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par Jacques Drouhin, Jean-Marie Bergère

L’actualité a fait subitement des maires ruraux la voix oubliée du « terrain », un corps intermédiaire indispensable à l’équilibre des pouvoirs, un gage d’horizontalité après un excès de verticalité. Les prérogatives et les moyens des communes étaient un peu plus menacés à chaque nouvelle réforme de notre organisation territoriale, toutes hantées par l’effet de taille. On redécouvre qu’elles sont une des « trames essentielles de notre vie collective » (1). Jean-Marie Bergère s’est entretenu avec le Maire de l’une de ces communes, Flagy, 660 habitants.

 

maires

Festival Paradisio

 

Jacques Drouhin, maire de Flagy, président de l’Association des maires ruraux de Seine-et-Marne, a accepté de me recevoir. La gare la plus proche est celle de Monterau-Fault-Yonne, 25 kms après Fontainebleau, sa forêt et son château. En route vers Flagy, les champs s’étendent à perte de vue. Je viens échanger à propos de Gilets Jaunes, de cahiers de doléances, de ruralité abandonnée, d’agriculture en crise. Je comprends vite que c’est de projets, de bien-vivre, de culture, d’environnement, du travail et de cinéma (!), dont nous allons parler.

 

Maraîchage bio et un travail qui ait du sens

 

À l’entrée de Flagy, en venant de Montereau, Jacques Drouhin me montre une propriété avec son château, son corps de ferme et 67 hectares de terre d’un seul tenant. Elle est disponible. Il aimerait aider à l’installation d’un agriculteur bio. Des vignes pourraient compléter le maraîchage. Il y a un précédent. La commune a planté 400 pieds de vigne dans un potager à l’abandon au centre du village. Depuis cinq ans Flagy produit entre 100 et 150 litres de vin chaque année !

 

Quelques jours avant notre rencontre, Jacques Drouhin a reçu une jeune femme, habitante de la commune. À 43 ans, elle n’en peut plus des contraintes de son emploi, des horaires et de la hiérarchie « dans une entreprise qui ne lui convient plus ». Elle ne supporte plus de rentrer chez elle « comme un vrai zombie. Elle est à un tournant dans sa vie professionnelle, elle veut repartir de zéro ». Un projet de commercialisation de produits de l’agriculture bio émerge.

 

Depuis des années il n’y a plus aucun agriculteur habitant Flagy. Plus de 60 % du territoire communal est composé de terres arables, mais les champs ont été regroupés au sein de vastes exploitations et ceux qui les cultivent habitent ailleurs. Un peu moins de 5 % du territoire communal est urbanisé. Les forêts font le reste.

 

Notre échange à propos du travail se poursuit : « il y a beaucoup de projets de reconversion vers 40, ou même 50 ans. Les plus jeunes cherchent une activité qui les fasse vibrer. Ils ne veulent plus accepter les contraintes que notre génération a subies et attendre la retraite comme une libération. C’est une possibilité de relocaliser l’emploi par rapport à des activités qui aient du sens sur le territoire. Il ne s’agit pas de milliers de postes, mais un emploi plus un emploi, ça permet de redonner de la vie dans nos communes rurales. »

 

Actuellement, un tiers de ceux qui habitent Flagy travaille à proximité, artisans, ouvriers dans les quelques usines implantées localement. Un autre tiers travaille dans la région. Fontainebleau, Melun, Sénart, Evry, Provins, ne sont pas bien loin. Le troisième tiers a un emploi à Paris. Il vaut mieux qu’il ne soit pas situé à la Défense, car alors c’est plus de trois heures de transport chaque jour. Sans voiture pas de salut. Flagy était connu dans le secteur pour être un des derniers villages à avoir une station-essence. Une borne de recharge publique pour voiture électrique vient d’être installée à proximité de l’église. Un lieu de coworking a été créé dans le café au centre de Flagy. À l’occasion d’un changement de propriétaire, il va être réorganisé et relancé. Flagy est desservi par la 4G.

