La semaine 1 vue de Marseille en deux épisodes. Victor Castellani, qui a écrit pour Metis une Chronique « Vu de Marseille » en 2018-19, commence un « corona journal »
Episode 1 — Wuhan c’est loin et Milan aussi
Au début je n’y ai pas vraiment cru. Wuhan, en pleine Chine c’était loin. Et puis quand Wuhan a grossi, que les autorités chinoises ont pris les mesures que l’on sait, j’ai évolué. Je me suis mis à consulter de manière compulsive les médias français, anglais ou espagnols. L’inquiétude a pris le dessus sur la zénitude, doucement, sournoisement. Tout en restant confinée si j’ose dire, intellectuelle, médiatique, mimétique.
Là-bas et ici, eux et nous, moi et les autres, ces divisions font toujours de gros dégâts. Or la mondialisation — que beaucoup comme moi critiquent, mais que beaucoup comme moi pratiquent ! – ne pouvait qu’accélérer les choses, évidemment. Elle fait depuis longtemps partie de ma vie. Me bouleversait déjà quand inspecteur du travail à St Quentin, j’étais confronté aux salariés licenciés en pleurs, aux faillites et autres restructurations en cascade, aux territoires gagnés par la désertification. Mais aussi m’oxygénait lorsqu’année après année elle m’invitait à explorer les quatre coins de notre planète. À développer ainsi mon goût des autres, de leurs façons d’être, de parler, de chanter, de manger. Combien de germes ai-je convoyés et accueillis ainsi ? Des milliards sans doute, généralement inoffensifs. Mais il en suffit d’un. Et nous y voilà. Comme au temps de la grippe espagnole, de la peste ou encore de ces maladies que les Européens apportèrent en Amérique et qui tuèrent les peuples indigènes bien plus que toutes leurs armes à feu réunies. Comme au temps bien plus récent d’Ebola, du SRAS ou de la grippe aviaire, auxquels nous avons échappé, par une chance que d’autres n’ont pas eu. En dépit de multiples avertissements émis alors, nous avions presque oublié que ces crises virales pouvaient nous toucher à tout moment.
Et puis ça s’est rapproché. D’abord doucement puis tout d’un coup brusquement. Le confinement massif des Chinois m’inquiétait. N’était-il pas abusif et liberticide ? Combiné aux technologies numériques ne transformait-il pas ce pays, qui n’en était plus à son premier essai, en un immense camp digne d’Orwell ? Raisonner ainsi c’était d’une certaine manière vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain. Puis est venue l’Italie. Là c’était autre chose. Nos frères, nos cousins, à nos portes. Si présents à Marseille. Tant de patronymes trahissent ici ces origines (même si parfois l’on se trompe, car c’est de Corses qu’il s’agit !). Sans parler des milliers de croisiéristes qui débarquent chaque semaine des Costa Esmeralda et autres Meraviglia et déambulent en ville, entre Mucem et Bonne Mère. Beaucoup font un crochet par les ruelles du Panier, quartier typique et emblématique de la ville en surplomb du Vieux Port. C’est là où je vis dans le calme à peine troublé le matin par le carillon du clocher des Accoules et le soir par les allées venues de vieux Comoriens ou Maghrébins qui fréquentent la petite mosquée au coin de ma rue. Choisi par les Phocéens quand ils fondèrent Massalia, le Panier a gardé en dépit de sa réhabilitation une réputation sulfureuse. Entre échoppes à touristes, restos bobos et street art s’y côtoient le beau et le vulgaire, le touriste et la racaille, le pauvre et l’Airbnbiste reconnaissable au son de sa valise à roulettes. C’est de là que je vous écris, là où dorénavant le désormais célèbre Covid m’accompagne. Je ne l’aperçois pas, mais sais qu’il me guette. Il rôde, il est peut-être déjà là, en moi, sur moi, mes mains, ma table, ma chemise. À ce jour toutefois il ne m’a pas fait signe, je lui en sais gré.
