A propos du manuel « Economie du travail et de l’emploi » de Bernard Gazier et Héloïse Petit
Chers lecteurs, peut-être considérerez-vous l’insertion de cette note de lecture dans Metis comme une intrusion. Que vient donc y faire la recension d’un manuel d’économie du travail et de l’emploi, rédigé comme son nom l’indique pour l’édification d’étudiants ayant fait le choix discutable d’apprendre l’économie ? Notre comité de rédaction aurait-il jugé votre niveau si peu suffisant en la matière qu’il vous suggérerait de retourner sur les bancs de la fac pour mettre vos connaissances à jour ?
S’il vous plaît, ne le prenez pas comme ça. Nous n’en doutons pas, vous êtes nombreux à vous être frottés, à des degrés divers, à la science économique au cours de vos études, voire de votre vie professionnelle. Si cet ouvrage nous paraît mériter tout de même votre attention, c’est qu’il offre ce bien rare : un panorama complet, accessible et à jour des théories qui, sans que nous en soyons toujours conscients, façonnent notre perception des réalités du travail, de l’emploi et de la formation, autant qu’elles inspirent les réformes qui s’y appliquent.
Sans doute, pour ne pas vous dissuader d’aller plus loin, vaudrait-il mieux parler d’outils que de théories. Car un autre avantage de ce manuel est de rendre compte dans leur diversité non seulement des corpus théoriques, mais aussi des mots-clés, méthodes, instruments de mesure et grandeurs empiriques qui leur donnent corps. Comme toute autre discipline prétendant à la science, l’économie se nourrit du va-et-vient continu entre théorie et pratique. Avec toutefois, n’en déplaise aux inconditionnels de la formalisation mathématique, une difficulté particulière, qu’elle partage avec les autres sciences sociales, à apporter la preuve de ce qu’elle avance.
Avec ou sans preuve, le fait est que les développements de l’économie du travail ont été dès l’origine (celle des « pères fondateurs » de l’économie politique, pour qui le travail est d’emblée la question centrale) intimement liés à l’essor du capitalisme et à ses mutations. C’est ce lien qui fournit à Bernard Gazier (université de Paris 1) et Héloïse Petit (université de Lille) leur fil rouge. Faire l’histoire de l’économie du travail, c’est à bien des égards faire l’histoire de l’économie tout court, de la révolution industrielle aux incertitudes du monde post-industriel d’aujourd’hui. Hormis son chapitre introductif, qui retrace de façon éclairante et ramassée le « déploiement des théories », leur manuel ne suit pourtant pas un ordre chronologique. C’est le cadre conceptuel du « marché du travail » qui lui sert de matrice, avec trois parties respectivement consacrées à l’offre (les actifs qui veulent travailler), à la demande (les employeurs qui veulent embaucher), et aux multiples effets de leur rencontre (leur confrontation ?) sur les salaires et l’emploi.
Pour autant le livre n’en est alors qu’à sa moitié, tant le paradigme du « marché du travail », bien qu’opérant, s’avère incapable d’épuiser le sujet. Après une transition consacrée aux mouvements d’emploi, il s’attaque aux vastes questions que le prisme du marché est impuissant à saisir, sinon pour faire la preuve de son incomplétude : l’éducation et la formation, la discrimination, les stratégies d’entreprise, la négociation collective, la diversité des modèles sociaux dans les pays riches.
Pourquoi mettre ici — contrairement aux auteurs — le marché du travail entre guillemets ? C’est qu’après deux bons siècles de pensée économique sur le travail il n’est toujours pas établi qu’un tel marché existe vraiment. N’est-ce pas nier l’évidence ? S’il est permis d’émettre un tel doute — que seuls les économistes les plus « orthodoxes » tiennent pour sacrilège — c’est que le « marché du travail » rencontre inéluctablement sur son chemin une suite de « boîtes noires » (l’entreprise, l’organisation, les coalitions, les préjugés, les institutions, la protection sociale…). Ce que démontre ce manuel avec honnêteté et pédagogie en explorant aussi bien les potentialités du concept de marché appliqué au travail que les impasses auxquelles il conduit et les multiples voies ouvertes par les économistes pour en sortir.
