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Je voudrais dire quelques mots sur l’héritage particulièrement riche que nous laisse le pape François sur le travail, l’entreprise et le management. En toute laïcité, car je suis un indécrottable social-démocrate agnostique. Pourtant, les paroles et les écrits de François m’ont souvent intéressé, interpellé, inspiré, notamment lorsqu’il parle du travail, l’un des thèmes soigneusement ignorés par ses exégètes

Parmi des centaines de milliers de fidèles applaudissant, la procession du cercueil du pape François ce samedi résonnait comme une ultime manifestation de foi dans les rues de Rome. Ils ont accompagné le long de son parcours de cinq kilomètres, le cercueil de François jusqu’à sa dernière demeure, une église d’un quartier populaire, proche de la gare Termini, qu’affectionnait celui qui a refusé de se laisser claquemurer avec ses prédécesseurs dans les sous-sols du Vatican. Ce que François nous laisse sur le travail restera vivant. Qu’on soit croyant ou non, cela fait partie de notre patrimoine, ou pour reprendre un terme qu’il affectionnait particulièrement, notre bien commun. 

Une vision positive du travail qui tranche avec la vulgate

Ce qu’il y a de pire dans le travail, ce n’est pas la souffrance, mais c’est d’en être privé : « Ceux qui n’ont pas de travail sentent qu’il leur manque quelque chose, qu’il leur manque la dignité que le travail donne, qu’il oint de dignité, » assurait le pape François, ancien archevêque de Buenos Aires, dans un message adressé le 14 octobre 2021 à la fondation argentine IDEA et au syndicat des travailleurs de l’économie populaire. Dans une homélie intitulée « Le travail est la vocation de l’homme », prononcée le 1er mai 2020, le pape François affirmait : « Le travail possède en lui la bonté, il crée l’harmonie des choses – beauté, bonté – et il concerne l’homme dans sa totalité : dans sa pensée, dans son action, dans tout. L’homme est impliqué dans le travail. C’est la première vocation de l’homme : travailler. Et cela confère sa dignité à l’homme. La dignité qui le fait ressembler à Dieu. La dignité du travail ».

Le pape François portait une vision positive du travail, à contre-courant de ce que nous enseigne la vulgate sur les origines du christianisme. La Genèse (3.19) nous a prévenus : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière, » dit Dieu à Adam en le chassant du Jardin d’Eden. Cette vision doloriste est confortable, cohérente avec l’étymologie supposée du mot travail, qui viendrait du tripalium, instrument de torture. J’ai montré dans un autre article en quoi cette hypothèse du tripalium, apparue seulement au XXᵉ siècle, est très probablement fantaisiste (voir dans Management & RSE : « Travailler, manager, diriger : quand le langage nous travaille »). 

Pourtant, le catholicisme ne porte pas intrinsèquement une version doloriste du travail, bien au contraire. C’est la pénibilité du travail et non le travail lui-même qui pose problème. Dans l’Ancien Testament, Dieu le Créateur travaille, tout comme Adam et Ève dans le jardin d’Éden. Dans le Nouveau Testament, Joseph et Jésus sont charpentiers, le christ rencontre ses premiers apôtres au travail, à la pêche, Saint Paul dit de celui qui ne travaille pas qu’il ne mange pas non plus. Dans la parabole du majordome, Jésus fait l’éloge d’un bon serviteur appelé à nourrir tous ceux de la maison de son maître, parce qu’il le trouve occupé à faire son travail à son retour. « Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera occupé de la sorte ». C’est-à-dire en train de travailler. Et dans les livres de Sagesse biblique, le travail est souvent mis à l’honneur. « Je ne vois rien de mieux pour l’homme que de jouir de son ouvrage, car tel est son lot ». 

La parabole des talents, que les Évangiles nous racontent à deux reprises (selon Matthieu 25,14-30 et selon Luc 19,12-27) nous enseigne que la somme des talents reçus à la naissance importe peu. C’est ce qu’on en fait, c’est-à-dire le travail, qui doit être récompensé. Dans la société biblique où les riches ne travaillaient pas et seuls les pauvres le devaient pour se nourrir, la sagesse remarquait que celui qui travaille est moins soucieux que son maître : « Le travailleur dormira en paix, qu’il ait peu ou beaucoup à manger, alors que, rassasié, le riche ne parvient pas à dormir ». 

