Les travaux sur les inégalités sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure que l’on perçoit les effets économiques et politiques qu’elles engendrent. Certains acquièrent une notoriété mondiale comme ceux de Thomas Piketty ; il en est de même pour l’essai de Branco Milanovic intitulé Inégalités Mondiales.
Branco Milanovic est un économiste yougoslave dont la thèse, en 1987, traitait des inégalités dans la République socialiste de Yougoslavie. Il a ensuite travaillé longuement au département recherche de la Banque mondiale tout comme le français François Bourguignon. Un ensemble d’économistes dans le monde documentent [1] et étudient ces phénomènes sous une double dimension, historique et mondiale, en écho avec la mondialisation de l’économie.
S’appuyant sur cet ensemble de données, l’auteur propose :
- une analyse de l’évolution de la répartition des richesses dont il tire une synthèse sous la forme de la silhouette d’un éléphant (cf. page de couverture du livre),
- une lecture théorique des dynamiques des inégalités dans les pays et entre les pays,
- des perspectives d’avenir sur les enjeux de demain… vus d’aujourd’hui.
Les nombreuses réflexions dont il émaille le texte font de son livre un essai stimulant.
La compréhension de la dynamique des inégalités : un défi technique et théorique
Le premier défi est de disposer des données pour mesurer leurs évolutions dans le temps et dans l’espace. L’ensemble des sources et des travaux cités nous fait prendre conscience combien les hommes, dans nos sociétés, laissent dans des documents, inégalement conservés, les traces détaillées des ressources dont ils ont disposé. Des économistes et historiens, tels des mineurs, vont exhumer et exploiter patiemment ces strates, évaluer leurs qualités… L’auteur cite des travaux fondés sur des données qui permettent de mesurer la baisse simultanée des revenus moyens et des inégalités lors de la chute de l’Empire romain !
Il faut disposer de données détaillées et homogènes par personne ou par ménage, pour les comparer et évaluer les inégalités de leurs distributions en calculant des coefficients de Gini [2].
Un des effets de la deuxième vague de la mondialisation est qu’aujourd’hui, pour la première fois et depuis peu, on dispose de ces données sur quasiment l’ensemble des pays. L’essentiel du travail présenté porte sur la période 1988-2008 qui correspond à :
- Une période de mondialisation intense avec l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale puis celle des économies planifiées d’Union soviétique et des pays de l’Est, liste à laquelle il faut ajouter notamment l’Inde.
- La révolution technologique des télécommunications qui a favorisé les délocalisations.
Les premiers travaux empiriques avaient permis de formuler la théorie de Kuznets (1901-1985) selon laquelle les inégalités dans les pays à faible revenu sont faibles, mais s’accroissent à mesure que les économies se développent et diminuent finalement dans les pays à hauts revenus.
Des travaux ont nuancé cette proposition, mais, pour résumer, on était resté sur l’idée qu’il est inévitable que les pays qui se développent voient leurs inégalités croître (« la malédiction de Kuznets »). Mais on pensait qu’à partir d’un certain seuil ces inégalités étaient amenées à décroitre « naturellement » dans chaque pays. D’où la surprise quand une vague d’accroissement plus ou moins importante des inégalités a surgi presque simultanément dans beaucoup de pays dans le monde et tout particulièrement dans les pays développés.
Les deux révolutions industrielles
Branco Milanovic tente de l’expliquer par l’apparition d’une nouvelle deuxième vague de Kuznets succédant à une première vague liée à la première révolution industrielle culminant, en termes d’inégalités, au début du XXe siècle dans la plupart des pays riches. Les données montrent que cette première vague a atteint, par la suite, son point le plus bas (en termes d’inégalité) dans les années 1970-1980.
Cette deuxième vague serait due à une deuxième révolution technologique et industrielle marquée par :
- Une révolution technologique (source de nombreuses rentes),
- La mondialisation (les exportations représentent 30 % du PIB mondial)
- Le transfert de la main-d’œuvre de l’industrie vers les services (analogue au transfert de l’agriculture vers l’industrie lors de la première révolution)
- Une moindre imposition du capital (notamment liée à sa grande mobilité).
Face à cette montée des inégalités (voir plus loin), la question est de savoir s’il s’agit bien d’une vague avec une phase montante des inégalités (on y est) et une phase descendante que l’on voudrait bien voir apparaître tant ces inégalités posent des problèmes redoutables à nos pays. D’où la question théorique : quelles sont les forces qui entreront en jeu pour réduire les inégalités, comme l’on avait observé lors de la première vague de Kuznets ?
