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A l’heure où l’application CPF entame sa période de rodage, un rapport de l’OCDE consacré aux comptes individuels de formation « Individual Learning Accounts (ILAs); Panacea or Pandora’s box? » arrive à point nommé. D’autant que ce rapport concentre ses analyses principalement sur six dispositifs mis en œuvre dans un passé plus ou moins récent parmi lesquels figure en bonne place le CPF dans sa version lancée en 2015, à côté de mécanismes provenant d’Autriche (Haute-Autriche), d’Italie (Toscane), d’Ecosse, des États-Unis (Michigan et Washington), et de Singapour.

L’analyse qui met en évidence les spécificités du CPF par rapport aux autres ILAs est intéressante. Particulièrement bien documenté, le rapport fait amplement référence aux rapports de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), de la DARES (Direction des études et des statistiques du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle) et de France Stratégie ; le travail s’est également assuré de la participation du Centre d’Économie de la Sorbonne.

La grande diversité des dispositifs

Selon le rapport, parmi tous les dispositifs passés en revue, seul le CPF français mérite le nom de « compte individuel de formation » (Individual learning account ou ILA), au sens où il s’agit de droits à la formation accumulés pendant une certaine période et mobilisés uniquement au moment où la formation prend place. En revanche l’Individual Training Account écossais (lancé en 2004) repose sur des bons, de même que le Skills Future Credit à Singapour (2016), l’Individual Training Account aux Etats-Unis (2000), tandis que le Bildungskonto de la Haute-Autriche (1994) procède par des subventions ex-post qui s’apparentent au système des bons (1). L’OCDE identifie une troisième catégorie, beaucoup plus rare, celle des comptes individuels d’épargne pour la formation (Individual saving accounts for training ou ISAT) où les sommes épargnées sont réelles (tandis qu’elles sont virtuelles dans le cas des ILA) et peuvent être abondées par diverses sources ; des pilotes ont été mis en œuvre au début des années 2000 au Canada, aux États-Unis ou en Suède avant d’être abandonnés. Un système hybride a fonctionné en Toscane de 2004 à 2015 où les bons étaient payés par la Région sous forme de versements sur les comptes bancaires individuels.

En règle générale, ces mécanismes sont appelés à favoriser l’autonomie et la responsabilité de l’individu et en particulier à développer le sens et le besoin d’investir dans sa formation ; ils se fixent également l’objectif de promouvoir l’accès à la formation de ceux qui en sont le plus éloignés, les moins qualifiés, les employés des PME, les indépendants et/ou d’autres groupes spécifiques ; il s’agit aussi de promouvoir l’employabilité y compris l’évolution de carrière et le changement de statut et/ou d’employeur, grâce à l’acquisition de compétences que l’employeur n’est pas toujours disposé à développer, ce à quoi contribue la transférabilité des droits acquis telle que mise en œuvre avec le CPF ; enfin on attend de la concurrence entre les institutions de formation une diminution des coûts et une amélioration de la qualité au plus près des besoins du marché de l’emploi. Parmi les 6 cas étudiés, le CPF concerne les actifs, de même que le Bildungskonto autrichien et l’ITA écossais, tandis que les ITAs américain (Michigan et Washington) et la Carta ILA toscane ne couvrent que les demandeurs d’emploi et qu’à l’inverse, le Skills Future Credit de Singapour est ouvert à toutes les catégories, employés, indépendants, chômeurs et inactifs.

Le plus souvent, le financement est assuré par le gouvernement (national, régional ou local selon les cas) et le cofinancement par le bénéficiaire est la règle, mais ses modalités et ses montants sont très variables selon les cas et selon les groupes cibles. Avec des dotations de 500 euros par an (800 pour les non qualifiés) et des plafonds de 5000 euros (8000 pour les non qualifiés) le « nouveau » CPF fait partie des dispositifs les mieux disant (aux États-Unis, le montant dépend du type de formation choisi, et l’ITA est restreint aux demandeurs d’emploi éligibles à un programme spécifique — Workforce Innovation and Opportunity Act —, mais dans l’État de Washington, l’ITA peut atteindre jusqu’à 10 000 US Dollars) ; en Suisse (Canton de Genève) et en Autriche, les dotations sont également conséquentes, mais en général, les financements accordés par les dispositifs sont soumis à des conditions de ressources et/ou à l’appartenance à des groupes cibles et restent limités (2) (Royaume-Uni, Allemagne, Flandre, Portugal, Singapour) et sont plutôt des mécanismes incitatifs propres à déclencher des cofinancements par le biais d’autres mécanismes. Cependant les employeurs sont rarement mis à contribution.

