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Derrière l’actualité politique de l’Italie dont on commente volontiers les décisions abruptes ou les discours tonitruants, l’Italie des entreprises industrielles, des salariés, des centres d’innovation, continue de vivre et d’inventer. La Fabrique de l’industrie (Marie-Laure Cahier) a traduit un passionnant travail du think tank Torino Nord Ovest sous le titre Voyage dans l’industrie du futur italienne, Transformation des organisations et du travail. La modernité n’est pas toujours là où on le croit et c’est un vrai voyage auquel on vous invite… 

Visiter des usines comme des expos…

« L’usine de l’architecte » : les bâtiments de Pirelli 5 ° à Settimo Torinese, entre Turin et Milan, ont été construits par Renzo Piano qui a aussi imaginé le nouveau Palais de justice à la Porte de Clichy à Paris, ou il y a quelques années, le site d’Elancourt de Thalès. L’usine est traversée d’une superbe « arête » inspirée de quelque diplodocus disparu depuis longtemps qui abrite les bureaux et services destinés au personnel et forme comme une passerelle entre 4 mini-usines toutes différentes les unes des autres. Je me souviens d’avoir longtemps cherché avec l’équipe de direction et les syndicalistes de ce qui était alors Péchiney Rhénalu à côté d’Annecy, comment traduire dans l’espace le rapprochement des ingénieurs et des ouvriers. C’est que les rapports des bureaux d’étude, des services-supports avec la production ont aujourd’hui changé : le travail de conception et le travail de production des pneus se superposent, se recoupent et ne sont plus seulement séquentiels (on conçoit, puis on fabrique, puis on vérifie, puis on vend…). 400 mètres de panneaux photovoltaïques et des réservoirs d’eau de pluie en font aussi un bâtiment à haute qualité énergétique. Le site de Settimo Torinese d’aujourd’hui qui compte 1080 ouvriers et 120 cols blancs est le résultat d’une « reconfiguration » complète de l’organisation, des métiers et des espaces de travail conduite en 2008 à partir d’un accord entre la direction, les représentants des salariés et les représentants du territoire.

La clé n’est pas la technologie, bien qu’une partie des pneus soit aujourd’hui fabriqués selon les « méthodes additives (en d’autres termes avec des imprimantes 3D), mais, selon les propos du directeur de l’établissement, « la transformation anthropologique de la figure de l’ouvrier ». Vaste programme ! Et une conséquence importante en termes de compétences : ces opérateurs ne sont plus des experts de « leurs » produits : « ils savent un peu de tout ».

Avro Aero, qui fabrique des moteurs d’avions, est une filiale de GE depuis 2013, le coup d’œil sur les opérateurs qui y travaillent est révélateur : ils ont moins de 30 ans en grande majorité, lisent des consignes en anglais.

Sur le site d’Alstom qui produit des trains à grande vitesse (les Pendolino), une représentation en 3D du train « final » est agrandie à volonté, tournée et retournée en tous sens : elle accompagne chacun dans son travail et fournit aux ouvriers toutes les indications pour positionner les pièces. Un Pendolino compte 50 000 composants pour un total de pas moins de 900 000 pièces. Sur le film, les indications sont en anglais, mais ce n’est pas grave « le système est très visuel et aussi intuitif qu’un jeu vidéo ! » Les caissettes de pièces à proximité de chaque opérateur sont saisies par des capteurs et réapprovisionnées automatiquement (full kitting). Évidemment le travail des opérateurs est aussi saisi par les capteurs : temps travaillé, rythmes, erreurs éventuelles… Certains sont munis de lunettes de réalité augmentée : « Quand nous enfilons nos lunettes, c’est comme si nous entrions momentanément dans la cabine d’un train dans un nouveau jeu vidéo ! »

La smart usine-boutique Ferrari : évidemment ce n’est pas n’importe quelle usine, la chaîne de production se visite comme un grand magasin. D’ailleurs le modèle d’approvisionnement logistique à proximité de chaque opérateur est celui de la grande distribution : le full kitting. Les échanges de « modèles d’organisation » entre l’industrie et la grande distribution seraient bien intéressants à étudier de plus près. Chacun porte les vêtements élégants de la marque. Il s’agit de petites séries : on est à la limite de l’artisanat et de l’industrie « mais le travail manuel et l’intelligence ont encore un rôle essentiel : prendre en photo (avec son propre smartphone) un défaut et le partager en temps réel avec les équipes est chose commune ». C’est aussi sur ce modèle que l’usine Maserati a rouvert à Turin après de nombreuses années de fermeture : c’est par simulation que s’élabore l’ergonomie des postes de travail.