Dans son homélie « Le travail est la vocation de l’homme », le pape François insiste, en s’appuyant sur la Genèse, sur le lien sacré entre l’œuvre de Dieu et le travail humain : le Créateur créa le monde, il créa l’homme et il donna une mission à l’homme : gérer, travailler, faire avancer la création. « Et le mot travail est celui qu’utilise la Bible pour décrire cette activité de Dieu : « Dieu conclut au septième jour le travail qu’il avait fait et il chôma, après tout le travail qu’il avait fait » ». Et François poursuit : « Et il confie cette activité à l’homme : « Tu dois faire cela, garder cela, cela aussi, tu dois travailler pour créer avec moi – c’est comme s’il disait ainsi – ce monde, pour qu’il aille de l’avant » (cf. Gn 2, 15.19-20). Au point que le travail n’est que la poursuite du travail de Dieu : le travail humain est la vocation de l’homme reçue de Dieu, à la fin de la création de l’univers ».

Dans une autre branche de la chrétienté, Luther a traduit le mot grec ponos (la peine, le travail pénible) de la Bible par Beruf, la vocation, et y verra le moyen de la rédemption et de l’accomplissement de l’homme. 

La conception positive du travail portée par François est aussi attentive aux conditions de sa réalisation : elle n’est ni béate, ni naïve. Dans un message aux jeunes participants de la deuxième édition de « LaborDì: un chantier pour générer du travail », le 13 décembre 2023, il se montre très préoccupé par la précarité du travail, notamment vis-à-vis des jeunes, « lorsque le travail n’est pas suffisamment stable et qu’il compromet les projets et les choix de vie, comme le fait de fonder une famille et de vouloir des enfants ». François fustige ce « job vacuum » considéré comme un sol qui se dérobe sous les pieds, vacillant entre « stages, emplois occasionnels et temporaires ». Pour lui, les ressources ne manquent pas et « doivent être utilisées pour réaliser des rêves concrets, comme celui d’un emploi stable et durable, d’une famille à former, de temps à consacrer librement aux autres dans le cadre d’un travail bénévole ».

Le travail comme mode d’intégration à la société : le lointain et le prochain

Premier pape latino-américain de l’histoire, François est fils et petit-fils de migrants italiens. Le jésuite argentin a été viscéralement un pape du Sud, un pape des pauvres et un pape des périphéries. Son engagement ferme pour la cause des migrants et sa critique constante des ravages du capitalisme et du consumérisme – la culture du « déchet » disait-il – resteront comme des fondamentaux. 

Les migrants viennent chercher dans les pays développés les conditions de l’oisiveté ? Dans son message adressé le 14 octobre 2021 cité plus haut, le Pape François a évoqué le fait que certains lui ont fait dire des choses qu’il ne soutenait pas : « Que je propose une vie sans effort, ou que je méprise la culture du travail. Imaginez que vous puissiez dire cela d’un descendant de Piémontais, qui ne sont pas venus dans notre pays avec le désir d’être soutenus, mais avec l’énorme désir de retrousser leurs manches pour construire un avenir pour leurs familles ». Il ajoute : « Il est intéressant de noter que les migrants n’ont pas placé leur argent à la banque, mais dans des briques et de la terre. La maison d’abord. Ils étaient tournés vers l’avenir de la famille, l’investissement familial ». 

Le travail exprime et nourrit la dignité de l’être humain, il lui permet de développer les capacités que Dieu lui a données, il l’aide à tisser des relations d’échange et d’entraide, il lui permet de sentir qu’il est le collaborateur de Dieu pour prendre soin de ce monde et le développer, il lui permet de se sentir utile à la société et solidaire de ses proches, a plaidé François, considérant que le travail, « au-delà des épreuves et des difficultés », est « la voie de la maturité, de l’épanouissement personnel, qui donne des ailes aux meilleurs rêves ». 

De ce fait, il n’est pas question de se complaire dans les subventions ou l’assistanat. Car sans travail, il n’y a pas de dignité et donc d’intégration possible, insiste François dans son homélie « Le travail est la vocation de l’homme » : « Une fois, dans une Caritas, à un homme qui n’avait pas de travail et qui allait chercher quelque chose pour sa famille, un employé de la Caritas [a donné quelque chose à manger] et a dit: « Au moins, vous pouvez apporter du pain à la maison » – « Mais cela n’est pas assez, ce n’est pas suffisant », a été la réponse : « Je veux gagner du pain pour l’apporter à la maison ». Il lui manquait la dignité, la dignité de « faire » lui-même le pain, avec son travail, et de l’apporter à la maison. La dignité du travail, qui est malheureusement tant piétinée ».