Une participation généralement modeste

Jusqu’à maintenant, la participation à ces dispositifs est restée particulièrement modeste. C’est à Singapour qu’elle a été la plus élevée avec 7 % de la population éligible, et au Royaume-Uni avec 5,2 % tandis qu’elle n’a atteint qu’environ 2 % en France et en Autriche, et moins de 1 % dans les autres cas. Le plus souvent, la participation a augmenté régulièrement — parfois au-delà des espérances de ses promoteurs — avant que la crise financière de 2008 et d’autres types de contraintes financières ne conduisent à restreindre les conditions d’accès, parfois en plusieurs étapes (ITAs écossais et américains). Quant à elle, la participation au CPF a crû depuis 2015, pour atteindre plus de 600 000 comptes ouverts et validés, d’abord portée par l’accès des demandeurs d’emploi, puis par celle des employés sous l’effet du « Plan 500 000 ». Selon un rapport de l’IGAS (2017), les chiffres jugés modestes des toutes premières années s’expliquaient notamment par la complexité du dispositif, y compris pour les différents acteurs concernés (OPCA, entreprises, formateurs), par les difficultés pour les bénéficiaires à transformer leur DIF (droits individuels de formation) en CPF, et par les limites du système d’information mis en place et en particulier de son accessibilité.

Dans la majorité des cas, les participants se sont orientés vers des programmes de courte ou moyenne durée : des formations non-formelles destinées à améliorer les compétences à des niveaux moyens de qualification, des cours de langues sanctionnés par des certificats, des programmes débouchant sur des accréditations attachées à la maîtrise des TIC, la préparation à des certificats liés à des exigences de sécurité et imposés en vue de l’exercice de certaines professions (bâtiment, transport, logistique…) ou encore aux certificats Cléa (France). Seule une minorité de participants ont entrepris la préparation à un examen formel ou à une certification professionnelle sanctionnant un niveau de qualification reconnu par l’État ; la proportion est plus élevée en France avec environ un tiers (dont la majorité au niveau V), due principalement à la proportion élevée de demandeurs d’emploi parmi les premiers bénéficiaires du CPF et aux financements complémentaires accordés à ces derniers par Pôle Emploi ou par les Conseils régionaux pour des programmes de plus de 500 heures.

Des résultats décevants par rapport aux objectifs

En regard des objectifs rappelés ci-dessous, le rapport montre qu’on est assez loin du compte. L’analyse des taux de participation par niveau de qualification montre ainsi les difficultés à toucher les groupes les plus désavantagés. De ce point de vue, le CPF français était en échec, avec (en 2016) une participation des cadres 3 fois supérieure à celle des ouvriers et 2 fois à celle des employés ; l’écart était ainsi nettement supérieur à ce qu’il était pour les autres modalités de formation professionnelle ; il en allait de même pour les PME par rapport aux grandes entreprises. En Autriche, les inégalités d’accès se révélaient moins importantes grâce au ciblage (targeting) qui avait d’abord accordé la priorité aux employés de niveau moyen de qualification et notamment aux apprentis, puis qui l’avait étendue aux diplômés de l’enseignement supérieur de faible revenu ; mais la participation des moins qualifiés était restée très faible. Dans l’État de Washington, le dispositif ciblait spécifiquement les bas salaires et les PME et était le seul — parmi les dispositifs analysés disposant d’informations pertinentes — à atteindre une participation plus élevée des moins éduqués que de l’ensemble des actifs.

