16 minutes de lecture

C’est avec la philosophie que Jean-Marie Bergère aborde la crise à laquelle notre société est soumise, de la rhétorique guerrière à l’acceptation de nos vulnérabilités. C’est notamment au travers des réflexions d’auteurs, de philosophes, d’historiens, de cinéastes, d’hier et d’aujourd’hui, qu’il nous propose une lecture salutaire.

Saint Jérôme écrivant, Caravage, 1606

Le Covid, la précaution et la boussole

Le ciel de Paris est bleu comme jamais. L’air aussi pur que possible. Un site officiel me dit que ce matin, dimanche 5 avril 2020, l’AQI (Air Quality Index) est de 23, ce qui est très bien.

Je me confine. Je sais gré aux différents responsables, médecins et politiques, d’avoir présenté cette mesure comme une contribution susceptible d’éviter autant que faire se peut l’engorgement des hôpitaux. Ce n’est pas beaucoup, mais en faisant les gestes barrières, en pratiquant la distanciation sociale, en me confinant, on me dit que je suis utile. Pas un héros, mais je fais ma part.

Je peux tous les soirs applaudir ceux qui prennent soin de nous et sont directement exposés au risque de contagion, soignants, caissières, boulangers, routiers, livreurs et éboueurs, sans oublier les bénévoles mobilisés dans le cadre de la réserve civique et ceux qui distribuent des paniers repas préparés par des entreprises d’insertion et offerts aux personnes les plus vulnérables, en particulier les sans-abri. Une évidence : les métiers essentiels ne sont pas ceux qui tenaient le haut de l’affiche. Combien parmi eux étaient en grève ou Gilets jaunes ?

Je me confine strictement. Ce Covid-19 me fait peur. Il est invisible et il est partout. Sa contagiosité et sa dangerosité me semblent aussi extravagantes l’une que l’autre. L’existence de « porteurs asymptomatiques » est inquiétante. Déjà qu’on ne faisait pas beaucoup confiance, mais là il faut vraiment se méfier. J’ai tout de même souri aussi chaleureusement que j’ai pu en saluant mon voisin, médecin hospitalier, qui rentrait chez lui, le masque défait, replié sous le menton.

Ce « qui ne sera plus jamais comme avant »

Bruno Latour se demandait s’il n’y avait pas « quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après-crise alors que le personnel de santé est “sur le front”, que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts » (AOC, 30 mars 2020). À juste titre il répondait par la négative.

Oui, mais que dire ? Je ne pense rien de la Chloroquine et ne sais pas s’il est préférable de tester en prélevant dans le nez ou au bout des doigts. Je veux bien porter un masque, il y a des tutos pour les fabriquer soi-même. Sur l’expérience intime du confinement, chacun en fera son affaire. N’exagérons pas son potentiel de transformation intérieure et de conversion vers les « vraies valeurs ». Sur la situation économique, en France et dans le monde, les anticipations donnent le vertige. Il ne fait pas bon être travailleur indépendant, restaurateur ou intermittent du spectacle. Sur le télétravail et les réunions par écrans interposés, nous allons nous enrichir des enquêtes en cours (Mon travail à distance, Jenparle, dont Metis est partenaire). Attendons.

Comment éviter de donner des leçons – vous comme moi on les aurait stockés ces masques, non ? – ou d’expliquer que cela confirme ce qu’on dit depuis des années, même si cela peut être vrai ? Faut-il chercher des coupables, les Chinois, les laboratoires et les groupes pharmaceutiques, les élites, les pauvres pécheurs et les fornicateurs, on a le choix. D’autres s’en chargent et je n’ai pas envie de mêler ma voix à cette course aux boucs émissaires. Une exception peut-être pour ceux qui nous ont expliqué pendant des années « qu’on n’a pas le choix », il faut « s’adapter à la nouvelle donne » et, à l’hôpital, compenser la réduction du nombre de lits « par une optimisation des pratiques et la réduction de la DMS (durée moyenne de séjour), autrement dit : limiter le stock de gens en accélérer les flux » (Stéphane Velut. L’hôpital une nouvelle industrie. Gallimard. Janvier 2020). Ils devront s’expliquer et venir à résipiscence. Pour eux, j’imagine des séances publiques d’autocritique et de contrition. Mais plus tard.