Il y a quelques semaines, autant dire une éternité, mon attention était ailleurs : l’économie, le travail, les voyages, le théâtre. Mais aussi ma mère qui vit à Strasbourg loin de ses 7 enfants et fait face malgré ses presque 90 ans, son Alzheimer débutant, et le décès de son mari — mon père — à plus de cent un ans, il y a tout juste une année. Ou encore mes nombreux amis à qui je dois tant et qui m’ont merveilleusement aidé, soutenu, aimé il y a 4 ans du temps de la Bonne Bière et du Bataclan. Hier encore donc, la vie était belle, plus belle même. Et puis tout s’est accéléré. D’abord avec la fin de la bise. C’est là qu’on se rend compte qu’on en fait des tonnes. Ça n’a pas été facile, ni pour moi ni pour mes proches. Au début on s’en fout un peu, on se dit qu’on est sain et que tout ça est bien exagéré. Dans ma troupe de théâtre, nous nous sommes encore abondamment bisés il y a trois semaines. Mais la semaine suivante, en dehors de quelques téméraires gentiment repoussés, changement radical. À Belsunce par contre et à Noailles, quartiers maghrébins par excellence de la ville, ça a pris plus de temps. Juste avant le confinement, on s’y embrassait, accolait encore à tout va ! Même Abdenbi mon coloc marocain a eu du mal. Il a tenté d’abord de substituer le bisou sur la joue au bisou sur la tête. Avant d’admettre que c’était tout aussi risqué !
Jeudi 12. Premier discours de Macron, premières mesures drastiques. Mais, surprise alors que j’avais parié avec des collègues sur le report du premier tour, rien. Jupiter s’abrite derrière les scientifiques ou certains politiques. Pas très couillu. Même si pour ma part je vote par procuration, quid des risques, mais aussi de l’abstention massive et des résultats forcément biaisés qui s’annoncent ? Autour de moi, ça devient sérieux, mais pas trop. Une belle insouciance continue de régner dans les rues. En temps normal, au Japon, à Singapour ou à Taiwan, à la moindre toux, chacun porte un masque. Ici on en est loin, et pas seulement parce qu’il y a pénurie ou avis contraire des autorités sanitaires. Il en va de même pour la fameuse distanciation sociale, c’est degun ! Déni ? Défaut d’acceptabilité ? Défiance envers le politique en général et un gouvernement en particulier qui a trop longtemps joué du mépris ? Les vendredis 13 ne m’ont pas toujours porté chance. J’hésite donc un peu ce jour-là à me déplacer comme prévu sur Toulon pour parler participation citoyenne et innovations sociales. Je prends néanmoins la direction de St Charles où un TER aux trois quarts vides m’y emmène pour une discussion passionnante, mais abrégée : mes interlocutrices sont toutes des jeunes femmes qui doivent récupérer leurs enfants et surtout s’organiser pour les garder à partir de lundi. Samedi matin : dernier tour à ma salle de gym déjà largement désertée et vlan, voilà que tombent les nouvelles annonces. Fermeture des bars, restaurants et autres lieux publics. On a beau s’y attendre, c’est quand même un choc. Je me prends un dernier verre sur le vieux port, à distance sociale raisonnable. Un beau soleil de printemps illumine les terrasses. Des jeunes passent avec des ballons bleus, couleur de Vassal, candidate LR à la mairie. Mes voisins discutent élections, incivilités et prochain week-end en amoureux. Ils ne vont pas être déçus !