Pour cela il est utile de comprendre la logique de la première vague : pourquoi les inégalités ont-elles baissé dans les économies les plus développées pendant pratiquement la majeure partie du XXe siècle ? Plusieurs explications ont été données :
- Kuznets estimait que cela avait résulté de « la combinaison de la réduction des inégalités de production par travailleurs entre les secteurs d’activités, du recul de la part du revenu du patrimoine dans le revenu total des ménages et des changements institutionnels, conséquences de décisions en matière de sécurité sociale et de plein emploi ».
- D’autres économistes (comme Tinbergen en 1975) ont formulé l’hypothèse de l’impact du changement technologique qui introduit un biais en faveur des qualifications. Les nouvelles technologies exigent de nouvelles qualifications rares au début et donc créent des disparités de rémunération : la formation permet de réduire cette rente de qualification.
- Piketty [3] a apporté une autre explication à la fois à la baisse des inégalités dans les pays riches sur la période 1919-1980 et à la hausse dans la période suivante. Cette baisse est issue des conséquences politiques des guerres (impôts élevés pour les financer, destructions de capital), de la force des idéologies socialistes (et communistes) et d’un régime de croissance où le taux de croissance des salaires a été supérieur à celui des revenus du capital. Tous ces facteurs ayant perdu de leur influence, le cadre capitaliste « normal » a repris, si l’on peut dire, ses droits et les inégalités sont reparties à la hausse comme cela avait été observé lors de la première révolution technologique.
En tenant compte de ces travaux, Branco Milanovic a essayé, dans son livre publié en 2016, de donner une explication générale aux évolutions des inégalités dans les pays. Il postule qu’elles sont la résultante de trois forces : la technologie, l’ouverture (la mondialisation) et les politiques. Il précise que les politiques peuvent être considérées comme endogènes dans la mesure où elles s’adaptent à l’évolution des forces économiques.
Il s’attache à identifier des mécanismes « bénéfiques » (résultants des forces économiques et de la démographie) et des mécanismes « néfastes » (guerres, crises sociales majeures) pour expliquer la baisse des inégalités.
Cependant, in fine, il admet l’incapacité théorique de prévoir les éléments qui conduiront à nouveau à un recul des inégalités au sein des pays dans le contexte actuel : « Il est peu probable que ce second recul intervienne suivant les mêmes mécanismes que ceux qui ont contribué à réduire les inégalités au XXe siècle ».
Il consacre un long développement aux Etats-Unis qui jouent toujours un rôle majeur dans l’économie mondiale et constate qu’il existe, dans ce pays, un « cocktail » fatal de hausse des inégalités composé de plusieurs éléments :
- Une forte substitution entre le capital et le travail,
- Des revenus extrêmement concentrés du capital,
- L’augmentation du nombre de personnes qui perçoivent des hauts revenus du travail et du capital,
- Le fait que les personnes citées précédemment se marient entre elles,
- Une concentration des revenus qui génère une ploutocratie peu encline à développer des politiques en faveur des pauvres.
Cela veut suggère que, pour Milanovic, on serait entré dans un cycle long de fortes inégalités dont les modèles et théories économiques ne permettent pas aisément d’en prévoir l’inversion.
Inégalités entre pays et au sein des pays
L’approche classique des inégalités était centrée sur les pays, considérant que les différences de revenus entre les pays étaient relativement stables et que les questions soulevées par les inégalités relevaient des problématiques internes à chaque pays.
La nouvelle mondialisation (par opposition à la première de la fin du XIXe siècle) a radicalement modifié cette approche, introduisant la notion nouvelle d’inégalités mondiales que l’on peut évaluer comme étant la somme :
- D’une composante « lieu » représentant les inégalités entre les pays, c’est-à-dire entre leurs revenus moyens.
- D’une composante « classe » c’est-à-dire la somme des inégalités internes à chaque pays, entre les revenus de leurs classes sociales.
L’évènement important est que, pour la première fois depuis la révolution industrielle, les inégalités mondiales ont cessé d’augmenter ou, pour le dire autrement, qu’elles ont atteint leur sommet entre les années 1970-1980. Depuis, elles décroissent essentiellement parce que les inégalités de lieu sont en train de diminuer plus rapidement que les inégalités de classe (internes aux pays) qui, elles, ont tendance à croître.