 

Les fins de mois

 

Jacques Drouhin s’est installé à Flagy dans les années 1970. La commune comptait alors moins de 400 habitants (374 en 1982 d’après Wikipédia). Elle en compte 660 aujourd’hui, sans qu’aucun lotissement n’ait été construit. Les maisons disponibles se vendent toutes très vite et il reste quelques « dents creuses » où il est possible de construire.

 

En matière d’urbanisme, il veut éviter les arrivées massives simultanées de jeunes couples avec enfants, comme celles que provoque la construction des lotissements. Les effectifs scolaires explosent, ce qui est bien, mais tous vieillissent en même temps, ce qui rend les choses très difficiles à organiser.

 

Il lui semble par ailleurs vital de préserver la qualité visuelle d’un village datant du 13e siècle. La conception d’ensemble est étrange. Le parallélisme strict des sept rues et sept ponts sur l’Orvanne, un affluent du Loing, n’est perturbé que par une grande place centrale, avec l’église, la mairie et le café, comme il se doit. Le tout est complété par un lavoir et un Moulin du 13e siècle, aujourd’hui hôtel-restaurant gastronomique. Flagy a été promu village de caractère en 2014. Il est classé village fleuri grâce à la mobilisation des habitants. Ils en ont fait leur affaire : « Tous les samedis matin, ils se retrouvent. Ils se sont approprié le fleurissement. Ils s’en sentent responsables. Résultat, nous sommes en passe d’avoir notre troisième fleur et on retrouve moins de bacs à fleurs dans la rivière ! » Le projet du moment consiste à peindre les poteaux électriques. Plutôt que d’enfouir les lignes, Jacques Drouhin veut en faire un objet de décoration et préserver ainsi les fils sur lesquels les hirondelles nous annoncent le printemps. La commune a installé des nichoirs et les oiseaux reviennent nombreux. « D’une façon générale, on aseptise trop les villages. »

 

Flagy n’est pas pour autant une annexe de Fontainebleau ou de Barbizon à quelques kilomètres de là. Selon Jacques Drouhin, « un couple en activité dans le secteur gagne à peu près 2300 euros par mois. Le mari gagne 1 500 euros et l’épouse 800 euros pour un temps partiel dans la grande distribution. Ils finissent le mois à zéro. Au moindre problème, c’est la chute. Si le couple se déchire, ça fait deux pauvres. » Il y a quelques mois, une jeune femme attendait devant la mairie à 8 h du matin : « Monsieur le maire, mon mari m’a mis à la porte. Aidez-moi ». On a trouvé une solution avec la commune voisine. Il y a beaucoup d’exaspération, « Parmi les Gilets jaunes, on retrouve beaucoup de ces gens qui travaillent, des artisans qui sont au bout du bout… »

 

Sa plus grande inquiétude concerne les plus anciens. Ils sont en grande déshérence. Ils ont attendu la retraite comme la fin d’une vie professionnelle « où ils n’étaient pas considérés. Une fois qu’elle est là, ils s’installent dans leur canapé, 10 heures par jour devant la télé. Certains se mettent à boire. Des couples ne se supportent plus. Les enfants sont loin, à Hong Kong ou à l’autre bout de la France. Ils attendent que la mort leur tombe dessus ». Financièrement beaucoup n’y arrivent plus, « certaines pensions sont tellement faibles qu’ils ont un deuxième boulot. Pour eux, c’est mettre de la pub dans les boîtes aux lettres pour 300 euros par mois. »

 

Flagy fait son cinéma

 

En 2016, Flagy a accueilli le tournage de Bonne Pomme, un film bon enfant avec Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, excusez du peu ! Les murs en gardent le souvenir tout autant que les habitants. Sur la façade d’une simple grange, l’enseigne et les publicités pour des huiles désignent l’endroit où Depardieu, garagiste de son état, travaillait. Le café hésite entre Chez Marie et Auberge de la Fadette, le nom qu’il avait dans le film. La Maison des associations garde l’enseigne de la boulangerie. Une incitation à la nostalgie du temps où il y avait une boulangerie ? Au contraire, le début d’une nouvelle aventure, celle du Festival Paradisio consacré au cinéma de patrimoine. La deuxième édition est programmée du 30 août au 1er septembre 2019. Projections de films en argentique, décors et affiches de films, animations multiples, tout est en place grâce à 70 bénévoles tout sourire sur la photo qui les réunit. Jacques Drouhin est vraiment ravi d’avoir entraîné toute une équipe pour qu’existe ce festival, sans oublier les 250 000 euros de retombées économiques lors du tournage.

