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L’Envol, centre d’accueil pour femmes SDF, doit fermer ses portes. Les travailleuses sociales du centre ont trois mois pour s’occuper de la réinsertion professionnelle de toutes ces femmes dont elles s’occupent…

 

Les Invisibles est un film de Louis-Julien Petit avec Audrey Lamy, Corinne Masiero, Noemie Lvovsky, Deborah Lukumuena.

 

les invisibles

L’envol est un centre d’accueil de jour. Les femmes – les hommes n’y sont pas admis – viennent chaque matin y prendre une douche et s’y reposer. Elles viennent avec de grands sacs où doit loger tout ce à quoi elles tiennent. Elles ont passé la nuit dehors ou dans des tentes minuscules installées dans des recoins de la ville. Il y a bien des dortoirs dans les centres d’hébergement. Ils sont trop éloignés, il faut prendre un bus, en changer, marcher. Celui qui leur est proposé est tout neuf, mais il a mauvaise réputation. Il est mixte.

 

Manu dirige l’Envol. Elle veille au respect des règles et en particulier aux horaires d’ouverture. Elle le sait, si les pouvoirs publics apprennent qu’une seule personne y a dormi, l’Envol sera fermé. Audrey est assistante sociale. Elle s’épuise à appeler le 115 chaque fin d’après-midi. Elle voudrait tant aider chacune de ces femmes. Elle peine à trouver les limites et à préserver un peu de vie pour elle. Le soir, il faut encore qu’elle encourage son frère, « elle qui a l’habitude d’aider les gens ». Angélique, jeune femme adoptée par Manu, pleine d’énergie, rend service aux unes et aux autres. Il y a enfin Hélène, bénévole joyeuse et pleine de bonne volonté. Son mari la quitte pour une femme plus jeune. Elle est un peu perdue. L’Envol donne du piment et un sens nouveau à sa vie.

 

Et puis il y a Chantal et toutes ses femmes. La municipalité ne voit en elles que des assistées, trop bien aidées pour avoir envie de s’en sortir. Elle veut fermer le centre au prétexte qu’au regard du coût, les résultats – comprendre la réinsertion professionnelle et sociale – ne sont pas suffisants. Elles refusent d’obtempérer. C’est le tournant du film. Avec Manu, Audrey et les autres, elles se mobilisent pour faire reconnaître leurs compétences. Chantal sait tout réparer, de l’électroménager aux scooters. Ramouna est une cuisinière hors pair, une était comptable et une autre commerçante. On ne parvient pas à croire celle qui dit avoir été psychanalyste. Peut-être était-elle professeur de yoga ?

 

Bien sûr ce n’est pas simple d’écrire un CV « présentable » quand le centre de formation professionnelle était celui de la prison de Loos, quand son expérience en entreprise se limite à un très court stage et qu’il y a de longues années vides, sans rien qui puisse se dire à un employeur potentiel. Il faut se pomponner pour la photo, s’entraîner à parler de soi, à dire la vérité, mais sans tout dire. Il faut qu’Audrey accepte que pour Julie, c’est trop compliqué, elle n’est pas prête à mettre de l’ordre dans sa vie. Il faut que Manu prenne le risque d’enfreindre les règles qu’elle a acceptées et dont elle est garante.

 

Le film est exceptionnellement réussi. Il le doit d’abord à ces femmes, actrices professionnelles ou non. Adolpha Van Meerhaeghe, Chantal dans le film, en est la véritable héroïne. Elles sont vivantes, débrouillardes, émouvantes et drôles. On rit, on pleure, on espère, on craint pendant les 1h42 que dure le film. Il a la grâce de décrire des situations brutales avec légèreté. Rien n’y est insignifiant, superflu ou racoleur, mais Louis-Julien Petit ne cherche ni à nous apitoyer ni à nous distraire. Le respect dû à ces femmes l’interdit.

 

Il nous rend plus avertis quant à l’activité et aux responsabilités des travailleurs sociaux (des travailleuses en l’occurrence). Sans concession et sans caricature, il décrit leurs relations avec les pouvoirs publics et l’impossibilité d’un dialogue d’égal à égal entre ceux qui sont au plus près des corps, des humeurs, des histoires, des failles, des espoirs de personnes singulières et ceux qui traduisent ces vies en chiffres, en budgets et en politiques publiques. Le film nous rend plus intelligents quand il montre le bien-fondé des stratégies consistant à toujours partir des compétences, des savoirs, des désirs de ceux qui sont très éloignés du marché du travail et dans le cas de ces femmes, sans domicile fixe. Metis a parlé des démarches  Territoires Zéro chômeurs de longue durée et Les Lulus dans ma rue. Elles sont animées par les mêmes convictions : personne n’est inemployable et de nombreux besoins ne sont satisfaits ni par l’économie classique ni par les pouvoirs publics. Et ça marche. Les jeunes « privé. e. s d’emploi » qui s’expriment dans le dernier livre de la Coopérative Dire le Travail  La vie devant nous ne disent pas autre chose.

 

Les invisibles n’est ni un film documentaire ni un reportage. C’est une fiction même si des faits réels l’ont inspirée. L’écriture d’un scénario, avec des personnages, leur visage, leur regard, leur démarche, des péripéties, des rebondissements, du suspense, des moments d’émotion, de rire, de dépit, de victoire, offre un « supplément d’intelligibilité grâce aux ressorts de la mise en scène du récit » (Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles). Le film ne se contente pas de faire un compte-rendu de la réalité, il ne délivre pas des informations et des datas. La fiction assume d’être un regard sur la réalité, de défendre un point de vue, celui du réalisateur et de son équipe, tout en laissant ouvert le champ des interprétations possibles. L’expression des doutes, les hésitations, les débats et les décisions disent à leur manière la vérité des personnages et des situations. Le film émeut et nous instruit. Nous sommes touchés et peut-être quelques spectateurs y trouveront l’énergie de s’engager. Il est des regards qui nous obligent.

 

Deux remarques plus critiques pour finir. Le film n’envisage pas d’autre insertion, que celle de l’emploi salarié. Il ne s’agit pas de les transformer en chauffeurs Uber ou livreurs Deliveroo, mais Chantal ou Ramouna auraient peut-être plus de possibilités en créant -sous des statuts protecteurs et sans s’isoler – leur propre activité. Les Lulus dans ma rue, Territoires zéro chômeurs de longue durée et quelques autres dispositifs expérimentent cette ouverture vers d’autres démarches. Pour ces femmes l’épreuve du CV et de l’entretien est un obstacle très haut. La deuxième remarque concerne le titre « Les invisibles ». Le livre de Pierre Rosanvallon Le Parlement des Invisibles a été publié en janvier 2014. Depuis, il semble que le qualificatif s’applique à tous ceux qui sont en difficulté, comme si être visible était l’alpha et l’oméga de toute politique sociale et d’émancipation. Ces femmes accueillies à l’Envol, pâtissent sans doute du fait que la société préférerait ne pas les voir, mais elles aspirent à bien d’autres choses qu’être vues !

 

Les Invisibles est un film rare. Courez-y !

 

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.