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par Wenceslas Baudrillart, publié le 2019-03-16zzzzzz

Derrière le bruit de fond de la construction européenne et de son avancement pas à pas, au rythme de l’adoption de nouvelles directives à l’écart de la publicité, de temps à autre un évènement ébranle les médias et génère une cascade de réactions. Nous venons de vivre cela : la Commission a interdit la fusion Siemens-Alstom.

 

commission europeenne

 

Cela rappelle douloureusement quelques précédents nichés dans nos mémoires : l’interdiction du rachat de De Havilland par Aérospatiale-Alenia, l’interdiction du rachat de Scania par Volvo (qui aurait peut-être évité à Volvo d’être rachetée par une entreprise chinoise), l’interdiction de la fusion Pechiney-Alcan qui s’est conclue par la quasi-disparition de ce qui furent les actifs industriels de Pechiney, l’interdiction de la fusion Schneider-Legrand qui recevaient déjà les premiers fruits de leurs synergies. La Commission nous dit naturellement que nos cris d’orfraie sont ridicules et qu’elle n’interdit que 0,3 % des projets qui lui sont proposés. Chiffre exact, mais derrière lequel il faut aller regarder à quel prix ces autorisations ont finalement été accordées : quelles cessions d’actifs, quels appauvrissements industriels, commerciaux, intellectuels qui ont considérablement amoindri les bénéfices attendus par les promoteurs de ces projets. Ce refus est d’autant plus marquant que la Commission avait autorisé en 2018 la fusion Bayer-Monsanto, certes au prix de cessions importantes, mais permettant ainsi la formation d’une formidable puissance chimique, capable de s’opposer à toutes les tentatives de réglementations et d’interdictions des innombrables poisons que produit et produira ce nouvel ensemble.

 

La Commission justifie sa position par un argument qui mérite d’être pris en considération : elle applique le droit communautaire, tel qu’il résulte des nombreux traités, directives, et arrêts de justice. Elle applique le droit de la concurrence et ce droit a été défini pour s’exercer dans le cadre européen. C’est à l’intérieur de ce périmètre des 28 (rétréci à 27 ?) que ce droit a vocation à être appliqué. Cette définition restrictive de l’espace de la concurrence surprend d’autant plus qu’elle émane de libéraux en économie, soutiens constants de la mondialisation. Certes, certes. Mais quelle est la pertinence de cette définition alors que l’Europe signe à tour de bras des traités d’ouverture commerciale, de libre-échange ou d’association avec le Canada, le Japon, l’Amérique latine, la Turquie, l’Ukraine ? Si le droit positif de l’Union est effectivement celui-ci et qu’il se révèle dramatiquement difficile à modifier (16 ans pour adopter le règlement sur la concurrence), on peut déjà observer qu’il est possible de contrebalancer les limites fixées par le droit de la concurrence par d’autres dispositions des Traités, notamment dans le traité de Maastricht, qui donnent pour mission à l’Union de favoriser la compétitivité et le développement de l’industrie européenne. Or ce qui est confondant dans la décision prise avec éclat par la Jeanne d’Arc de la concurrence, c’est précisément l’ignorance radicale de cette dimension.

 

Son argument : position dominante défavorable aux consommateurs. Alors, rappelons d’abord qu’Alstom et Siemens ont des concurrents en Europe aussi bien en construction ferroviaire qu’en signalisation. Bombardier, Ansaldo, Hitachi, Thales, CAF, etc. n’ont pas en Europe la dimension qu’aurait prise Siemens-Alstom, mais ils tiennent une place importante, voire inexpugnable du fait de leur liens avec leurs États respectifs et leur performance se mesure aussi à leur capacité à exporter. Leur existence suffit à évacuer le fantasme d’un ralentissement de l’innovation générée par un supposé quasi-monopole. Rappelons également que les clients d’Alstom et Siemens ne sont pas des consommateurs ignorants d’hypermarchés qu’il serait aisé de berner : SNCF, Deutsche bahn, Renfe, Trenitalia, PKP…, entreprises peuplées de centaines, voire de milliers d’ingénieurs capables de contre-expertise compétente par rapport aux propositions de leurs fournisseurs potentiels. Rappelons enfin que l’Europe est aujourd’hui un marché de renouvellement : elle est sillonnée dans tous les sens par des lignes, tout ce qui pouvait raisonnablement et même déraisonnablement être équipé en TGV l’a été. Si croissance des entreprises du ferroviaire il doit y avoir, l’exportation la portera. Et là, les concurrents ne manquent pas. Concurrents venus des différents pays européens, mais surtout japonais, coréens et l’épouvantail absolu le chinois CRRC. Dire comme la Commission que CRRC n’est pas un péril en Europe c’est manquer totalement de vision non seulement à long terme, mais même à moyen terme. CRRC a déjà vendu en Europe, peu, mais pas seulement « quelques wagons » comme l’a dit avec mépris un porte-parole de la Commission et elle accumule les contrats à l’exportation de l’Afrique à l’Amérique latine et même aux États-Unis, portée par les crédits sans limite que lui permet le gouvernement résolument conquérant de Xi Jinping. Au final, ce qui est grave dans cette décision de la Commission, c’est qu’elle ne regarde pas plus loin que le bout de notre nez alors que le gouvernement chinois et ses entreprises d’État développent des raisonnements à 50 ans avec une finalité de puissance, donnée que l’Europe unie (et de plus en plus désunie) se refuse à envisager.

