En outre, l’argent mobile semble avoir un impact positif sur la situation des femmes. Une étude réalisée au Kenya a ainsi montré que l’argent mobile permettait aux femmes « chefs de famille » d’accroître leur épargne de plus de 20 % et qu’il a surtout a permis à près de 200 000 femmes de se lancer dans une activité commerciale et de réduire leur niveau de pauvreté de 22 % [1].

L’Argent mobile source de revenus fiscaux additionnels

La question des ressources financières et en particulier des rentrées fiscales n’a d’égale que l’ampleur de l’économie informelle dans les pays d’Afrique. Face à cette situation et à l’incapacité de rendre visible et taxable une économie invisible, de nombreux pays ont mis en place des systèmes de taxation reposant sur les sommes transitant par le biais de l’argent mobile.

Ces « nouvelles » ressources, compte tenu de l’ampleur de la croissance de l’argent mobile, représentent des sources de financements mobilisables par les gouvernements pour réaliser des investissements en faveur de l’inclusion sociale.

Ainsi la GSMA estime qu’en 2018 l’argent mobile a permis la collecte de 15,6 milliards de dollars de taxes et 5,4 milliards d’impôts sur les sociétés et l’emploi en Afrique Sub-Saharienne (2,8 milliards de dollars de taxes et 1,6 milliard d’impôts sur les sociétés et l’emploi en Afrique de l’Ouest).

En fin de compte, l’argent mobile est-il « LA » solution et le moyen de réduire la part de l’économie informelle dans les pays en développement ? En matière de travail probablement à la marge, en revanche il contribue très certainement au développement d’une économie et d’acteurs visibles, susceptibles de contribuer à l’émergence d’une classe moyenne. Une étude longitudinale récemment réalisée par la Banque de France sur 101 pays émergents et en développement plaiderait dans le sens de la réduction de l’économie informelle [2]. Elle indique que l’adoption des systèmes d’argent mobile, de crédit et d’épargne mobile aurait fait baisser la part de l’économie informelle d’une valeur située entre 2,4 et 4,3 % des PIB de ces pays.

Et pour conclure, au Ghana et en Tanzanie il est désormais possible d’enregistrer les naissances à l’aide des services mobiles, ce qui a donné lieu à une explosion du nombre de naissances « officielles ». Augurons que ces nouveau-nés seront de fervents adeptes de l’argent mobile et les futurs acteurs de la réduction de l’économie informelle de leur pays !

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Expert mutations du travail, fondateur de Territoires Humains