Dimanche 15. On devait répéter toute la journée avec ma troupe. C’est évidemment annulé. De toute façon les salles municipales ou associatives ont fermé. On envisage d’aller dans un parc pour très vite laisser tomber. Le temps est sublime. Avec Marina, une copine russe installée à Marseille depuis peu, on se fait une dernière balade autour de l’hôtel de ville. Il y a encore pas mal de monde même si tous les cafés et restos, d’habitude bondés, sont évidemment fermés. Ce n’est peut-être pas très raisonnable, mais cette balade, telle la cigarette du condamné, nous fait du bien. Mentalement, amicalement, physiquement. Au moment de se quitter, Marina me parle déjà de ses projets d’apéro skype. Va falloir rentrer et préparer à dîner. Je me branche sur les résultats du premier tour. Montée confirmée des écolos. Baffe pour Larem. Et surprise de taille à Marseille où la liste du Printemps Marseillais arrive devant Vassal et ses ballons bleus. Drôle de soirée quand même. D’autant que je m’inquiète pour Abdenbi parti, imprudemment à mon sens, en week-end à Barcelone avec un pote. Son bus de nuit est annulé in extremis, sans aucune proposition alternative. Ça sent la fermeture des frontières. Il trouve néanmoins un vol pour Lyon (à moitié vide) puis un TGV pour Marseille (plein et insouciant !)
Lundi 16. Dernier passage au bureau sans doute. Les couloirs d’ordinaire déjà peu conviviaux avec un lino hors d’âge et un éclairage blafard sont déserts. Je croise de rares collègues et m’attelle à quelques dossiers en cours avant de repartir à la maison. Contrairement à beaucoup je n’aurai pas à m’interroger longtemps sur mon emploi du temps. Je sais depuis vendredi soir que plusieurs établissements sociaux et médico-sociaux sont déjà en crise : certains se retrouvent avec un seul cadre de direction, souvent une femme, pour faire face ici à des dizaines d’enfants, là à des SDF et j’en passe. Je sais aussi que des appels au volontariat ont été lancés dans le milieu des étudiants en travail social. Je passe les premiers appels pour connaître les besoins et organiser la mise en relation. Abdenbi m’appelle pour me signaler son arrivée et rejoint immédiatement l’hôtel où il bosse : il leur reste un client en tout et pour tout jusqu’à mercredi ! Ça sent la fermeture, mais l’hôtel attend les directives du groupe. Depuis samedi les échanges sur les groupes Whatsapp se multiplient. Avec des collègues ou d’anciens collègues. Avec la famille, des amis, ma troupe de théâtre. Ils sont à la fois graves, denses, légers, drôles, parfois hilarants. Ici un dessin, une photo, une vidéo, un poème. Je poste pour ma part un Cyrano revu et corrigé trouvé sur Internet, puisque c’est Edmond, la pièce de Michalik que nous sommes censés jouer en juin :
« De cet étrange virus qui déjà nous assomme
On pourrait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…
En variant le ton — par exemple, tenez :
Impatient : « Ce soir 20 h Macron va parler
Il annoncera sans doute le confinement »
Méthodique : « Gel, masque, gants et désinfectants,
Je bouterai hors de France ce virus de malheur »
Inquiet : « Voilà arrivée notre dernière heure
Les hôpitaux ne peuvent déjà plus faire face »
Descriptif : « C’est un rhume !… C’est une grippe !… C’est le Sras !
Que dis-je c’est le Sras ? … C’est une pandémie ! »
Le soir, nouvelle allocution du PR comme disent les fonctionnaires. Confinement dès demain, report du 2ème tour et j’en passe. Ouf !