 

Alors si le droit de la concurrence conduit à de telles aberrations, il faut modifier le droit de la concurrence et, la modification étant lente et hasardeuse, il convient d’assouplir son interprétation. Les juristes sont une tribu dominante au sein de la Commission. Le travail du juriste, qu’il soit magistrat ou expert juridique, consiste très largement à imaginer de nouvelles souplesses dans des textes anciens. De 1804 à la fin des années 50, le Code Napoléon n’a pratiquement pas connu de modifications et il a continué de régir efficacement une société française profondément transformée. Il en va de même de notre droit européen de la concurrence : il doit s’appliquer mutatis mutandis. Une fois arrivé au bout de ces assouplissements possibles, il sera possible de mettre en œuvre de nouveaux outils. De très nombreux ont déjà été suggérés et circulent dans les allées du pouvoir européen. Mais une Europe à 27 ne peut pas être rapide. Délais de la compréhension par les fonctionnaires de la Commission des 27 droits nationaux et des marges de manœuvre des 27 gouvernements, délais pour les séances de travail des fonctionnaires de la Commission avec les fonctionnaires des ministères techniques des 27 États, prudente identification de la résultante (de la droite de régression ?) ou du plus petit commun dénominateur, rédaction des avant-projets, allers-retours à l’intérieur de la Commission, allers-retours avec les administrations nationales, allers-retours entre la Commission et le Parlement et avec le Conseil, la circulation n’en finit pas, plus lente qu’un voyage en diligence, bien loin des performances des TGV d’Alstom et de Siemens.

 

L’inflexion politique peut aller plus vite, bien plus vite. La première modification pourrait être un élargissement de la notion de protection du consommateur. Pour consommer, il faut disposer d’un revenu et dans les pays de l’UE la principale source de revenus est l’emploi. La préservation de l’emploi européen à long terme, par là-même la préservation de l’industrie européenne contre une concurrence qui joue avec des règles radicalement différentes de la sienne pourrait être un des paramètres considéré par la DG Concurrence qui d’ailleurs dans sa présentation officielle sur le site de la Commission a inscrit comme objectif de premier rang : « Emploi, croissance et investissement ». La Commission peut ici prendre des initiatives autonomes.

 

Une autre manière d’assouplir la culture de la DG IV serait que le Conseil lui indique une direction politique. La mondialisation est une réalité. Les tentatives de repli protectionniste à la Trump provoquent des troubles temporaires, mais les circuits de formation de la valeur industrielle comme de la valeur financière sont trop bien répartis et trop interdépendants à l’échelle de la planète pour qu’une régression durable soit praticable. En conséquence, dans le droit fil de ses compétences actuelles, le monde est l’horizon de la politique concurrentielle européenne et les risques de position dominante doivent s’apprécier à cette échelle. N’est-il pas dérisoire d’ériger un ensemble Siemens-Alstom en un danger pour le consommateur européen quand celui-ci est prisonnier de Google, Facebook et autres grandissimes acteurs des NTIC qui envahissent une part croissante de sa vie publique et privée et basculent de ses consommations virtuelles à ses consommations physiques avec Amazon ? Un discours ferme du Conseil, marquant clairement cette volonté d’inflexion, devrait produire des effets salutaires car, après tout, les orientations politiques sont d’abord du discours et les juristes ont pour fonction de suivre. L’affirmation politique dans un monde aussi normé que la construction européenne précède nécessairement la production des nouvelles normes, mais elle peut infléchir l’interprétation des normes existantes.

 

Doit-on hésiter à aller plus loin en rappelant aux autorités européennes où réside leur devoir ? L’Europe est menacée. Une menace intérieure, peut-être fantasmée, avec le progrès de l’euroscepticisme que nourrit un sentiment de protection insuffisante. Des menaces extérieures. Une Russie qui installe des armes nucléaires à Kaliningrad, déstabilise tous les États européens qui veulent se rapprocher de l’Union et n’hésite pas à occuper des parties de leurs territoires, y compris en les annexant. Des États-Unis qui depuis la présidence Obama atténuent leur tropisme européen voire avec Trump dénoncent l’UE comme une ennemie. Une Chine enfin qui, Empire millénaire du milieu, se voit comme l’hyperpuissance au sommet de la seconde moitié du XXIe siècle. Le Conseil, la Commission, le Parlement doivent affirmer la vocation et la volonté de puissance européenne et la politique de la concurrence peut, doit constituer un des moteurs de cette volonté de puissance, comme elle l’est chez nos concurrents mondiaux.

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.