François a réservé son premier voyage de pape en dehors de Rome, le 8 juillet 2013, à l’île de Lampedusa, devenue régulièrement un point d’entrée des exilés en Europe, souvent au péril de leur vie, où il a dénoncé « la mondialisation de l’indifférence ». Elu quelques mois plus tôt, il avait jeté une couronne de fleurs à la mer en mémoire des innombrables naufragés morts pendant la traversée. Il restait fidèle à ce terme dix ans plus tard quand il dénonçait, à Marseille, en septembre 2023, cette même « indifférence » devenue « fanatique ». « Les personnes qui risquent de se noyer lorsqu’elles sont abandonnées sur les flots doivent être secourues, c’est un devoir d’humanité, c’est un devoir de civilisation, » déclarait le pape argentin devant le monument à la mémoire des disparus en mer.

Pour François, le travail est un droit essentiel qui permet aux migrants non seulement de survivre, mais de s’intégrer dans les sociétés qui doivent mieux les accueillir. Ce pape « tourné vers le Grand Sud », selon l’expression de l’historienne Blandine Chellini-Pont, spécialiste de géopolitique des religions, n’a cessé de mettre l’accent sur les droits des migrants : « Pendant ce pontificat, la cause des migrants a pris le pas sur celle des droits humains, explique-t-elle. L’objectif du combat de François était que l’on reconnaisse des droits aux migrants, les mêmes qu’aux nationaux, qu’ils puissent librement circuler pour trouver du travail. Une part importante d’ailleurs de ces migrants sont, c’est à noter, des chrétiens d’Afrique » (citée dans « Un pape moins révolutionnaire qu’espéré », Libération, 22 avril 2025, page 5).

L’un des derniers actes du pontificat de François a été la lettre envoyée le 10 février 2025 aux évêques américains pour déplorer les déportations massives de migrants sans papiers, promouvoir la dignité universelle de chaque être humain et attirer leur attention sur les conséquences de la politique d’expulsion massive des migrants menée par l’administration Trump. 

Et François ne se contentait pas de regarder le travail au lointain. Il obligeait chacun à prendre ses responsabilités, au plus près de la misère : « Ici, chez nous. Je pense aux travailleurs, aux journaliers, qu’on fait travailler pour une rétribution minimale et pas seulement huit heures, mais douze, quatorze heures par jour : cela arrive aujourd’hui, ici. Dans le monde entier, mais ici aussi. Je pense à la domestique qui n’a pas une juste rétribution, qui n’a pas la Sécurité sociale, qui ne verse pas pour sa retraite : cela n’arrive pas seulement en Asie. Ici aussi » (Homélie du 1er mai 2020). 

L’odeur du travail : le vrai trésor du chef d’entreprise 

L’odeur du travail est l’une des trois conditions que le pape François fixait aux chefs d’entreprise pour « entrer dans le Royaume des Cieux ». C’est leur trésor. Il s’est exprimé sur le sujet au Vatican, le 12 septembre 2022, en recevant 5.000 dirigeants d’entreprises de la Confindustria, la confédération générale de l’industrie italienne, l’équivalent de notre UIMM (Union des industries et métiers de la métallurgie). 

Voici comment il formulait cette condition : « Ne pas oublier l’odeur du travail ». Il explique : « Le bon entrepreneur connaît les travailleurs parce qu’il connaît le travail ». Il enjoint les dirigeants à ne pas oublier « l’odeur du travail, » en cultivant la proximité avec leurs employés. 

« L’une des graves crises de notre temps est la perte de contact des employeurs avec le travail : en évoluant, les chefs d’entreprise passent leur vie dans les bureaux, les réunions, les voyages, les congrès, et ne fréquentent plus les ateliers et les usines. Ils oublient “l’odeur” du travail ». 

Le Pape François a rappelé le lien d’interdépendance entre un dirigeant et ses employés. « Chaque travailleur dépend de ses managers et de sa direction, mais il est également vrai que le chef d’entreprise dépend de ses employés, de leur créativité, de leur cœur et de leur âme : il dépend de leur “capital” spirituel ». 