 

Depuis 5 ans Flagy organise des apéros-concerts tous les vendredis en juin et juillet. C’est plus de 1000 personnes sur la place, de la musique, de la joie, 120 kg de frites consommées en moyenne et un bon chiffre d’affaires pour le café ! Les groupes s’y précipitent, la programmation est assurée jusqu’en 2022. En septembre, place à la musique classique, « on se retrouve cette fois dans l’église. 30 minutes de musique, un buffet dehors, 30 minutes de musique à nouveau ». Lors des apéros-concerts, le CCAS (Centre communal d’action sociale) organise un buffet. L’argent gagné, « 300 à 400 euros de bénéfice chaque semaine », contribue aussi bien au financement du repas de Noël des anciens, que du centre de loisirs en juillet et des permis de conduire de jeunes de la commune qui en ont besoin. À l’occasion et à la demande du maire, une structure d’insertion par l’activité économique installe des toilettes sèches mobiles qu’elle a elle-même conçues et fabriquées.

 

Il faudrait aussi parler du pizzaïolo ambulant qui passe une fois par semaine ou de l’initiative d’un boulanger. Il a installé un distributeur automatique. Il l’approvisionne en pain et en viennoiseries trois fois par jour. Et ça marche très bien.

 

Regroupez-vous !

 

Flagy a adhéré en 2017 à la Communauté de Communes Moret Seine et Loing, 23 communes, 40 000 habitants. Flagy en est une des plus petites communes. Jacques Drouhin y est « Conseiller délégué à l’éducation, la culture et les évènements à destination du public ». À ce titre, il a pu œuvrer pour la mise en réseau des 14 bibliothèques du territoire. Il est très sceptique sur l’efficacité de cette structure, « c’est uniquement une boîte à outils, une structure impersonnelle. Il a fallu embaucher, ça coûte de plus en plus cher, on ne sait pas à quoi ça sert. On est allé trop loin dans la course au gigantisme. On nous encourage à créer des CIAS (Centres intercommunaux d’action sociale), jamais ils ne pourront faire ce que fait le CCAS ». Même des services comme l’eau potable ou le traitement des déchets pourraient être repensés : « il y a quelques communes qui ont repris à leur charge la gestion des déchets. Elles font le tri elles-mêmes. Il ne reste plus grand-chose. Elles font du compost et le revendent. C’est possible parce que c’est à une échelle locale et maîtrisée. Dans une interco, on sous-traite et ça coûte très cher ».

 

Sans attendre les regroupements issus de la loi NOTRe, « une loi scélérate pour les communes rurales », trois communes voisines s’entendent pour l’enseignement primaire. On appelle ça un RPI (regroupement pédagogique intercommunal). Il y a trois classes maternelles à Flagy, les CM1 et CM2 à Dormelles et les CP, CE1 et CE2 à Thoury-Ferrotes. La cantine, le ramassage scolaire, l’accueil périscolaire sont organisés collectivement. Et ça marche. Je remarque que Thoury-Ferrotes est rattachée à une autre Communauté de Communes, celle de Montereau. À l’issue des redécoupages de la Communauté de communes des Deux fleuves et de celle du Bocage Gâtinais, celle-ci compte 21 communes et 41 000 habitants.

 

« 50 % de maires ruraux veulent arrêter à cause des contraintes financières énormes. On est à bout de souffle, on est aux abois financièrement. Et les interco c’est pareil. Pour nous la DGF (dotation globale de fonctionnement) a diminué de 40 %. Les emplois ont été réduits au minimum, un cantonnier et une secrétaire ». Heureusement qu’il y a les associations et les bénévoles : « en tant que maire j’ai découvert la richesse d’avoir des gens extraordinaires sur le territoire. Souvent on ne les mobilise pas car on ne s’intéresse plus à eux. Ils se disent que si d’autres pensent pour eux, alors on n’a plus besoin d’eux, ils se sentent des numéros, inutiles. Le rôle du maire c’est d’être derrière, d’écouter. Ce n’est pas d’être un maire-bâtisseur ». Pour Jacques Drouhin, c’est une activité à plein temps. Il y dépense certainement plus que le montant de son indemnité de 980,00 euros par mois. À Flagy, les conseillers municipaux sont au nombre de quinze, tous élus au premier tour sur la liste « sans étiquette » qu’il a présentée.