Qu’apprendrons-nous de cette crise ? Il faut craindre la tentation qui sera la nôtre de fermer vite cette funeste parenthèse, de tourner la page pour retrouver une « vie normale ». Cela incite à planter dès maintenant des jalons, à formuler des hypothèses. Il sera toujours temps de corriger ou d’approfondir ces premières réflexions. J’ai lu que le confinement pouvait favoriser la procrastination, n’attendons pas.

Quelle histoire !

Tirer des leçons, ce n’est pas seulement aligner des chiffres, identifier des phases successives, décrire la façon dont l’hôpital et la société ont fait face, comparer les mesures prises par les uns et les autres, honorer la mémoire des morts ou épiloguer sur la propension des différentes cultures à accepter une surveillance intrusive. Cela demande un travail d’interprétation, de hiérarchisation des faits, de reconstitution des enchaînements et de jugement sur la valeur relative des choses. Ce travail produit des « enseignements » lorsque nous parvenons à les inscrire dans une histoire plus globale, un horizon de sens, à les rattacher à un idéal (une utopie ?) qui dépasse l’événement et annonce la suite. Sinon, quelle que soit son ampleur, il restera un « cygne noir », une exception qui ne change rien aux règles.

Dans quel récit inscrire le Covid-19 ? Je ne parle pas de ces grands récits, la marche inexorable de la Raison, la lutte des classes ou l’abondance matérielle grâce au libre fonctionnement du marché mondialisé. Ils sont trop globaux. Ils écraseraient la singularité de cette crise. D’autres histoires nous en rapprochent. La question écologique est très prégnante, mais elle a essentiellement attiré notre attention sur le climat, le réchauffement de notre planète Terre et tout ce qui en découle pour nos modes de production et de consommation. En 2017, Paris s’est doté officiellement d’une « stratégie de résilience ». À l’époque, il s’agissait de se préparer à des attentats, des crues, des inondations, des canicules ou encore des grèves massives. Les collapsologues nous alarment à propos de l’imminence d’un effondrement généralisé, mais je n’ai pas entendu qu’il sera dû à un coronavirus. Les tenants de la cause animale nous avaient bien prévenus, « il faut laisser les pangolins tranquilles », mais ils sont plus motivés par le respect dû aux animaux que par la crainte d’une pandémie meurtrière chez les humains. L’anthropocène est devenu un concept familier, mais il nous alerte plus sur l’extinction des espèces que sur la possible contamination de l’homme par des virus présents dans le monde animal.

Du côté des geeks et des technologues, les performances observées ces dernières décennies dans tous les domaines grâce notamment au digital sont telles qu’ils imaginent une humanité augmentée, outrepassant ses limites corporelles, biologiques et intellectuelles. Les plus radicaux d’entre eux nous voient devenir immortels (une limite tout de même : il faudra avoir les moyens financiers pour payer la facture…). Ici, on craint d’abord les virus informatiques ou la propagation « virale » des rumeurs et des arnaques.

Du côté des artistes, à quelques exceptions près, on ne peint plus guère de Vanités. Ces représentations « allégoriques de la mort, du passage du temps, de la vacuité des passions et activités humaines » étaient très prisées au 17e siècle. Avis aux artistes en panne d’inspiration, le sujet est d’actualité.

Le cinéma propose peu d’histoires de pandémie. En 2011, Steven Soderbergh s’inspire de l’épidémie H1N1 pour réaliser le film Contagion avec Matt Damon et Marion Cotillard. Je ne conseille pas de le revoir maintenant. Son côté documentaire hospitalier est angoissant, la morale du film se partageant entre l’abnégation des médecins et la violence qui s’empare de la population quand les rations alimentaires se font rares, qu’apparaissent les premières doses de vaccins (au bout de 135 jours) et qu’il faut établir la liste de ceux qui seront protégés en priorité. Il y a même un médecin qui pense avoir trouvé un remède miracle et est plébiscité par ceux qui n’ont aucune confiance dans la parole officielle. Toute ressemblance prémonitoire serait fortuite ! Mais en guise de leçon, Hollywood reprend ses droits. À la fin du film, la jeune et belle Jory peut retrouver son amoureux pour un tour de danse le jour programmé du bal de fin d’année ! Alléluia !