Episode 2 —C’est quoi ce Buzyn ? Insoumis et confinés
Mardi 17. Le confinement démarre à midi. Je passe au Monoprix du coin. Plus de monde que d’habitude, mais ce n’est pas l’émeute. Je n’étais pas à la recherche de pâtes, de riz ou autres PQ. Juste quelques oignons, des yaourts et un peu d’ail. Or tous les rayons ou presque ont été dévalisés. Plus d’oignons, plus d’ail. Plus de poulet. Plus de biscuits. Plus de chocolat. Nada. Ne restent que quelques yaourts et des conserves de poisson. Aux caisses les gens s’agglutinent. Zéro distance de sécurité. Une mamie prend plus que son temps pour vider son panier et payer. Ça en énerve plus d’un. Son putain d’accent marseillais la sauve et me donne une idée. Je repars dans les rayons, direction fleurs. Quand c’est à mon tout, la caissière me fixe avec un grand sourire : « c’est pour moi ? » Le temps de bafouiller, elle enchaîne : « ça fait du bien de voir des clients qui offrent des fleurs ». Je la remercie d’être là, multi exposée, non protégée. « On n’a pas le choix », ajoute-t-elle. Retour à la maison. Si le télétravail n’a rien de neuf pour moi, il va devenir permanent. Plus de contact physique avec les collègues ce qui est bien dommage, mais plus non plus, ce qui est mieux, de réunions interminables et infructueuses. Ça va faire un bien fou à la planète cette saloperie. Le Monde avait publié il y a quelque temps une carte satellite de la pollution en chine, avant et après le Corona. C’était édifiant. Une particule microscopique pourra faire tout ce que de multiples COP n’auront pas réussi à enclencher. Cette réjouissance ne saurait compenser les multiples douleurs liées à la mort, à la maladie, aux pertes de revenus et d’emploi. Mais à quelque chose malheur est bon. Depuis ce matin, les appels et les mails se multiplient. Toujours plus d’établissements sociaux désemparés. Toujours plus de volontaires qui se font connaître. J’appelle les un et les autres pour les inciter à se servir de la réserve civique et de sa plateforme. Je la connais bien. Et pour cause. Nous l’avions mise au point avec mon haut-commissaire depuis la fin 2016. Après les attentats de 2015, François Hollande avait jugé que la réponse ne pouvait pas être uniquement sécuritaire, mais qu’elle devait être également citoyenne. Il avait alors développé le volontariat en Service civique pour les jeunes et conçu une sorte de bénévolat citoyen, appelé Réserve civique. Avec notre petite équipe, nous en avions été les artisans. Vote d’une loi en janvier 2017. Mise sur pied d’un réseau de référents départementaux. Conception et lancement d’une plateforme numérique de mise en relation, une sorte d’airbnb de l’engagement. Mais en dépit de propos sur la société de l’engagement, auxquels nous eûmes la faiblesse de croire, le nouveau gouvernement non seulement n’y prêta pas attention, mais nous coupa les vivres. Pour finir, en mars 2019, par limoger le haut-commissaire. Reste cette plateforme, peu maintenue, mais qui fonctionne encore. Je passe ma journée à multiplier concertations et incitations à son usage.
J’ai eu le temps d’avaler mon premier déjeuner confiné. Salade de mâche et champignons, tartine de crème de champignons aux truffes, espadon grillé et petits macarons. Tu ne t’oublies pas, me fait-on remarquer sur Whatsapp, au vu des plats que je ne résiste pas à afficher. J’assume. J’ai même proposé à Abdenbi un concours de cuisine permanent. Pour tenir, va falloir que nous nous fassions du bien (manger !) à midi et le soir. En alternance. Autant commencer aujourd’hui. Je ne quitte pas mon téléphone de l’après-midi. Associations, fédérations, conseil départemental, chacun est prêt à s’y mettre pour que les plus fragiles ne soient pas abandonnés. Abdenbi, lui, part à son hôtel sans savoir de quoi sera fait littéralement le lendemain. Les rumeurs de fermeture se font insistantes d’autant que de nombreux établissements ont déjà fermé. Depuis quelques heures Agnès Buzyn a fait sa fameuse déclaration. C’est quand même dingue et pathétique. Soit elle savait comme elle le dit et agissait en conséquence. Soit elle partait. Mais pas ça. Pas ce truc pour essayer au pire de se dédouaner, au mieux de compenser son échec parisien. C’est peut-être triste pour elle, mais en l’instant c’est nous que ça énerve et que ça désole.
