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Depuis le 21 novembre 2018, les lanceurs d’alerte ont leur Maison. Ainsi en ont décidé dix-sept organisations de la société civile, ONG et organisations syndicales, réunies à la Bourse du Travail à Paris. Elles s’y retrouvent pour offrir une protection et un appui à ceux qui choisissent de révéler la dangerosité d’un médicament, une situation de conflits d’intérêts, les chemins qui mènent aux paradis fiscaux, les clauses secrètes d’un accord ou l’existence d’un logiciel capable, le temps d’un contrôle, de verdir votre moteur diésel…

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Indépendante des entreprises et des pouvoirs publics, la Maison des lanceurs d’alerte (MLA) accompagnera tous ceux dont les alertes sont d’intérêt général et veulent « contribuer au débat public, constitutif de l’exercice de la démocratie » (Irène Frachon, scandale du Mediator). Elle offre une aide juridique, un appui technique, un soutien psychologique si nécessaire et un accompagnement médiatique.

Les organisations syndicales, CFDT Cadres, UGICT-CGT, Solidaires et le Syndicat national des journalistes, en sont membres aux côtés d’ONG comme Transparency International et Sciences citoyennes très engagées pour la protection de ceux qui prennent le risque d’alerter sur une fraude, la corruption, un danger que l’on cache pour préserver des intérêts privés. En 2015, Jean-Paul Bouchet, alors Secrétaire général de la CFDT Cadres, pointait les besoins des salariés

« pour sortir de l’isolement, de la peur de parler, de révéler le dépassement de ligne jaune. Au-delà de l’enjeu juridique, réglementaire, il y a un enjeu d’écoute, d’appui, de soutien aux lanceurs d’alerte, qui sont souvent des salariés… Les élus disposent d’une protection, pas les salariés lanceurs d’alerte ».

L’enjeu n’est pas théorique. Il ne l’est pas pour ceux qui prennent des risques, celui d’être vilipendé par ceux qui préfèrent toujours laver le linge sale en famille, d’être désigné comme traître à son organisation, mis à l’écart et pour les salariés, licenciés. Pour sa tranquillité, il est sans doute préférable d’avoir tort avec tout le monde que raison tout seul ! Les droits et l’accompagnement de la MLA ne dispenseront pas d’avoir du courage, mais éviteront de plonger dans le vide.

Il ne l’est pas non plus pour les organisations. Les évènements récents montrent à quel point il est impossible de gouverner sans une connaissance très précise du monde et de ceux qui y vivent leur vie (ils n’en ont pas d’autres). La leçon vaut pour tous ceux qui exercent des responsabilités et peuvent, par leur action, engager plus qu’eux-mêmes. Les voies de cette connaissance au grain le plus fin et le plus actualisé sont plurielles (Voir dans Metis : « Je ne suis pas une moyenne statistique ! »). Ceux qui alertent en prenant le risque du conflit et de l’affrontement, ne sont pas seuls à dire et à penser ce qui nous arrive et comment s’y comporter. Mais plus que d’autres, ils touchent des points sensibles, ils mettent le doigt là où ça fait mal, montrent ce qu’on n’a pas envie de voir. Ils agissent souvent en dernier recours, pendant qu’il en est encore temps. Ils doivent être protégés et entendus.

Le philosophe Etienne Balibar publie sous le titre Libre Parole trois courts textes récents. Il y commente notamment les écrits de Michel Foucault sur le « courage de la vérité », « ce droit d’opposer une vérité sans pouvoir à un pouvoir sans vérité ». Dans une conférence prononcée en 2018 à l’Université du Bosphore en Turquie, il distingue la liberté d’expression, celle de la presse, de l’Université, de l’édition, des associations, des églises, des partis, et la libre parole « qui en dernière instance relève de l’initiative individuelle et permet aux individus de traverser l’espace qui sépare le privé du public, pour s’exprimer en tant que citoyen ».

Les lanceurs d’alerte ne prennent pas la parole pour manifester un intérêt individuel. Ils ne sont pas des lobbyistes. Ils ne formulent pas non plus une revendication collective. Ils ne mettront pas fin aux conflits sociaux et ne se substitueront pas aux « corps intermédiaires » ni aux institutions représentatives. Leurs luttes en appellent aux principes et aux droits fondamentaux pour dénoncer leur transgression et y mettre fin. Leurs idées nourrissent le débat public et nos décisions collectives. Ils y introduisent des considérations éthiques et anthropologiques autant que politiques. Nous devrions leur donner plus de place et multiplier dare-dare et à large échelle les lanceurs d’alerte venant de toutes les catégories de population et attentifs aux valeurs de justice comme à la vie quotidienne. Peut-être pourrions-nous éviter que l’accumulation de non-dit et le non-entendu ne nous rendent tous bipolaires. L’alternance de phases dépressives et de phases d’hyperactivité et de colère n’a que trop duré.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.