Enfin, la perte de contact vis-à-vis des employés se double d’un risque de brisure du lien avec les produits : « On oublie « l’odeur » du travail, on ne reconnaît plus les produits les yeux fermés en les touchant ; et quand un entrepreneur ne touche plus ses produits, il perd le contact avec la vie de son entreprise, et souvent son déclin économique commence, » a-t-il relevé. 

L’entrepreneur et l’entreprise, garants de la dignité du travail 

« J’ai évoqué à plusieurs reprises la noble vocation de l’entrepreneur qui cherche de manière créative à produire des richesses et à diversifier la production, tout en permettant de créer des emplois, » a affirmé le Pape François, dans son message adressé le 14 octobre 2021 cité plus haut, soulignant l’importance « de la dignité du travail ».

Ses convictions sur l’entrepreneur et l’entreprise s’inscrivent dans une longue tradition. Dans son livre « L’invention du travail » (éditions du Cerf, 2022, 294 pages), l’historien Olivier Grenouilleau en retrace l’histoire sur le temps long et souligne les points communs entre plusieurs papes, notamment Léon XIII et Jean-Paul II, qui tous insistent sur la nécessité de prendre en compte la personne dans le travail. Dans l’encyclique Rerum Novarum publiée en 1891, qui constitue le texte inaugural de la doctrine sociale de l’Église catholique, le pape Léon XIII dénonçait la concentration des richesses entre les mains de la bourgeoisie et le comportement des patrons versant une rémunération insuffisante. Il déclarait que les riches et les patrons devaient « ne point traiter l’ouvrier en esclave, respecter en lui la dignité de l’homme ». 

Quarante ans plus tard, dans l’encyclique Quadragesimo Anno, Pie XI faisait remarquer que « s’il est vrai que la science économique et la discipline des mœurs relèvent de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre que le premier ne dépend d’aucune manière du second ». Les bases de l’entreprise responsable, celle qui fait dialoguer les principes et les actes, étaient jetées. 

Un siècle après Rerum Novarum, en 1991, Jean-Paul II publie l’encyclique Centesimus Annus, dans laquelle il affirme que le but de l’entreprise n’est pas uniquement la création d’un profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes. Il ajoute : « Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives pour l’efficacité économique de l’entreprise ». Dans Laborem exercens (septembre 1981), Jean-Paul II écrivait déjà : « Le but du travail reste toujours l’homme lui-même ». D’ailleurs, précisait-il, « Bien qu’il soit vrai que l’homme est destiné et est appelé au travail, le travail est avant tout “pour l’homme” et non l’homme “pour le travail” ». 

C’est sur ces bases que François a construit ses convictions sur l’entreprise et sur l’entrepreneur. Dès 2013, il signe l’exhortation apostolique Evangelii gaudium (« La joie de l’Évangile »), un premier texte très engagé dans lequel il dénonce « la dictature de la finance », « le fétichisme de l’argent », et la « main invisible » du marché en laquelle nous ne « pouvons plus avoir confiance ». Une « économie de l’exclusion », « sans visage », « qui tue », selon ses propres mots, qui lui vaudront dans le monde occidental, baigné de culture libérale, un certain nombre de critiques. 

Dans l’un de ses livres, Mark Carney, actuel Premier ministre du Canada, raconte une réunion organisée par le pape François en juillet 2014, avec une soixantaine de personnalités économiques à la villa Pia, dans les jardins du Vatican. Autour de la table, quelques grands noms de l’économie mondiale : Mark Carney, qui était à l’époque gouverneur de la Banque d’Angleterre, Pascal Lamy, à l’époque directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Angel Gurria, secrétaire général de l’OCDE, Peter Brabeck, patron de Nestlé. François a exposé sa vision de l’entreprise et de l’économie de marché sous forme de parabole : « Comme le vin, qui est un bouquet de saveurs, de couleurs, d’odeurs, l’humanité est beaucoup de choses. Elle est passionnée, curieuse, rationnelle, altruiste, créative, et intéressée. Le marché, lui, est comme la grappa, ce vin distillé qui n’est qu’alcool, il n’est qu’intéressé. Votre mission est de retransformer la grappa en vin, de remettre le marché dans l’humanité ». 

Remettre le marché dans l’humanité : mission impossible ? Bertrand Badré, ancien directeur financier de la Banque mondiale, qui était également présent ce jour-là, a expliqué au quotidien La Croix : « Certes, depuis le début de son pontificat, le pape a une vision très critique de l’économie de marché, qu’il considère comme un véritable fléau. Mais il fait aussi partie de ceux qui ont le plus contribué à faire bouger les choses, à un moment où le monde ne peut plus fermer les yeux sur les limites humaines et environnementales du capitalisme » (Julie de la Brosse, « Économie : le pape incite à penser le monde d’après », La Croix, 22 septembre 2022). 