Albert Camus a écrit La Peste en 1947. Même si l’épidémie est circonscrite à la ville d’Oran, pour lui, peste bubonique et « peste brune » se confondent : « La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme ». On aurait dû retenir les quelques phrases qui concluent le livre : « - Dites docteur, c’est vrai qu’ils vont construire un monument aux morts de la peste ? – Le journal le dit. Une stèle ou une plaque. – J’en étais sûr. Et il y aura des discours. Le vieux riait d’un rire étranglé. – Je les entends d’ici : “Nos morts…”, et ils iront casser la croûte ». Puis un peu plus loin : « Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée… le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais… peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».

Le nom du prochain virus ne sera pas Covid-19

Nous tenons là une première piste. L’histoire des épidémies. Sans remonter à la peste, au choléra et à la grippe espagnole (entre 20 et 50 millions de morts en deux vagues), les dernières décennies auraient pu nous alerter. Le VIH dans les années 1980, la vache folle dans les années 1990 (une épizootie certes, mais qui a causé la mort de plus 200 consommateurs de produits carnés), le SRAS en 2003 (un coronavirus, mais moins mortel que le Covid-19), la grippe aviaire en 2006 (une souche H5N1 transmissible à l’homme), la grippe H1N1 en 2009, Ebola, la liste est longue. Est-il pour autant possible d’en tirer des enseignements quand chaque épidémie est différente et qu’aucune ne permet d’écrire le scénario de la suivante. Même la chauve-souris, personnage maléfique (1) central, ne figure pas dans tous les épisodes. Sera-t-elle présente dans la prochaine saison ? Attention, suspens, sus aux spoilers !

Le livre Agir Dans un monde incertain (2), dont les premières pages sont consacrées à l’épidémie d’encéphalopathie spongiforme bovine, connue comme la maladie de la vache folle, nous aide à faire la différence entre risque et incertitude. « La notion de risque est étroitement associée à celle de décision rationnelle à partir de la liste des options possibles » pour se préparer à un danger identifié, dont « on peut calculer la probabilité d’occurrence ». La gestion des risques est bien intégrée par les économistes et les industriels. Le risk manager s’en occupe. Le site de l’APEC me dit qu’il « permet à l’organisation de prendre des risques maîtrisés (…) et propose des solutions de traitement optimisé (…) afin d’éclairer les dirigeants dans leurs décisions stratégiques ».

En situation d’incertitude, en revanche, on « sait qu’on ne sait pas ». Les auteurs de Agir Dans un monde incertain poursuivent : « Raisonner en termes d’incertitude, c’est se donner les moyens d’en prendre la mesure » et d’agir conformément au principe de précaution qui « s’applique aux situations dans lesquelles des dangers incertains, mais graves sont plausibles ». Une pandémie virale par exemple. Contrairement à ce qu’en disent ses détracteurs, ce principe ne conduit pas à l’inaction ou au fatalisme. C’est la certitude de son invulnérabilité et de son omniscience qui entraîne sidération et panique devant un événement inédit et qui échappe à notre intentionnalité. Comme l’incertain, la vulnérabilité est une « dimension ordinaire de la vie humaine », une « structure commune à tous les êtres humains » du simple fait qu’ils sont des êtres sensibles, corporels et relationnels. C’est notre « ouverture au monde » qui nous expose à ce que nous ne maîtrisons pas, aléas, accidents, deuils et « pouvoir d’agir d’autrui ». Elle est « la condition à laquelle nous pouvons agir dans le monde » (voir dans Metis « Tous vulnérables. À propos du livre de Marie Garrau Politiques De la vulnérabilité », octobre 2010).

N’est-ce pas l’oubli du principe élémentaire de précaution et le cantonnement de la vulnérabilité au sein de « publics et de quartiers fragiles » qui nous ont conduits où nous sommes, qu’on prenne les problèmes sous l’angle écologique, climatique, économique, social ou démocratique ?

Conclusion bien modeste direz-vous. N’est-elle pas infiniment plus ambitieuse que les quelques mesures qui, n’en doutons pas, seront prises : un peu plus de circuits courts, un peu plus d’administration en ligne, un peu moins de voyages en avion, un peu plus de télétravail (mais nous serons heureux de nous embrasser à nouveau, en vrai), un peu plus d’États (mais lequel, le social, le régulateur, l’investisseur, le coercitif, le local, le national, le supranational, et dans ce cas, quid des corps intermédiaires et des contre-pouvoirs ?) et en prime, peut-être un programme de recherche associant vétérinaires et médecins. Le tout dans les limites d’une dette publique colossale.