Mercredi 18. Dès 8 h 30 les uns et les autres m’appellent pour mettre au point les missions de bénévolat qu’ils s’apprêtent à poster. Je me transforme en hotline. Vérifie avec Paris que l’outil ne va pas nous lâcher. On m’apprend qu’une nouvelle plateforme devrait voir le jour prochainement, adossée à l’ancienne, afin de répondre aux besoins spécifiques de la crise en cours. Mais pour certains 2, 3 ou 4 jours c’est une éternité et certains établissements pourraient fermer. Le national a commencé à parler stages et CDD. Et fait, semble-t-il, l’impasse sur le bénévolat. Ce ne sont pourtant pas les retraités qualifiés qui manquent. Ni les professionnels désœuvrés du fait de la fermeture de leurs structures. Certains me traitent d’activiste ! Qu’ils sachent que j’en suis fier ! Chacun se débrouille comme il peut. Plusieurs initiatives sont prises sur les réseaux sociaux. Certaines ont déjà récolté en deux jours 2500 candidatures pour les seules Bouches du Rhône. Ils seront prêts de 4000 vendredi.
À 20 h, sortie au balcon pour applaudir les soignants. Déception. Ce soir nous ne sommes que deux. Je connais, pour voir passé près de 6 mois à l’hôpital, leur dévouement incroyable. Mais aussi leurs contraintes. Toujours moins de temps, toujours plus de procédures. Un système au bord de la crise de nerfs dirait Almodovar. Ce n’est pas le virus qui va arranger les choses même s’il va bien falloir dégager enfin des moyens dignes de ce nom. Car la réforme de l’Etat social, sans doute nécessaire, c’est quand même depuis plus de 10 ans surtout et d’abord des économies. Toujours plus d’économies. Quant aux progrès des organisations, no comment : demandez leur avis aux patients ou aux personnels et vous serez édifiés. Et dire que certains continuent à penser qu’il n’y a là que résistance au changement…
Il est temps de s’attaquer au dîner. Ce soir, ce sera soupe de légumes, pâtes aux brocolis, fromage et dessert au chocolat. Abdenbi est parti à 14 h 30 avec sa fameuse attestation. Lorsqu’il rentre à 23 h 30, il m’apprend que son hôtel ferme le lendemain. Je lui explique le chômage partiel. Comme sa paie est proche du SMIC, il ne devrait pas perdre grand-chose. Il me croit, mais ce n’est pas tout à fait ce qu’il a entendu à l’hôtel. Il préfère poser des congés anticipés.
Jeudi 19. Les instructions pleuvent. Le ministère des Affaires sociales nous demande de recenser les besoins dans le secteur social et médicosocial ainsi que les compétences des étudiants volontaires et disponibles pour les épauler. Le ministère de la Jeunesse se dirige vers une annonce sur la Réserve civique (enfin !) et l’ouverture d’une nouvelle plateforme. Qui contrairement aux premières infos ne sera pas raccordée à l’ancienne. Bref, il va tout falloir recommencer et l’annoncer aux gens qui avaient commencé à s’en servir. Nous prenons l’attache des associations, des fédérations pour qu’elles nous aident dans ces tâches. Toutes sont de bonne volonté, mais s’étonnent de devoir dans chaque région se débrouiller, sans outils dignes de ce nom mis à disposition par les pouvoirs publics. À Paris on gère encore au tableau Excel ! Heureusement qu’on ne nous a pas attendus. Les échanges de bonnes idées et de bonnes pratiques fleurissent. C’est un peu le bordel, mais ça va dans le bon sens. Nous restons les rois du système D. Et sommes arrivés tant bien que mal à ce que ça ne craque pas trop. Marina est psychologue en libéral. Elle m’appelle pour m’annoncer qu’avec ses collègues, ils constituent un groupe pour venir en soutien gratuitement aux soignants. Je lui suggère d’étendre son offre aux structures sociales les plus exposées. Accord immédiat. Je la mets en relation avec l’institut régional de travail social qui saura l’orienter.