Devant les 5.000 patrons réunis au Vatican le 12 septembre 2022 (voir ci-dessus), le Pape s’adressait « au monde des entrepreneurs » en général, qu’il a décrit comme « une composante essentielle de la construction du bien commun » et « un moteur primordial du développement et de la prospérité ». Il a défendu les valeurs entrepreneuriales, sans lesquelles « la Terre ne résistera pas à l’impact du capitalisme ».

Il a rappelé à quel point la tâche est ardue. D’après l’Evangile de Mathieu, « Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux », dit Jésus aux disciples après leur avoir raconté la parabole du jeune homme riche. Le Christ n’est pas tendre avec les riches et les entrepreneurs. Son emportement contre les marchands du temple le montre également. Néanmoins, rassurait le Pape François, « on peut être commerçant, entrepreneur, et être un disciple du Christ ». Mais cela demande certains efforts. François identifie trois conditions « pour qu’un chef d’entreprise entre dans le Royaume des Cieux ». La première a déjà été développée : l’oubli de l’odeur du travail. Voici les deux autres. 

La première consiste à partager. Le partage est « un autre nom pour la pauvreté évangélique », a expliqué le Pape. « La richesse appelle la responsabilité ». Elle « aide beaucoup dans la vie mais il est vrai aussi qu’elle la complique souvent car elle peut devenir une idole et un maître impitoyable qui vous prend toute votre vie jour après jour, » a-t-il relevé. Il a aussi défendu l’existence dans toute société d’un « pacte fiscal » de redistribution des richesses par l’impôt et les taxes. Ceux-ci ne sont pas « une usurpation », a-t-il insisté, rappelant qu’ils permettent de créer des « biens communs ».  L’impôt, a-t-il développé est aussi une forme de partage des richesses, « pour qu’elles deviennent des biens communs, des biens publics : écoles, santé, droits, soins, sciences, culture, patrimoine ». Le partage passe aussi par la création d’emplois, a insisté le pape, en particulier pour les jeunes. Il a déploré que la « part de la valeur qui revient au travail » soit aujourd’hui « trop faible » en comparaison des « rentes financières » et des « salaires des hauts dirigeants ». 

La seconde consiste à favoriser une intégration constructive. Devant ces chefs d’entreprise, François a souligné le rôle clé que jouent les entreprises vis-à-vis de l’immigration en « favorisant une intégration constructive » tout en condamnant l’exploitation dont souffrent de nombreux migrants. « Si le migrant est rejeté ou simplement utilisé comme un travailleur sans droits, c’est une grande injustice et cela nuit également au pays », a-t-il insisté. 

Le pape a aussi mis l’accent sur la responsabilité des entreprises vis-à-vis de leurs territoires d’implantation : « Le territoire vit de l’entreprise et l’entreprise puise la lymphe dans les ressources de la proximité, contribuant de manière substantielle au bien-être des lieux où elle est implantée ».

A l’inverse, François n’était pas avare de compliments et d’admiration pour les chefs d’entreprise qui préservent l’unité quasi familiale de leur entreprise, ceux qu’il appelle dans son homélie du 1er mai 2020, « les bons entrepreneurs – qui font accomplir le travail avec justice, même s’ils y perdent ». Il précise par un témoignage : « Il y a deux mois, j’ai eu un entrepreneur au téléphone, ici, en Italie, qui me demandait de prier pour lui parce qu’il ne voulait licencier personne et il a dit cela : « Parce que licencier l’un d’eux, c’est me licencier ». Cette conscience de tant de bons entrepreneurs, qui protègent les travailleurs comme si c’étaient leurs enfants ». 

Devant les 5.000 patrons réunis au Vatican le 12 septembre 2022 (voir ci-dessus), François a insisté sur la confiance qu’il témoigne aux entrepreneurs : « Je vous encourage à ressentir l’urgence de notre époque, à être les protagonistes de cette ère en mutation. Avec votre créativité et votre innovation, vous pouvez créer un système économique différent, où la protection de l’environnement est un objectif direct et immédiat de votre action économique ». Et il conclut : « Sans nouveaux entrepreneurs, la terre ne résistera pas à l’impact du capitalisme, et nous laisserons aux générations suivantes une planète trop blessée, voire invivable ». Bien que le mot ne soit pas prononcé, on distingue ici la version vaticane de la RSE. 