Une quinzaine d’usines très différentes les unes des autres sont ainsi « visitées » au long de ce voyage : « l’usine qui se joue du relief » ou « l’usine sous vide », ou bien encore « l’usine à large spectre » de Solvay dans le secteur de la chimie qui fabrique des produits dont on ne connaît pas encore l’application, brouillant ainsi la frontière entre les phases de recherche et la production. Celle-ci organise tous les deux ans des Portes ouvertes pour les familles et les visiteurs intéressés.

L’ouvrier « augmenté » ?

Le débat quant aux qualifications et compétences de ceux qui travaillent dans l’usine du futur est traversé un peu partout dans le monde par l’opposition entre les « catastrophistes » (il y aura de moins en moins d’emplois, les seuls secteurs en développement sont les emplois de service de proximité de faible niveau de qualification…) et les « militants de l’innovation » (les emplois seront de plus en plus riches, complexes et gratifiants). Que montre le voyage italien en réponse à ces questions ? Et bien que les scénarios ne sont pas écrits, qu’il y a une grande diversité de solutions d’organisation et de combinaisons de profils de compétences. Comme y insiste Pierre Veltz dans sa Préface, il faut arrêter de « faire comme si la technologie agissait directement sur le volume et la nature de l’emploi sans passer par la médiation des choix d’organisation » et pratiquer le « plein air » de l’observation.

L’écrit et l’image ont pris une large place pour « augmenter » l’ouvrier. À certains égards, l’informatisation de la production a produit une irruption massive de l’écrit dans les ateliers (Voir le Dossier de Metis Travail et langage). La modélisation et la réalité virtuelle font maintenant leur entrée. Il n’est pas rare d’être guidé dans son travail par des casques audio ou des lunettes « intelligentes », et toutes sortes de dispositifs communicants. Est-ce que pour autant le travail devient un « jeu » comme pour les passionnés qui fabriquent les motos Ducati à Borgo Panigale ? La moyenne d’âge y est de 28 ans, la formation se réalise en interne selon le modèle allemand d’apprentissage et un programme bâti avec l’Université de Bologne et la « passion » est le principal moteur du recrutement.

Des compétences surtout acquises dans la vie quotidienne

L’ouvrier augmenté a le plus souvent le niveau bac, ou davantage, des connaissances en anglais et surtout il fait montre des fameuses « soft skills » : travail en équipe, goût de la communication, réactivité… À ses côtés, des « teams leaders », des ingénieurs et des techniciens.

L’idéal est « l’ouvrier-artisan utilisateur natif de médias numériques qui importe dans son travail les pratiques digitales acquises dans sa vie quotidienne ». Difficile alors d’assurer que l’ouvrier moderne est beaucoup plus qualifié que l’ouvrier de l’usine taylorienne ? On voit certaines entreprises tabler sur des jeunes digital natives qui « savent un peu de tout », certaines continuer d’employer massivement des intérimaires pour répondre à leurs besoins de flexibilité en argumentant du fait que les instructions sont « encagées » dans des dispositifs communicants intuitifs pour lesquels les temps d’apprentissage sont très courts. Et d’autres forment des opérateurs très spécialisés qui travaillent sur des parties délicates et capitales de la construction d’un Pendolino : Alstom par exemple cultive les deux modes de construction et d’utilisation des compétences. Avec une grande attention : « Tous les six mois, nous rencontrons individuellement toutes les personnes. Nous recevons en entretien individuel 850 salariés. C’est un travail monstrueux, mais très utile, parce que nous réussissons à les détacher quelque peu de la production quotidienne, ils sont libres de nous faire part de leurs préoccupations et de leurs critiques : nous utilisons l’entretien comme une sorte de formation complémentaire. »

C’est aux teams leaders, aux managers de rendre les hommes et les machines intelligents ensemble. Les ingénieurs doivent avoir un « profil complet » pour ne plus travailler seulement dans l’entre-soi des bureaux d’études loin de l’atelier, ils sont dans la production sous la forme de « l’engineering collaboratif », ils doivent savoir dessiner et calculer, et évaluer dès la conception les aspects mécaniques et d’assemblage. De même ils travaillent de manière intégrée avec les créatifs du design.

Développement ou appauvrissement des compétences ?

La réponse n’est pas facile, les deux processus sont à l’œuvre. Des efforts et des investissements considérables sont faits pour « donner de l’intelligence aux machines », extraire les connaissances, les trucs du travail humain et l’intégrer (« encager » dit un directeur d’établissement) dans des algorithmes et des logiciels. Ce peut être la voix de l’appauvrissement : l’ouvrier augmenté court ainsi le risque d’être « diminué » !