 

La démocratie ici et maintenant

 

Récemment et quasiment en guise de testament politique, Alain Jupé conseillait au président de la République de s’appuyer sur les maires, car « ils sont la colonne vertébrale de la République ». Le conseil vaut s’il n’est pas compris comme une invitation à faire des maires les VRP ou les pédagogues du cap décidé en haut lieu et qu’il faudrait impérativement tenir. Il n’est pas certain non plus qu’il soit possible de délibérer et de décider de la politique de taxation des GAFA, des frontières de l’Europe ou des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU au sein du Conseil municipal de Flagy, ni dans celui de Bordeaux d’ailleurs.

 

De l’ardente défense de la proximité que Jacques Drouhin me présente, je retiens plutôt que la commune est le lieu privilégié où peuvent se former ce que les pionniers de la démocratie ont appelé les mœurs démocratiques, indispensables pour faire vivre les institutions de la démocratie formelle toujours en danger de discrédit « lorsque l’idéal démocratique se réduit à un jeu d’apparences et à des appels incantatoires à ses valeurs, à un simulacre sans croyance » (2).

 

Paradoxalement cette « éducation citoyenne » semble s’inscrire dans l’histoire des paroisses d’où nos 36 000 communes sont issues. Dans des « temps devenus trop matérialistes », le maire est aussi celui qui prend soin de ses concitoyens, « corps et âme ». Qu’on se comprenne bien. Ce n’est pas du salut des fidèles qu’il s’agit, mais de la démocratie ici et maintenant. Le maire, même le plus attentif, n’est pas un nouveau directeur de conscience. Il ne reçoit pas dans le secret du confessionnal et n’absout personne en réclamant pénitence. Mais comment ne pas penser malgré tout à l’étymologie du mot « curé », celle qui donne care en anglais ? John Dewey rappelait « que la démocratie est un fait spirituel et non une simple machine à gouverner » (3).

 

Le manque de relations est certainement un des ressorts de la crise des Gilets jaunes. Trop de schémas et pas assez de culture. Trop de villes dortoirs et pas assez de convivialité. Trop de solitude et pas assez de communs. Les extrêmes et « leur envie de renverser la table » se nourrissent d’une conception identitaire et spectatrice de la citoyenneté. À l’inverse, la possibilité offerte à chacun de s’engager et d’être reconnu pour ce qu’il accomplit, peut être « un antidote absolu contre la montée des radicalités qui menacent nos sociétés à bout de souffle ». John Dewey n’expliquait-il pas que « l’amitié n’est pas la cause pour laquelle on élabore des dispositifs qui servent les intérêts communs, mais le résultat de tels dispositifs. » (4)

 

Tout cela est très fragile. Tous les maires ruraux n’ont certainement pas la même expérience, la même humanité et la même vision de l’avenir que Jacques Drouhin. Il aura 75 ans à la fin de son deuxième mandat en 2020. Il ne se représentera pas. En me quittant, il me dit : « j’ai voulu montrer que c’est encore possible de vivre ensemble ». Puisse-t-il faire école !

Pour en savoir plus :

 

(1) Pierre Veltz La France des territoires, défis et promesses. Editions de l’Aube. 2019. Voir la note de lecture de Metis.
(2) Patrick Di Mascio. John Dewey et le pari démocratique. Introduction à Une foi commune de John Dewey. Les empêcheurs de penser en rond/La découverte. 2011 pour l’édition française
(3) John Dewey et le pari démocratique, déjà cité
(4) John Dewey. Le public et ses problèmes. Folio, Essais. 2010 pour l’édition française

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.