Leaderhip et management : trois encycliques qui forment une « charte managériale »

Pour François, les dirigeants chrétiens sont, plus que les autres, appelés à ne pas considérer le travail de leurs collaborateurs sous le seul angle de la ligne « masse salariale » du compte d’exploitation. Sa définition du leadership, exprimée dans un texte d’octobre 2010 ( » Nous comme citoyen, nous comme peuple ») est très moderne. Elle ne véhicule pas l’image du héros comme on l’affectionne dans nombre d’entreprises, mais au contraire celle de la modestie, qui doit se donner en exemple : « Le véritable leadership et la source de son autorité sont fortement existentiels. Tout leader, pour parvenir à être un véritable dirigeant, doit d’abord être un témoin. C’est l’exemplarité de la vie personnelle et le témoignage de la cohérence de la vie ». 

Tout au long de son mandat, il a couplé un train de vie modeste à la dénonciation des excès du capitalisme financier. Pour ses déplacements, le pape montait à bord d’une petite Fiat 500 blanche. Il a choisi le nom de François, après son élection, en hommage à Saint François d’Assise, car celui-ci a « semé la paix partout et côtoyé les pauvres, les abandonnés, les malades, les marginalisés, les derniers ». Il a voulu, au cours des douze années de son pontificat, ramener l’Eglise catholique à ce qu’il considérait être les exigences de son message évangélique. Fini le luxe, fini l’apparat, fini les berlines noires, et cela jusqu’à la fin : en novembre 2024, il modifiait le document régissant ses propres funérailles pour souligner qu’il s’agit de « celles d’un pasteur et d’un disciple du Christ et non celles d’un puissant de ce monde ». 

À l’inverse, le chef d’entreprise qui ne respecterait pas la dignité du travail humain s’abaisse lui-même : « Toute injustice qui touche une personne qui travaille revient à piétiner la dignité humaine ; même la dignité de celui qui commet l’injustice : le niveau baisse et on finit dans cette tension dictateur-esclave » (Homélie du 1er mai 2020).

Pour François, le chef d’entreprise doit s’assigner l’objectif de créer des emplois dans une optique d’inclusivité, qui permet de prendre en compte les multiples formes du travail et des compétences qu’il requiert. Dans son message adressé le 14 octobre 2021 cité plus haut, il affirme : « Le grand objectif est d’offrir des sources de travail diversifiées qui permettent à chacun de se construire un avenir en travaillant dur et en faisant preuve d’ingéniosité. C’est précisément parce qu’elles sont diversifiées qu’elles permettent à différentes personnes de trouver le contexte le plus approprié pour développer leurs dons, car tout le monde n’a pas les mêmes capacités et les mêmes inclinations ». Sur cette voie, a-t-il enfin relevé, « je crois que le dialogue entre les entrepreneurs et les travailleurs est non seulement indispensable, mais aussi fructueux et prometteur ». Le dialogue social n’est pas oublié… 

L’audacieuse encyclique « Laudate si », publiée en 2015, a été décrite comme un manifeste écologique, sans doute du fait de sa désignation comme visant « l’écologie intégrale ». C’est le petit bout de la lorgnette. Elle était déjà un véritable plaidoyer pour une société à la fois plus humaine et plus écologique. Elle associait déjà la justice sociale à l’impératif environnemental, ce que l’on appelle aujourd’hui « la transition juste ». Une organisation humaine, un leadership contemporain doivent articuler la quête des deux objectifs. Dans « Un temps pour changer », son livre paru en 2020, le pape cite d’ailleurs la Théorie du donut (beignet) de l’économiste britannique Kate Raworth, selon laquelle la création de valeur doit rester dans les limites d’un plancher social et d’un plafond environnemental, visualisables grâce à la forme de ce beignet en anneau. Le donut symbolise « l’espace sûr et juste pour l’humanité, dans lequel peut prospérer une économie inclusive et durable », respectueuse des besoins essentiels attachés à chaque personne pour assurer son épanouissement. 