Ces observations ne sont pas surprenantes compte tenu des freins et des obstacles à la participation qui concernent les moins favorisés : les difficultés à trouver des cofinancements, l’absence de revenus pendant la période de formation dans la plupart des cas, la complexité des démarches à entreprendre, la faiblesse des dispositifs d’information et de conseil, de même que les compétences informatiques limitées. En France, les changements apportés au CPF par la réforme de 2018 avec la mise en œuvre du Conseil en évolution professionnelle (CEP) et la simplification des démarches administratives doivent constituer un cadre plus favorable.

Quant aux auto-entrepreneurs et aux autres formes « ubérisées » de travail auxquelles le rapport consacre l’essentiel d’une préface où il voit dans les systèmes individualisés de formation la réponse adéquate à ces nouveaux besoins de formation, il est difficile de dresser un premier bilan faute de données. En France les auto-entrepreneurs ne sont éligibles au CPF que depuis début 2018, mais il semble que les employés des agences de travail temporaire font un usage plus important du CPF que les autres. En Ecosse, leur participation se situait au-dessous de la moyenne, mais en Haute-Autriche on observait le contraire.

Par ailleurs, malgré une augmentation de l’accès à la formation constatée dans tous les pays, l’analyse met en évidence l’existence de multiples détournements de l’utilisation des comptes individuels de formation au profit d’activités de loisirs, loin de leurs objectifs d’amélioration du marché de l’emploi, ainsi que des effets d’aubaine relativement importants, ceci appelant les gestionnaires à mieux cibler ou à revoir les dispositifs (à noter qu’aucune de ces observations ne concerne le CPF). Enfin, il apparaît (assez logiquement) que les mécanismes de marché introduits par ces dispositifs n’ont pas entraîné spontanément une amélioration de la qualité ; de nombreux cas de fraude ont été signalés (au Royaume-Uni, à Singapour, en Toscane) et les promoteurs ont été amenés à prendre des mesures correctrices. Plus généralement, l’ensemble des pays concernés ont progressivement mis en place ou renforcé les dispositifs de certification, d’accréditation et/ou de contrôle des opérateurs de formation. C’est précisément le cas de la France où un rapport de France Stratégie avait souligné en 2015 les faiblesses du contrôle qualité et où des mesures ont été prises en conséquence ; d’abord avec un décret qualité introduit en 2017 fixant 6 critères aux prestataires de formation, puis avec l’établissement d’un label dont la gestion était assurée par le CNEFOP, enfin avec la création en 2019 de France Compétences et les responsabilités qui lui ont été confiées en matière d’assurance qualité et qui seront traitées par le COFRAC (Comité français des accréditations) après des audits de un jour et demi à plusieurs jours effectués par des opérateurs du type AFNOR.

Les leçons à tirer

Le rapport se termine par une section consacrée à une série de recommandations et de questions.

(1) Tout d’abord, la gouvernance de ces dispositifs doit être claire et les procédures simples afin d’assurer une bonne visibilité des objectifs et des démarches à entreprendre ainsi qu’une gestion efficace. Il convient cependant de ne pas se contenter de processus dématérialisés et de les doubler par exemple au moyen d’une assistance personnalisée.

(2) Les montants doivent être suffisamment élevés pour promouvoir la participation, permettre une véritable amélioration des qualifications et faciliter les reconversions. Dans cette perspective, il doit être possible de combiner un compte individualisé de formation avec d’autres modalités de formation par exemple les congés formation.

(3) Afin de minimiser les effets d’aubaine, il est nécessaire de bien cibler les offres notamment afin de s’assurer de la participation des moins qualifiés. Dans ce cas, on doit mettre en place des procédures qui nécessitent le moins de travail administratif possible, par exemple en s’appuyant autant que possible sur des sources existantes. Par ailleurs, un ciblage trop précis peut se révéler contraire à l’objectif de portabilité et de transition d’un statut à un autre notamment en ce qui concerne les travailleurs temporaires.

(4) Des mesures d’accompagnement sont indispensables pour assurer la participation des moins favorisés. La mise en œuvre de services compétents d’orientation/conseil est indispensable pour convaincre des individus de l’intérêt des opportunités offertes par ces dispositifs individualisés ; et il importe également d’offrir des solutions pour la diminution des revenus entrainée pendant la période de formation de même que pour les frais de transport et/ou d’hébergement éventuels.