Le hic est qu’inévitablement ces voies conduisent à franchir les frontières de la discipline — telle du moins qu’elle s’est instituée dans le champ académique — pour appeler à la rescousse l’histoire, la sociologie, la science politique ou la psychologie, sciences dites « molles » auxquelles les économistes purs et durs continuent de contester leur légitimité. L’objet du litige n’est pas purement académique — ou corporatiste ; éminemment politique, la question est de savoir s’il faut penser « l’encastrement » du marché du travail dans la société ou s’il faut, par principe ou par méthode, l’ignorer. Où l’on perçoit l’écho du bon vieux débat, toujours actif, entre individualisme (partir de l’agent élémentaire et de ses préférences supposées pour construire une compréhension du tout) et holisme (comprendre les comportements individuels à la lumière de la totalité sociale).
Il ne s’agit donc pas de répudier l’idée même de marché du travail, mais de s’interroger, au titre du doute méthodique, sur le sens qu’il convient de lui donner. La prendre à la lettre, comme l’ont fait les « néoclassiques » au tournant du XXe siècle, en traitant du travail comme d’un bien parmi d’autres, objet d’échange au même titre que les marchandises et les capitaux ? Y voir une métaphore, comme Marx et Keynes, partis chacun à sa manière à la recherche des déterminants ultimes du salaire et de l’emploi, le premier dans les rapports sociaux de production, le second dans les ressorts de la demande globale ? Ou bien encore un leurre, une fiction idéologique destinée à masquer l’acuité des antagonismes sociaux propres au capitalisme ? À chacun de répondre selon ses inclinations ou ses convictions. À tout le moins convient-il de relativiser la notion, à l’instar des courants « institutionnaliste » ou « régulationniste » — pour en savoir plus, plongez-vous sans attendre dans le Gazier-Petit — pour lesquels, en résumant beaucoup, l’histoire du capitalisme peut se lire comme celle de la transformation du travail en marchandise, puis de sa dé-marchandisation sous l’égide des Etats-Providence, suivie depuis les années 1980 de sa re-marchandisation.
Qu’on n’aille pas en conclure que Bernard Gazier et Héloïse Petit ont signé là un brûlot anti-libéral, ou crypto-marxiste ; si tel était le cas, il ne mériterait pas le titre de manuel. Tout au contraire, ils font œuvre salutaire en offrant une revue complète, documentée et fidèle de la diversité des courants qui traversent leur discipline, au lieu de s’en tenir à son versant mainstream (le courant néoclassique) et d’ignorer ceux qui s’en écartent en se donnant d’autres hypothèses que celles du modèle canonique de la concurrence parfaite. Ainsi restituée dans sa diversité, avec un talent pédagogique qui réussit à épargner au lecteur le plus rétif aux maths les embûches de la formalisation, l’économie du travail offre autant de clés pour comprendre les doctrines qui inspirent les réformes contemporaines du marché du travail [1] que pour en faire la critique éclairée en s’appuyant sur les acquis des courants « hétérodoxes ».
Courant dont les deux auteurs sont proches, Bernard Gazier étant lui-même l’un des inventeurs du modèle alternatif développé ces vingt dernières années sous le nom de « marchés transitionnels du travail ». Pour autant leur ouvrage n’y fait référence qu’au passage ; c’est qu’il s’agit tout bonnement pour eux de faire leur métier d’enseignants, sans jamais céder à la tentation du plaidoyer, encore moins du pamphlet, fut-il déguisé en manuel. C’est la moindre des choses, dira-t-on ; mais c’est à leur honneur, car tous leurs collègues « orthodoxes » ne font pas preuve, c’est un euphémisme, de la même impartialité (voir ci-dessous).
Economistes patentés, encore un effort pour être pluralistes
Deux des membres les plus en vue du courant néoclassique français appliqué à l’emploi ont publié en 2016 un livre intitulé « Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser ». Etaient visées les critiques émises par des auteurs « hétérodoxes » à l’égard de la méthode d’évaluation quantitative des politiques publiques dite « expérimentale ».