Il s’est opéré, sur longue période, un renversement : au début de la révolution industrielle, 20 % des inégalités mondiales étaient dues à la composante lieu et 80 % à la composante classe (c’est-à-dire aux inégalités dans les pays). Mais progressivement, les pays industrialisés ont connu une croissance importante alors que d’autres stagnaient. Il en est résulté, au milieu du XX siècle, des inégalités mondiales qui étaient pour 80 % dues aux lieux et seulement 20 % à la composante classe.
D’où l’idée de « prime de citoyenneté » que certains obtiennent en étant nés dans un pays riche qui s’apparente à une rente. Aujourd’hui les deux tiers de nos revenus dans les pays riches « s’expliquent » par l’endroit où nous sommes nés et non par nos mérites. Cela rappelle des débats anciens sur les privilèges des nobles qui se contentaient de naître…
L’existence de ces « primes de citoyenneté », maintenant connues de tous, pose des défis majeurs en termes d’éthique et de migrations.
Branco Milanovic a conçu une mesure synthétique de l’impact de la 2e vague sur l’évolution de la répartition des richesses dans le monde entre 1988 et 2008. Cette mesure a pu être réalisée parce que, pour la première fois, les données collectées étaient suffisantes pour mesurer comment tous les revenus perçus dans tous les pays, rassemblés par niveaux, avaient évolué sur cette période. Il faut signaler que des études sur des périodes plus récentes confirment ces résultats.
Ainsi on a pu évaluer les gains relatifs des revenus réels par tête classés par fractiles [4] au niveau mondial. Cela veut dire que l’on a été capable de connaître (en principe) tous les revenus mesurés avec une équivalence commune dans presque tous les pays du monde, et ceci sur une période de vingt ans. Les problèmes méthodologiques sont évidemment importants et on précisera seulement que les revenus sont calculés en parité de pouvoir d’achat pour que leur comparaison et classement en fractiles ait un sens.
La courbe de l’éléphant
Les principaux résultats sont présentés sur le graphique qui montre la croissance cumulée des revenus réels corrigés de l’inflation et des prix entre les pays. Ces revenus sont classés par fractiles.
- La classe moyenne des pays émergents (pour l’essentiel des pays de l’Est asiatique, c’est-à-dire la Chine, mais aussi l’Inde, la Thaïlande, le Vietnam et l’Indonésie) a obtenu les gains relatifs les plus importants — de l’ordre de 50 à 75 %. Cela correspond au point A.
- Les classes populaires et moyennes des pays riches ont vu leurs revenus quasiment stagner (point B).
- Les très riches et surtout les plus riches des pays riches (en majorité aux Etats-Unis) ont gagné beaucoup — de l’ordre de 60/70 % (point C).
Ceci concerne les gains relatifs, c’est-à-dire ce que chacun perçoit compte tenu de son niveau de vie.
Si l’on prend en compte les revenus réels exprimés par exemple en dollars gagnés, on voit que les classes moyennes émergentes des pays asiatiques n’ont pas tant gagné que cela : avec un revenu annuel moyen de 1400 dollars, 70 % de hausse correspond à un gain de 980 dollars. Pour les très riches, qui au départ gagnent beaucoup plus, en moyenne annuelle 71 000 dollars, un accroissement de 70 % correspond à un gain de 49 700 dollars. C’est ainsi que 44 % des gains absolus sont allés aux 5 % les plus riches de la population mondiale.
Ainsi il apparaît que, dans la dynamique économique mondiale,
– les grands perdants sont les classes moyennes et moyennes inférieures des pays riches, dont les Européens à qui on avait vendu la mondialisation comme un facteur de progrès,
– une classe moyenne mondiale émerge, mais dans les pays asiatiques, par exemple les urbains chinois dont les revenus se rapprochent de ceux des classes moyennes des pays riches,
– les plus riches, concentrés dans quelques pays, forment désormais une ploutocratie.
Cette ploutocratie est d’une nouvelle nature. Il s’est créé un « nouveau style de capitalisme, en apparence plus méritocratique, mais qui présente un grand potentiel d’inégalités de revenu ».
Autrefois, les capitalistes comme les travailleurs avaient une seule source de revenus : le revenu de leurs propriétés pour les uns, le revenu de leur travail pour les autres. Aujourd’hui, majoritairement, les personnes qui perçoivent les plus hauts revenus du travail sont très souvent les plus riches en capital. Les riches capitalistes et les riches travailleurs sont les mêmes personnes. Ceci joue un rôle important dans la dynamique des inégalités, mais ce type de richesses acquises apparaît sous un jour méritocratique qui les légitime.