Pendant ce temps les frontières se sont fermées et les annonces gouvernementales multipliées. Sur le chômage partiel, le soutien à l’économie, aux hôpitaux. On parle de nationalisations, et même d’interdiction de licencier !!! Mélenchon débordé ! On aura décidément tout entendu. Rappelez-vous 2008 et la crise financière quand Sarkozy s’intéressait à la refondation du capitalisme et à de nouveaux indices de richesse. On a vu ce que ça a donné. Espérons que cette fois-ci les actes seront plus conséquents. A propos, voilà la belle lettre aux Français de l’écrivaine italienne Francesca Melandri que vient de poster mon ami Fouad :
« Je vous écris d’Italie, je vous écris donc depuis votre futur. Nous sommes maintenant là où vous serez dans quelques jours. Les courbes de l’épidémie nous montrent embrassés en une danse parallèle dans laquelle nous nous trouvons quelques pas devant vous sur la ligne du temps, tout comme Wuhan l’était par rapport à nous il y a quelques semaines. Nous voyons que vous vous comportez comme nous nous sommes comportés. Vous avez les mêmes discussions que celles que nous avions il y a encore peu de temps, entre ceux qui encore disent “toutes ces histoires pour ce qui est juste un peu plus qu’une grippe”, et ceux qui ont déjà compris. D’ici, depuis votre futur, nous savons par exemple que lorsqu’ils vous diront de rester confinés chez vous, d’aucuns citeront Foucault, puis Hobbes. Mais très tôt vous aurez bien autre chose à faire. Avant tout, vous mangerez. Et pas seulement parce que cuisiner est l’une des rares choses que vous pourrez faire. Sur les réseaux sociaux, naîtront des groupes qui feront des propositions sur la manière dont on peut passer le temps utilement et de façon instructive ; vous vous inscrirez à tous, et, après quelques jours, vous n’en pourrez plus. Vous sortirez de vos étagères La Peste de Camus, mais découvrirez que vous n’avez pas vraiment envie de le lire. Vous mangerez de nouveau. Vous dormirez mal. Vous vous interrogerez sur le futur de la démocratie. Vous aurez une vie sociale irrésistible, entre apéritifs sur des tchats, rendez-vous groupés sur Zoom, dîners sur Skype (…) »
Vendredi 20. Depuis hier mes amis iraniens m’envoient des messages pour Norouz, leur Nouvel An. La crise sévère qui sévit chez eux est venue s’ajouter au reste. Elle ne les empêche pas de dresser des tables de fêtes magnifiques et alléchantes. Ils vont bien et se sont tous confinés eux-mêmes puisqu’à ce jour leur gouvernement n’a rien décrété. Alors que Dieu, pardon Allah, sait si les mollahs sont capables de prendre des mesures drastiques. La journée est aussi intense que les précédentes. Il faut rappeler ceux qui comptaient sur la plateforme de la réserve civique pour leur dire de ne pas y aller et d’attendre l’ouverture de la nouvelle. Mettre en œuvre les instructions de recensement des besoins et des volontaires. S’entendre sur les formulaires et les outils. Dans l’après-midi tombe l’instruction sur la réserve civique : ouverture de la plateforme et des types de missions urgentes qui pourront y être postées, désignation de référents départementaux dans la journée. Je m’active pour appeler ceux qui sont déjà désignés et propose de leur venir en appui. Il va falloir se tenir prêts face au flux de mobilisation citoyenne annoncé. À 20 h nouvelle sortie balcon. Cette fois il y a foule. Claps, cris, musiques, et même feux d’artifice : une grande partie du quartier s’y est mise. On entend au loin les cornes de brume des bateaux qui comme nous disent mille fois merci. Au menu ce soir, clubs sandwichs façon Abdenbi et une salade d’oranges à la cannelle comme je les aime.