Plus mesuré, le professeur Jean Tirole, lauréat en 2014 de l’équivalent du prix Nobel d’économie, faisait quant à lui sobrement valoir en 2015, dans une lettre ouverte à la ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, que la création d’une section « Institutions, économie, territoire et société » au sein du Conseil national des universités reviendrait à promouvoir « le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme ». Il fut entendu : la section « Sciences économiques » a conservé le monopole du recrutement et de l’évaluation des enseignants-chercheurs en économie.
Il en résulte un ouvrage fort utile pour quiconque souhaite, par-delà les péripéties qui agitent le champ mouvementé du travail, voir plus clair dans les logiques à l’œuvre et les disputes qui les opposent. Comme tout manuel il peut se lire par morceau plutôt que d’une traite, et pourquoi pas dans le désordre, à charge pour le lecteur d’y piocher au gré de ce qui l’intéresse ou l’intrigue particulièrement. D’autant que les auteurs ont pris soin de confronter chaque fois qu’ils l’ont pu les enjeux théoriques aux réalités contemporaines. SMIC, allégements de cotisations sociales, minima sociaux, protection de l’emploi, assurance chômage, négociation collective, formation des chômeurs, stratégies RH des entreprises : autant de cas pratiques choisis pour illustrer la théorie dans sa diversité et la soumettre à l’épreuve des faits. S’y ajoutent d’abondants repères bibliographiques ainsi, ère numérique oblige, que deux compléments documentaires disponibles en ligne sur le site de l’éditeur : « Méthodes et enjeux en économie du travail » pour les outils, « Panorama empirique d’ensemble » pour les données statistiques (qui seront régulièrement mises à jour).
Pour finir, restent comme il se doit quelques regrets. Le principal a trait… au travail. Omniprésent dans l’ouvrage, il y reste pourtant dans l’ombre. Difficile d’en faire le reproche aux auteurs, tant on touche ici à une difficulté récurrente de l’économie du travail, qui en se focalisant sur les quantités (salaire, emploi, chômage) a négligé — particulièrement du côté orthodoxe — de s’interroger sur ce qui fait l’essence du travail : ses conditions, son organisation, ses propriétés productives, le sens qu’il a pour ceux qui le vivent. En prenant la « valeur travail » pour clé de voûte de leur édifice théorique, les « pères fondateurs » n’y avaient eux pas manqué. À raison, on objectera que la tâche en revient à la sociologie et la psychologie du travail, à l’ergonomie, voire à la philosophie. Reste que les liens sont étroits entre mutations du travail et transformations de l’emploi ; à défaut d’entrer dans le détail des premières, en faire une revue, même sommaire, aurait apporté un cadrage utile.
Manquent aussi quelques perspectives d’avenir. Certes on n’attend pas d’un manuel d’économie qu’il fasse de la prospective, mais qu’il dresse l’état des savoirs dans sa spécialité. Difficile pourtant de ne pas se poser la question de l’avenir du travail et de l’emploi quand il est question à chaque chapitre ou presque de mutations profondes. Les auteurs attendent la toute fin de l’ouvrage pour la poser, et seulement en évoquant les différents projets de réforme à l’œuvre dans leur champ. Louable souci d’objectivité, mais qui laisse un peu le lecteur sur sa faim, tant il se dit aujourd’hui de choses péremptoires et contraires sur le monde qui attend les travailleurs de demain. Quelques repères pour mettre un tant soit peu d’ordre et de rigueur dans ces perspectives eussent été bienvenus.
Quoi qu’il en soit, si malgré l’étendue de votre expertise vous éprouviez, chers lecteurs, le besoin de rafraîchir quelque peu vos connaissances sur le travail et l’emploi, on espère vous avoir convaincus de ce qui vous reste à faire.
– Economie du travail et de l’emploi, Editions La Découverte, collection Grands Repères Manuels, 400 pages –
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