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Dans Urgences – Hôpital en danger (Albin Michel), Hugo Huon et le collectif Inter Urgences (dont il est le président) décrivent les conditions réelles du travail du personnel hospitalier en grève depuis près d’un an. Alors que le Prédisent de la République promet un plan massif d’investissement et de revalorisation des carrières à l’hôpital à l’issue de l’épidémie de Covid-19, ce chantier devra tenir compte de cette bouffée de réalité. 

hôpital

Le réel du travail

À l’heure où nous écrivons cet article, le coq n’a pas encore chanté la fin du confinement. Pourtant, par trois fois déjà, le Président de la République a évoqué publiquement le sort de l’hôpital. Non pour le trahir, mais bien pour le louer, le remercier et le soutenir. La première fois, le 12 mars, en sonnant la mobilisation générale, il nous avertissait : « mes chers compatriotes, il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons (…) la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges, mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe ». Quelques jours plus tard, annonçant le confinement total de la population, il insistait encore : « le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant. Nous serons plus forts moralement, nous aurons appris et je saurai aussi, avec vous, en tirer toutes les conséquences, toutes les conséquences… » Et enfin, le 25 mars, Emmanuel Macron se faisait plus précis encore : « nos soignants qui se battent aujourd’hui pour sauver des vies se sont hier battus, souvent, pour sauver l’hôpital (…) L’engagement que je prends ce soir (…) c’est qu’à l’issue de cette crise, un plan massif d’investissement et de revalorisation de l’ensemble des carrières sera construit pour notre hôpital ».

couerture livre Urgences - hôpital en dangerHugo Huon est l’un de ces « soignants qui se battent aujourd’hui pour sauver des vies (et) se sont hier battus, souvent, pour sauver l’hôpital ». Infirmier et président du collectif Inter Urgences, il se mobilise depuis bientôt un an pour alerter sur l’état de l’hôpital public, de ses services d’urgences dont plus de 200 se sont mis en grève ces derniers mois ; il vient de publier — quelques semaines avant l’irruption de l’épidémie de Covid-19 en France — un livre Urgences, hôpital en danger. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre d’un tel ouvrage, ces pages ne retracent pas un an de combat ni ne dressent le portrait de l’infirmier en héros. Au contraire, et bien plus radicalement, il donne directement la parole à ces infirmières, ces aides-soignantes, ces médecins qui, tous, parlent de leur travail, des conditions dans lesquelles il est réalisé et de la désorganisation des urgences en France, de la maltraitance des patients, de la violence, de l’épuisement du personnel. En effet, une conviction domine le livre : seule une bouffée de réel permettra de continuer la lutte. Pour eux, la survie de l’hôpital et des urgences, dont il est tant question en ce moment, ne passe pas seulement par des moyens supplémentaires ; des moyens donc, mais avant tout la capacité des acteurs eux-mêmes à remonter le réel du travail dans les discussions institutionnelles et à en finir avec le jargon technocratique qui met à distance le travail et le nie comme tel. Le travail est donc au centre de cet ouvrage écrit par les professionnels eux-mêmes. Et on comprend en le lisant que la transformation de l’hôpital dont parle désormais le Président de la République passera nécessairement par l’écoute et l’expression du travail réel des acteurs de terrain : si le collectif arrive à porter ce réel dans les réunions et les négociations, alors il bousculera tout et l’hôpital pourra se reconstruire.

Syndicalisme de l’expérience

Autre aspect intéressant du livre : le collectif Inter Urgences ne s’est pas construit contre le syndicalisme, mais plutôt en marge de celui-ci. Ce dernier, bon gré mal gré, a bien dû se résoudre à rejoindre le mouvement de grève le plus massif que l’hôpital ait connu ces dernières décennies. Il ne s’agit pas ici de mettre en cause le travail syndical dans la fonction publique hospitalière. Observons cependant que l’œuvre du collectif Inter Urgences et le livre qui en est issu inventent un « syndicalisme de l’expérience » dont on avait théorisé le modèle dans Une colère française – ce qui a rendu possible les Gilets jaunes (Editions de l’Observatoire, 2019) : « Figurer des émotions, donner du sens à la colère sans absolument chercher à la calmer ou à l’instrumentaliser, voici l’une des tâches des nouveaux représentants », écrivions-nous fin 2018. En effet, le nouveau régime de représentation dans lequel nous vivons désormais donne un primat à l’expérience vécue sur la connaissance savante ; l’expérience est immédiatement considérée comme un savoir, elle sert donc de passeport pour une prise de parole. Cela était déjà visible par exemple dans les mouvements récents de professeurs qu’il s’agisse de #PasDeVagues sur Twitter ou des stylos rouges. Si les revendications restent classiques, la manière de les exprimer diffère de celle des syndicats traditionnels. On le voit bien dans l’ouvrage de Hugo Huon : c’est l’accumulation de ces expériences qui tient lieu de revendications. Dans ce contexte, la tâche du syndicalisme (ou des collectifs qui pallient à ses insuffisances) est modeste, mais essentielle : permettre que ces expériences s’expriment et se rendent visibles. Paradoxalement, c’est souvent la fiction qui aujourd’hui prend en charge cette mise en scène du travail réel. À ce titre, les séries télévisées — particulièrement — participent d’une forme de représentation largement plébiscitée. La série Hippocrate (Canal+), par exemple, mettait magnifiquement en scène les métiers et les rapports sociaux au sein d’un hôpital. Pour sa part, le collectif Inter Urgences les a transformés en mouvement social avant de les organiser sous forme de revendications démontrant ainsi que l’hôpital avait un problème que l’épidémie de Covid-19 met en pleine lumière. Car on touche ici aussi à l’une des clés de la légitimité des représentants. Celle‐ci ne s’acquiert que dans une relation de proximité privilégiant ce qui a du sens pour tous ceux à qui l’on s’adresse : le travail, la manière de le faire et d’en éprouver des émotions. C’est aussi la seule façon de limiter les explosions de colère : rendre explicite ce qui chemine souterrainement chez les individus et se libère parfois anarchiquement.

À la lumière de l’épidémie, nous pouvons relier le livre d’Hugo Huon et du collectif Inter Urgences, les propos du Président de la République et les tâches qui nous attendent après le confinement. Comment alors ne pas songer à ce que Camus fait dire au docteur Rieux, l’un des personnages de La Peste à propos des soignants : « il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela, il s’agit d’honnêteté ; c’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté ». Voilà ce que l’on ressent à la lecture de Urgences – Hôpital en danger : une grande honnêteté à décrire minutieusement ce que sont les conditions réelles du travail du personnel hospitalier. C’est de cela dont nous aurons collectivement besoin le jour d’après.

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.