Mais dans le même temps, il est nécessaire de voir un peu de tout (un peu de mécanique, d’électronique, de numérique, de connaissance des matériaux..), les mobilités sur des postes différents développent la polyvalence qui devient un prérequis (auquel les acteurs syndicaux ont du mal à s’habituer…). Les compétences génériques (calcul, communication, méthodes de résolution de problèmes…) deviennent d’autant plus décisives que les compétences techniques sont absorbées par la machine. Il importe alors d’avoir des langages communs, faits d’un mix de technologie et d’anglais : « cette socialisation cognitive et linguistique du savoir organisationnel » se substitue au savoir-faire ouvrier traditionnel. « Elle doit être codifiée et rendue accessible à toute la communauté que constitue un établissement ».

Tous les délais se raccourcissent, y compris celui nécessaire à la formation qui doit être repensée pour les jeunes : « Nous avons dû travailler sur des images, des procédures restituées en vidéo parce que la capacité d’attention de ces jeunes est meilleure sur ces vecteurs auxquels ils sont habitués : ils ont besoin que les messages soient courts et rapides. Tout doit être facile d’accès et rapide à prendre en main. » (Avio Aero)

La nouvelle « Fabrique de l’industrie » 

On ferait bien de s’aviser que l’industrie aujourd’hui est bien autre chose que des établissements qui ferment et des pneus qui brûlent dans la nuit de l’hiver : soit à peu près la seule image des réalités industrielles véhiculée par les médias français.

Comment être attractif pour les jeunes générations qui perçoivent les ateliers comme quelque chose d’arriéré par rapport au monde contemporain ?

C’est le mérite de ce livre : on retient de sa lecture des images, des formules qui marquent et des réflexions approfondies sur l’avenir du travail dans la conception et la fabrication d’objets sophistiqués qui sont aussi ceux de notre quotidien : des avions, des trains, des motos, des produits médicaux, des pneus…

Les changements viennent de la numérisation bien sûr, mais aussi des matériaux, de la production additive (imprimantes 3D) qui révolutionne de nombreux secteurs. Et ils viennent massivement de la place prise par la logistique, le nerf de tout.

Les robots y ont une place essentielle, mais il serait réducteur de ne voir les changements de l’industrie qu’au travers de la figure du robot, ou en opposant la figure du robot et la figure de l’ouvrier. Il en est ainsi de la visite de l’usine Comau (filiale de Fiat Chrysler) qui produit les machines-outils, on en est aujourd’hui à une phase « d’ouverture des cages » en sorte que les hommes collaborent avec les robots : « le robot a un revêtement sensoriel qui permet à l’homme de travailler en toute sécurité ». Des cobots ?

L’enquête a beaucoup porté sur des établissements de grandes entreprises, mais Cameri, est une micro-entreprise de cinq personnes dans un appartement, près de Novara dans le Piémont, qui travaille aujourd’hui pour Avio Areo et l’aéronautique. « Dans la salle de réunion où Alessandro de Gioia, le directeur, nous reçoit, il y a une armoire d’où il sort des échantillons de bijoux, certains gris, opaques et rugueux, d’autres brillants comme du strass. Sortis de ses “imprimantes”, même s’il déteste qu’on les nomme ainsi. Les avantages de cette technologie sont évidents : économiser des matériaux et du temps de travail. » Et fabriquer des pales de turbine de Boeing 787 deux fois plus légères. Des bijoux aux moteurs d’avion !

Un petit voyage en Piémont et Emilie-Romagne s’impose ! Lisez en attendant une nouvelle enquête sur les PMI de la « troisième Italie » qui est en cours…

  • Pour en savoir plus

    – Sous la direction d’Annalisa Magone et Tatiana Mazali (avec la collaboration de Salvatore Cominu, Antonio Sansone, Giampaolo Vitali) Voyage dans l’industrie du futur italienne, Transformation des organisations et du travail, La Fabrique de l’industrie, 2018

    – La Fabrique de l’industrie a publié de nombreuses Notes sur l’usine du futur, dont L’Allemagne, un modèle, mais pour qui ? (2012), Les transformations du modèle économique suédois (2013), Travail industriel à l’heure du numérique. Se former aux compétences de demain (2016)

    – Emilie Bourdu, Michel Lallement, Pierre Veltz et Thierry Weil, Le travail en mouvement (Colloque de Cerisy – septembre 2018) – Presses des Mines, 2019

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.