Samedi 21, dimanche 22. Ce week-end contrairement à d’autres, ni grasse mat’, ni gym. Après le petit-déj, j’ouvre mon ordinateur et je me mets à écrire. L’envie me taraudait depuis plusieurs jours. Il faut profiter du répit. Le calme du quartier est plus impressionnant encore. J’écris, j’écris et ne peux m’arrêter. Sauf pour cause de pauses supermarché et pauses repas. Pauses scrabble aussi, car Abdenbi s’ennuie et j’ai l’impression d’être débordé par tout ce qui se passe dans ma tête, tout ce que j’ai vu, lu ou entendu. Tous ceux à qui j’ai pensé ou parlé. Côté manger, le concours continue, mais nous faisons tout pour faire léger. Il ne s’agirait pas que Corona rime avec trop gras ! D’autant que le fameux exercice quotidien est plus que réduit et que ce n’est pas aller chez Monoprix qui éliminera les calories. Parmi les coups de fil reçus, celui de Zabeth, ma copine d’enfance. Elle officie depuis deux ans comme cheffe de service à l’hôpital de Colmar, Haut-Rhin. Autant dire dans l’œil du cyclone. Sur le pont du soir au matin, ma Zabeth est une battante en colère. Elle en veut au gouvernement d’avoir si mal anticipé les choses. Pénurie de matériels et de masques, y compris pour les soignants au contact des malades les plus graves. Lits saturés malgré l’ouverture successive de nombreuses unités Covid, refus de certaines ARS de recevoir des patients en surnombre. Elle ne tient, me dit-elle, que « grâce aux équipes et à une direction d’hôpital géniale et réactive ». Dès dimanche soir, les mails se multiplient à nouveau. La fameuse plateforme https://covid19.reserve-civique.gouv.fr vient d’ouvrir. Et agite vite les réseaux sociaux. Nos services sont d’ores et déjà sollicités pour informer et expliquer. Ça promet pour lundi. Entre-temps, Abdenbi m’a transmis un beau texte de Moustapha Daleb qui nous arrive du Tchad. C’est avec ses mots que je vous propose de conclure ces premiers jours :
« Un petit machin microscopique appelé coronavirus bouleverse la planète. Quelque chose d’invisible est venu pour faire sa loi. Il remet tout en question et chamboule l’ordre établi. Tout se remet en place, autrement, différemment.
Ce que les grandes puissances occidentales n’ont pu obtenir en Syrie, en Lybie, au Yemen,… ce petit machin l’a obtenu (cessez-le-feu, trêve…).
Ce que l’armée algérienne n’a pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (le Hirak a pris fin).
Ce que les opposants politiques n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (report des échéances électorales…)
Ce que les entreprises n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (remise d’impôts, exonérations, crédits à taux zéro, fonds d’investissement, baisse des cours des matières premières stratégiques…)
Ce que les gilets jaunes et les syndicats n’ont pu obtenir, ce petit machin l’a obtenu (baisse de prix à la pompe, protection sociale renforcée…)
Soudain, on observe que dans le monde occidental le carburant a baissé, la pollution a baissé, les gens ont commencé à avoir du temps, tellement de temps qu’ils ne savent même pas quoi en faire. Les parents apprennent à connaître leurs enfants, les enfants apprennent à rester en famille, le travail n’est plus une priorité, les voyages et les loisirs ne sont plus la norme d’une vie réussie.
Soudain, en silence, nous nous retournons en nous-mêmes et comprenons la valeur des mots solidarité et vulnérabilité (…)
La peur a envahi tout le monde. Elle a changé de camp. Elle a quitté les pauvres pour aller habiter les riches et les puissants. Elle leur a rappelé leur humanité et leur a révélé leur humanisme (…)
Il a suffi de quelques jours pour que la certitude devienne incertitude, que la force devienne faiblesse, que le pouvoir devienne solidarité et concertation (…)
Interrogeons notre “humanité” dans cette “mondialité” à l’épreuve du coronavirus. Restons chez nous et méditons sur cette pandémie.
Aimons-nous vivants ! »
Je te reconnais bien là, un style concis précis factuel avec quelques détours vers les sensations : le soleil, le silence inhabituel de la ville, la cuisine et ses plaisirs manifestes. Le tout laisse transparaître un bonheur certain celui d’être utile, de rester les pieds sur terre. Rien cependant qui trahisse ta pudeur habituelle et rappelle les terribles épreuves traversées, j’ai le sentiment d’un retour grâce au bouleversement du confinement et à la présence de ton coloc, au goût des petits bonheurs quotidiens.
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