5 minutes de lecture

La retraite « à points » ne rassure décidément pas. Et pourtant, l’Agirc-Arrco, retraite complémentaire obligatoire pour tous les salariés du privé, est une retraite à points depuis sa création. Elle est gérée par les partenaires sociaux et représente près de 50 % de la retraite des cadres et près de 30 % de celle des salariés non cadres.

Autrefois, quand on avait bien travaillé à l’école, on pouvait obtenir des bons points, gage évident, tangible de ce que l’on était un bon élève. Je me souviens bien de mon école de campagne, de l’odeur du plancher lavé à l’eau de javel, de l’odeur du poêle qu’il fallait alimenter régulièrement de grosses bûches, de l’odeur de l’encre qu’il valait mieux éviter de renverser… mais point de bons points ! On n’en avait déjà plus, mais aujourd’hui les affaires de points se multiplient. Les affaires de notation aussi. Les smileys et autres formes de notes se distribuent en masse ! Au travail et ailleurs.

Côté route : le permis à points. J’en ai plusieurs fois perdu, mais j’en ai aussi retrouvé. Maintenant je ne m’en occupe plus et me contente de ranger les avis à en-tête de la Préfecture de police dans une belle chemise cartonnée.

Côté travail : pour ceux qui ont des conditions de travail pénibles, et définies comme telles par la loi, et déclarées comme telles, cela leur donne des points de pénibilité inscrits sur un « Compte professionnel de Prévention », le C2P. « Toute entreprise doit prévenir la pénibilité au travail. Lorsqu’un salarié est exposé à des facteurs de risques professionnels au-delà de certains seuils, l’employeur doit établir une déclaration. Le salarié bénéficie alors d’un compte professionnel de prévention sur lequel il peut accumuler des points ». Un état des lieux récents indique que 2,5 millions de personnes ont un compte pénibilité. Ces points-là permettent des droits à formation, des possibilités de départ en retraite plus tôt que l’âge légal. C’est tout de même un beau gâchis qu’il ait fallu tout ce temps pour s’apercevoir que pour bien traiter du sujet des retraites, il fallait aussi traiter des inégalités devant le travail, celles qui proviennent de la pénibilité ou tout simplement celles qui proviennent des effets de génération. Travail et retraite, l’un ne va pas sans l’autre. Si tant de gens désirent autant la retraite, c’est que le travail va mal.

Côté salaires : dans les fonctions publiques, les progressions se font par points d’indice. Le nombre d’enfants donne des points pour les nominations des enseignants…

Côté consommation (et ça aussi ça va avec le travail), de très nombreuses cartes permettent d’additionner des points de fidélité comme les années dans un vieux couple. Avec à la clé des cadeaux, des remises, des bons d’achat… En fait, le point fonctionne comme une monnaie, et donc tout le problème est d’en connaître la valeur et de savoir quelle contrepartie il apporte. C’est là que l’affaire du système de retraite par points blesse : personne n’a confiance dans la valeur du point, pas plus que dans la manière dont elle sera fixée. Tandis qu’un trimestre c’est trois mois. C’est une méfiance un peu idiote car il y a tellement de paramètres dans un système de retraite qu’il s’en trouvera toujours un que l’on peut faire varier comme on veut. Mais justement, l’angoisse est si forte devant un avenir si empreint d’incertitudes qu’il faut être prudent avant d’en rajouter.

La notation est également de plus en plus répandue, les micro-jugements sur le sourire du livreur de pizzas, la courtoisie du chauffeur Uber, l’accueil du logeur Airbnb, autant de notes et de bons ou mauvais points que nous sommes censés attribuer tous les jours. Et qui vont influer sur le parcours des uns et des autres, parfois même sur leur emploi. On a vu des gens renvoyés pour moins que cela.

Ces histoires de points devraient bien arranger les passionnés de big data, tout ça c’est du putain de quantitatif, on peut le mettre en équation, en corrélation, en adéquation. Les points de la vie.

Le fameux « crédit social » qui se développe en ce moment en Chine repose sur des points et notes. L’idée est que chaque citoyen dans sa ville a un « capital de points » qui peut augmenter ou diminuer en fonction de son « bon » ou « mauvais » comportement : respect des passages pour piétons, du Code la route. Les Français réputés frondeurs y perdraient vite leurs points et leur latin ! Cette « citoyenneté à points » s’inspirerait du système du Hukou, le permis de séjour à points permettant aux paysans d’aller travailler dans une autre région ou grande ville que leur région d’origine (abandonné en 2019 ou en tout cas complètement transformé). Et l’objectif serait de pousser à un plus grand respect des règles (pléthoriques et strictes mais peu suivies…) selon les uns ou à une amélioration confucéenne de la vertu de chacun (cf.  Bruce Pedroletti, Le Monde du 16.01.2020).

On peut aussi penser à ces très nombreuses sociétés qui attribuent des notes de fiabilité à leurs clients (sans doute les banques le font-elles depuis très longtemps…), aux « nudges » grâce auxquels certains spécialistes de marketing ou technocrates en mal de réforme espèrent nous faire adopter de bons comportements vertueux… Heureusement en ces temps de notation généralisée, de bons points et de tant de déclamations si politiquement correctes, le Diable veille et je viens de lui demander un rendez-vous.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.