Cinq ans après « Laudate si », François publiait en octobre 2020 l’encyclique « Fratelli tutti » (tous frères), sur la fraternité humaine et l’amitié sociale. Il s’agit clairement d’une encyclique sociale, qui contient l’amorce d’une « charte managériale ». Le pape y livre une lecture très critique du monde actuel, miné par les individualismes et l’indifférence vis-à-vis des plus faibles. Il y dénonce « les intérêts économiques aveugles » de « l’idéologie néolibérale » et rappelle que « le marché ne résout pas tout à lui seul, même si, une fois encore, on veut nous faire croire à ce dogme libéral ». Pourtant, « on peut aspirer à une planète qui assure terre, toit et travail à tous, » écrit-il. Utopie, vision romantique ? François veut croire que non, même s’il constate amèrement que « l’individualisme radical est le virus le plus difficile à vaincre » dans une société malade, « tournant le dos à la souffrance ».

En contrepoint, il met l’accent sur un besoin de « fraternité sociale », de « fraternité universelle » entre les hommes. Il insiste sur l’importance du bien commun pour faire société et sur le fait que les plus forts ont pour responsabilité d’aider les plus faibles. « En période de crise, le choix devient pressant. Il y a deux types de personnes : celles qui prennent en charge la douleur et celles qui passent outre ». Cela s’impose aux entreprises. 

Dans la même veine, François publiait en octobre 2023 le « Laudate Deum », qui se donnait pour vocation de réveiller les consciences et remettre en cause la suprématie des puissants contre les faibles, des cyniques contre les solidaires et de l’homme contre la nature, qui prévaut aujourd’hui dans ce que les entreprises appellent le management ou le leadership. Jean Jouzel, le célèbre climatologue et ancien expert du GIEC (Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat), dira que ce texte est plus volontariste encore que son prédécesseur de 2015. 

Sans jamais (à ma connaissance) prononcer le mot de ‘management’, le pape François a souvent montré l’importance qu’il porte à la qualité du travail. Dans son message aux participants de la deuxième édition de « LaborDì en décembre 2023, il exhorte les jeunes à « réfléchir à l’opposé du sentiment de vide, où le temps semble ne jamais suffire et où les impératifs de productivité deviennent de plus en plus exigeants et écrasants ». Il met en garde contre la course acharnée à la recherche du travail qui crée une « pression constante, un rythme forcé, du stress qui provoque l’anxiété, avec un espace relationnel de plus en plus sacrifié au nom du profit à tout prix ». 

Cette perspective du travail finit par « rendre la conscience de la même couleur, celle déshumanisée, où les technologies modernes, comme l’intelligence artificielle et la robotique, menacent de remplacer la présence de l’homme ; cette perspective de plus en plus scandaleuse et inquiétante, de l’insécurité au travail ». Il aborde également la problématique très contemporaine du sens au travail et dans le travail : le travail est « le protagoniste de l’espérance, le moyen de se sentir actif dans le bien en tant que serviteur de la communauté ». Comprenant dans cette perspective le sens du travail, il « redevient un chantier d’espoir, un chantier de rêve ! ». 

Quelques mois plus tôt, le 29 août 2023, il remarquait : « Le travail est légitimement important. Car s’il est vrai que le travail ennoblit l’homme, il est encore plus vrai que c’est l’homme qui ennoblit le travail. C’est nous, et non les machines, qui représentons la véritable valeur du travail ».  

Conclusion (provisoire) 

Le successeur de François saura-t-il faire fructifier son héritage, cette volonté indéfectible de renouer avec les sources des Évangiles, en défendant les opprimés, les nécessiteux et les déracinés ? Le prochain pape sera-t-il un poids ou un levier dans la transition écologique juste, dont dépend notre avenir et celui de nos enfants ? L’approche humaniste du travail, née dans les nimbes de la doctrine sociale de l’Eglise en 1891, que François a si bien fait cheminer, sera-t-elle poursuivie ou engloutie dans les convulsions d’un capitalisme tenté par la régression vers ses racines friedmaniennes ? Laissons parler le conclave. 

Pour aller plus loin 

La section sur le discours de François devant les 5.000 patrons au Vatican le 12 septembre 2022 s’appuie notamment sur la synthèse de cette réunion publiée par Mathilde de Robien : « Les trois ‘conditions’ pour qu’un chef d’entreprise aille au Paradis », Aleteia, 19 septembre 2022.

Consultez dans Metis les autres articles de la série « que pensent-ils du travail » : 

« Ce que François Bayrou pense du travail », 9 janvier 2025 

« Premiers pas d’une ministre : ce qu’Astrid Panosyan-Bouvet pense du travail », 5 octobre 2024

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.