(5) Il est important de prendre en considération les relations avec les actions de formation conduites par les employeurs. Il importe en effet d’éviter que les employeurs se défaussent de certaines responsabilités par exemple en matière de formation aux questions d’hygiène et de sécurité en appelant les employés à utiliser le CPF à cet effet comme on a pu le constater en France (et en Ecosse). Le CFP doit maintenir l’objectif majeur de promouvoir l’autonomie de l’individu dans ses projets de formation quitte à ce qu’il le fasse sans en informer son employeur. Faut-il alors considérer que les deux types de formation sont incompatibles ou bien qu’ils sont complémentaires au sein d’un environnement de formation stimulé par l’entreprise ? Selon l’OCDE les employeurs ont le devoir de promouvoir cette culture de la formation auprès des employés.

(6) Le besoin de renforcer les mesures d’assurance qualité d’autant plus que les dispositifs individualisés autorisent un accès libre au marché de la formation. Dans ce contexte, la certification des opérateurs et des programmes pourrait se révéler insuffisante ; un outil complémentaire peut être le recueil et la diffusion des évaluations ex-post par les individus à l’issue des sessions (comme le propose maintenant l’appli CPF.)

A l’examen de ces recommandations, en regard des mesures prises dans le cadre de la loi portant sur la liberté de choisir son avenir professionnel ainsi que de la mise place de l’application « Mon Compte Formation », il semble que le CPF coche la plupart des cases. Cependant d’importantes questions restent ouvertes concernant en particulier le ciblage, les relations du CPF avec l’entreprise, et les conditions d’utilisation.

Le ciblage du CPF qui attribue 800 euros par an aux personnes non qualifiées ou handicapées au lieu de 500 euros pour les autres ne devra-t-il pas s’accompagner de mesures spécifiques notamment dans le contexte de la mise en place des nouveaux opérateurs nationaux et régionaux (3) de conseil en évolution professionnelle (CEP) afin d’assurer une participation effective de ces catégories. En même temps, les CEP devront trouver les moyens de travailler efficacement auprès des travailleurs temporaires et des indépendants, en particulier des travailleurs « ubérisés ».

La question des relations entre le CPF et l’entreprise reste entière comme le rappelait Danielle Kaisergruber en conclusion du colloque organisé par l’AFDET le 21 novembre 2019 sur le thème « Construire son parcours individuel de formation tout au long de la vie : des perspectives nouvelles de réussite ? » Et plus généralement quel rôle pour les partenaires sociaux ? A côté des employeurs (comme le propose l’OCDE), les organisations syndicales ne pourraient-elles pas également prendre des initiatives dans ce sens comme le font certains pays et comme le suggérait Pierre Ferracci en novembre 2018 lors d’un amphi de l’UODC ? Une réunion des DRH le 16 avril 2019 avait entrepris de poser le problème à partir du constat qu’avec le CPF, selon le DRH du groupe Solvay, « les salariés deviennent acteurs de la formation et l’entreprise conserve la main sur la gestion du temps » ; et, comme le soulignait la journaliste Anne Rodier (Le Monde 25 avril 2019) «  avec un budget de 500 euros par an, la montée en puissance du dispositif pose désormais le sujet en termes de dialogue social pour un éventuel abondement du CPF par l’entreprise ou un cofinancement avec le salarié » ; malheureusement, comme le déplorait le DRH, « les syndicats n’avaient pas inscrit l’abondement du CPF à l’ordre du jour ». Mais peut-être la situation a-t-elle changé depuis lors ?

Enfin, dans un avis d’expert, Francis Kessler (Le Monde, 5 décembre 2019) s’inquiète des contraintes procédurières voire des pièges qu’il décèle dans les conditions d’utilisation de la plateforme « Mon Compte Formation » instaurées par la Caisse des dépôts et consignations qui semblent s’éloigner des objectifs de clarté, de simplicité et de facilité d’usage.

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.