Le déclin des classes moyennes des pays industrialisés : menaces pour nos modèles démocratiques
L’essor des classes moyennes a été un grand facteur de stabilité sociale dans les pays industrialisés et Branco Milanovic associe leur poids politique aux formes démocratiques de gouvernement en remarquant que celles-ci « ont été perçues comme un rempart contre les formes non démocratiques de gouvernement. En réalité, si les membres de la classe moyenne préfèrent la démocratie, c’est parce qu’ils ont intérêt à limiter le pouvoir des riches et des pauvres : à empêcher les riches de leur imposer leurs règles et les pauvres de confisquer leurs biens. Le grand nombre de gens qui forment la classe moyenne signifie aussi que beaucoup de personnes partagent les mêmes conditions matérielles, développent les mêmes goûts, et tendent à éviter les extrémismes de gauche comme de droite. Ainsi la classe moyenne rend possibles à la fois la démocratie et la stabilité ».
Les classes moyennes des pays industrialisés reculent partout d’une manière plus ou moins importante : c’est au Etats-Unis et au Royaume-Uni que le phénomène est le plus important. Les conséquences politiques sont très importantes avec des tendances à la ploutocratie ou au populisme.
Allons-nous assister, assistons-nous à un basculement du pouvoir de la classe moyenne en faveur des plus riches avec des effets sociaux et politiques considérables comme la diminution du soutien apporté à l’offre de services publics tels l’éducation et la santé. Les riches savent mobiliser des écoles et universités privées, ils peuvent supporter leurs dépenses de santé dans des cliniques privées… Par contre, ils préféreront accroître les dépenses pour les services de sécurité et de maintien de l’ordre.
Une alternative est le populisme qui propose un retrait de la mondialisation et de la démocratie.
Les migrations, conséquences des inégalités mondiales entre les pays et facteur de réduction des inégalités
Il existe une contradiction fondamentale dans la mondialisation actuelle qui promeut la liberté de circulation pour les facteurs de production, les biens, les technologies, les idées sauf pour la main d’œuvre (excepté pour les « élites » qui circulent avec peu d’entraves). Or constate Milanovic, le potentiel de migrants a augmenté du fait de la meilleure connaissance des différences de revenu et de conditions de vie d’un pays à l’autre. Ce qui pose la question du partage des rentes de citoyenneté.
Même si les pays à faible et moyen revenus obtiennent des taux de croissance plus rapides que ceux des pays riches, la force de l’attraction vers les pays à rente de citoyenneté ne peut que susciter des mouvements migratoires diversifiés : les pays riches les moins inégalitaires auront tendance à attirer davantage les migrants peu qualifiés tandis que les migrants les plus qualifiés ont un intérêt plus grand à aller dans les pays plus inégalitaires. Ainsi les différences d’inégalités entre les pays riches, dotés d’une rente de citoyenneté, ont des conséquences que l’auteur qualifie de « déplaisantes » pour les pays les moins inégalitaires.
L’auteur traite longuement de cette question qui est au cœur de l’évolution des inégalités mondiales.
Comment concilier les flux migratoires et la réticence à ouvrir les frontières ? Pour lui, le nœud du problème réside dans le fait que, faute d’être capable de définir un statut spécifique aux migrants qui ne les mette pas sur un pied d’égalité avec les natifs, on est conduit soit à ériger des murs, soit à subir des situations irrégulières en espérant qu’elles soient les moins visibles possible.
Le sous-titre du livre donné dans l’édition française est « Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances » ne souligne qu’une partie de son contenu. Le sous-titre américain « A new approach for the age of globalization » met bien en évidence l’irruption de la dimension mondiale dans la création et répartition des richesses, dimension où nous (les classes moyennes) sommes mal à l’aise.
Tous les points traités donnent des clefs pour comprendre le monde perturbé dans lequel nous sommes. Branco Milanovic concluait un article dans Le Monde (3-4 février 2019) : « Toute unanimité concernant les effets de la mondialisation est impossible ».
Pour aller plus loin
- Branco Milanovic, Inégalités mondiales, La Découverte, 2019
- Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013
- François Bourguignon, La Mondialisation de l’inégalité, La République des idées, Seuil, 2012
Laisser un commentaire