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Le film de Mariana Otero en hommage à Gilles Caron, photojournaliste disparu au Cambodge en avril 1970 à l’âge de 30 ans, est beaucoup plus que « l’histoire d’un regard ». C’est une histoire de regards au pluriel, de regards qui se croisent, s’étonnent, se répondent, s’obligent. Le regard du photographe bien sûr, celui de la réalisatrice qui a raconté dans un film précédent (Histoire d’un secret) la mort de sa mère à l’âge qu’avait Gilles Caron au moment de sa disparition et enfin le regard de chacune des personnes photographiées.

histoire d'un regard

Une époque

Entre 1967 et 1970, Gilles Caron a tout vu. Il a photographié la Guerre des 6 jours et l’entrée de l’armée israélienne dans Jérusalem, les massacres et la grande confusion qui régnait au Vietnam, la guerre au Nigéria, la sécession du Biafra et une famine dont on dit qu’elle a fait un million de morts, mai 1968 à Paris, les émeutes sanglantes en Irlande du Nord, le Printemps de Prague écrasé par les chars soviétiques, la guerre au Tibesti dans le Nord tchadien et enfin le Cambodge après la destitution de Norodom Sihanouk qui ouvrira la voie à la guerre civile et aux Khmers rouges. Mais aussi Jacques Brel à l’Olympia, François Truffaut sur le tournage de Baisers volés et ses deux filles.

Mariana Otero s’immerge avec autant de curiosité que d’émotion dans les planches contact et les 100 000 photos prises par Gilles Caron. Elle en repère une qui est connue, fait appel à d’autres photos ou à des cartes pour donner à voir un peu du contexte. Son commentaire, aussi discret que précis, nous parle du travail du photojournaliste. On comprend mieux ce qui fait une bonne photo, celle qui attire l’œil, qui informe vraiment, qui reste en mémoire. Gilles Caron séjournait chaque fois des semaines. Il refusait la visite organisée pour les journalistes. On le voit s’échapper d’un bus spécialement affrété. Il se fait son opinion sur la situation. S’intéresse aux marges, au camp oublié autant qu’au vainqueur et aux versions officielles.

Au Vietnam, il photographie les prostituées que les soldats américains fréquentent sans retenue. Il est le premier à photographier Moshe Dayan entrant en 1967 dans la vieille ville de Jérusalem et ceux qui prient au Mur des Lamentations désormais accessible. Comme en contrechamp, il photographie le corps d’un Palestinien tué et abandonné au bord de la route. Au Biafra, les photos de militaires alternent avec celles, insupportables, d’enfants squelettiques, affamés et mourants. À Belfast et à Derry, il photographie les catholiques, s’immerge dans leurs quartiers d’une extrême pauvreté. Les adolescents sont sur les toits où ils stockent des cocktails Molotov. Mariana Otero a retrouvé quelques-uns de ceux qui ont participé à ces évènements. Deux sœurs reconnaissent leur frère, Jim, tué un peu plus tard par l’armée britannique. Au Tibesti, Gilles Caron se retrouve encerclé par l’Armée régulière tchadienne en compagnie de rebelles. Il fera un mois de prison.

En mai 68, il photographie Daniel Cohn-Bendit défiant un policier casqué devant la Sorbonne. La photo est connue. Mariana Otero retrace la succession des moments qui permettent cette prise de vue résumant à elle seule l’esprit de ces journées. Gilles Caron a repéré Cohn-Bendit à Nanterre, il a compris qu’un leader advient. Mais lorsqu’il arrive devant la Sorbonne, il est mal placé. Il ne parvient pas à l’avoir de face. Il n’est pas satisfait. Il s’écarte, change de pellicules (c’était avant le numérique !), en profite pour photographier le Préfet Grimaud, élégant et tout sourire, revient à l’endroit où se trouve Cohn-Bendit. Cette fois, il a une bonne place. Cohn-Bendit le repère, comprend qu’il va être photographié. Il se met en scène, alterne les mimiques. Il suffit maintenant d’accentuer la contre-plongée. Le policier au premier plan sera plus grand et le regard malicieux et de défi du jeune militant n’en sera que plus expressif et symbolique de la révolte contre le pouvoir.

Professionnalisme

histoire d'un regardGilles Caron a effectué un service militaire de plus de deux ans comme appelé en Algérie. Il dira « pendant 28 mois, j’ai pensé déserter ». Il n’aime pas la guerre et le sang, mais il accepte de s’y confronter. Il semble quelquefois hésiter, se demande si lui et ses confrères photojournalistes sont témoins ou acteurs, accusateurs ou complices. La question est légitime, la manipulation, les mises en scène préparées et organisées par les protagonistes, les contresens, sont toujours possibles. En travaillant dans la durée, en s’immergeant dans les situations et les pays, on peut seulement espérer les repérer. Publiée, la photo peut donner lieu à des interprétations différentes, voire divergentes. Elle peut servir une propagande. Mais l’essentiel est que sans ce travail de celles et ceux qui sont sur place, nous serions dans l’ignorance, ou pire, indifférents. Après les photos, d’accord ou pas sur le sens de ce qui se déroule, ému ou pas par ce qu’endurent ceux qui vivent au milieu de ces tragédies, d’accord ou pas sur ce qu’il convient de faire, il n’est plus possible de dire « je ne savais pas ».

L’hommage que Mariana Otero rend à Gilles Caron est aussi un témoignage d’admiration à un métier, ses savoir-faire et son éthique. Elle nous épargne les commentaires emphatiques sur l’intuition, le génie, l’exceptionnalité, l’héroïsme. Tant pis pour les superlatifs dont notre époque est si friande et qui sont la plupart du temps vides de sens. Elle admire le courage, il en faut. Elle admire aussi le travail et la conscience professionnelle. Elle nous permet de comprendre les conditions qui font qu’il est là où il faut être, à ce moment-là, qu’il repère la personne qu’il va suivre, juge d’un coup d’œil du cadre pertinent, repère le détail que nous retiendrons. L’empathie, l’humilité devant les drames et ceux qu’ils touchent dans leur corps et leur dignité comptent autant que la technique. Il faut prendre le temps de comprendre et celui nécessaire pour être accepté par ceux qui quelquefois auraient préféré l’anonymat. Question de professionnalisme.

Le film de Boris Lojkine « Camille » (2019) qui retrace la vie d’une jeune photoreporter tuée pendant la guerre civile en Centrafrique insiste aussi sur le temps nécessaire, sur place. Au risque de sa vie. Selon Reporters sans frontières, 80 journalistes ont été tués en 2018, 49 en 2019. Près de 400 sont détenus.

Il est des regards qui nous obligent

Le photojournaliste n’écrit pas un livre d’histoire, il ne théorise pas, ne cartographie pas les forces en présence ou les motivations à l’œuvre. Gilles Caron cherche le regard de celles et ceux qui sont pris dans les tourmentes de notre temps. Chaque photo est celle d’une scène. Environnement, objets, corps et visages sont liés. On ne comprend pas l’un sans l’autre, mais c’est le regard qui éclaire l’ensemble. Un regard qui témoigne et qui nous prend à témoin. Qu’il soit vainqueur, désespéré, perdu, rieur ou mourant, il ne nous laisse pas tranquilles.

On peut s’interroger sur ce qui a changé avec le numérique. Plus besoin d’envoyer ses rouleaux de 36 photos par le premier avion pour espérer faire la une des magazines. Une liaison satellite fait l’affaire. Tout le monde photographie et se photographie. Il y a toujours un téléphone sur le lieu de l’évènement. Les télés ont largement remplacé la photo et nous sommes submergés d’images. L’information arrive en continu. Les réseaux sociaux la diffusent instantanément et de manière virale. Ils ont élevé nos traditionnelles rumeurs au rang de fake news. Y gagne-t-on ? Rien n’est joué, le fast journalism in real time a généré son antidote, le fact-checking.

Ces questions dépassent l’objet du film et de cet article. Une réflexion (un prochain documentaire de Mariana Otero ?) sur la réception et le rôle que les photos de Gilles Caron ont joué au moment de leur publication ou quelques années plus tard serait très utile pour instruire ce débat. Il concerne les journalistes, qu’ils manient le clavier, le micro, l’appareil photo ou la caméra. En tant que citoyens, il nous concerne tous.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. Président du Comité Emploi à la Fondation de France de 2012 à 2018. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.