Combien de temps ces mesures résisteront-elles si notre vision du monde, celle des gouvernants, mais aussi celle des gouvernés, continue à être ordonnée autour des seuls mots de l’économie, compétition, innovation, toute-puissance de la technoscience, et subordonnée à la volonté de maîtrise et de domination de la nature. La crise sanitaire peut tout aussi bien exacerber « notre préférence pour l’inégalité » (pour le dire comme François Dubet) et justifier le retour des égoïsmes nationaux que nous faire ressentir au plus profond notre commune humanité. Nous avons besoin d’une autre boussole pour nous orienter dans le monde que nous souhaitons et qui contiendra sa part d’inédit, ces émergences, bénéfiques ou toxiques, qui ne sont ni déductibles des événements passés ni réductibles à ce que nous savons de certain. Une boussole aimantée par les principes de précaution, de commune vulnérabilité, et par les mots du soin, de la solidarité et de la coopération.

Au fait, n’est-ce pas au nom du principe de précaution et par solidarité avec les soignants, que nous respectons les gestes-barrières et nous confinons ?

La communication

Black Skull, Basquiat, 1982

Nous nous interrogions sur la narration dans laquelle l’épisode tragique que nous vivons trouverait à s’inscrire et à nous enseigner. La communication quotidienne est nécessairement consacrée au concret de la pandémie et au travail de celles et ceux qui tentent de la juguler et de sauver des vies. Sans recul, collée à l’événement, elle préfigure néanmoins en grande partie l’histoire que nous nous raconterons après et qui déterminera l’importance de ce que collectivement nous aurons envie de changer. Je laisse de côté le contenu des polémiques qui agitent ce qu’il est convenu d’appeler les réseaux sociaux et les médias qui, travaillant dans des conditions extrêmement difficiles et perturbantes, se font à la fois l’écho des paroles officielles et des souffrances individuelles. Il faut plutôt aller voir du côté de la communication de ceux qui, sans en avoir le monopole, ont un usage privilégié de la parole publique.

Dans un premier temps, sans surprise, nous avons eu droit aux habituels éléments de langage justifiant tout et son contraire afin de rassurer des citoyens dont on dit qu’ils attendent tout de l’État sans lui faire confiance, dans une relation qui n’est pas sans rappeler celle que le bon peuple entretenait au 19e siècle avec d’éminents patrons paternalistes. Pourquoi faut-il que les communicants officiels s’acharnent dans cette voie alors que les effets de la langue de bois, discrédit, rejet, méfiance sont connus ? Il a suffi d’une déclaration expliquant que les masques et les tests n’étaient pas utiles pour que l’information circule : « nous n’en avons pas, les stocks n’ont pas été renouvelés ». N’étions-nous pas capables de comprendre qu’au vu du nombre de masques disponibles il fallait les réserver en priorité aux soignants ? Aujourd’hui, l’idée que pour obtenir notre consentement tous les moyens sont bons prend la forme du géotracking. Inutile de chercher à nous convaincre, le contrôle et la coercition feront l’affaire.

Le discours actuel du gouvernement est plus technique, factuel, évolutif. Il est saturé de chiffres, d’indicateurs, de courbes qui occupent tout l’espace médiatique. Il se veut humble, il énumère des actions, liste les moyens mobilisés, insiste sur les difficultés. Il montre les images de TGV et d’hélicoptères transportant des malades. Il fait de nous des spécialistes de la propagation des virus, des experts en réanimation, des familiers du curare dont jusqu’à peu nous pensions qu’il était un poison mortel que les Indiens mettaient au bout de leur flèche… Ce discours est tout à fait audible et utile. Il est pragmatique, responsable, prêt à reconnaître qu’on fait avec ce qu’on a, que les préconisations évoluent en fonction d’informations dont nous ne disposions pas la veille. Il se légitime par l’hommage qu’il rend de manière systématique et souvent ostentatoire à ceux qui sont « au front ».

Ce récit est celui de la gestion, de l’optimisation des moyens et des personnels, de la logistique, de la rationalité instrumentale. Il se veut apolitique. Comment ne pas penser qu’il préfigure celui de la sortie de crise par un retour « au monde d’avant » au prix d’un plan de relance qui reste à calibrer. Sa boussole reste aimantée par les contraintes budgétaires et le « ras-le-bol fiscal », même lorsque le pilote admet qu’il faut faire un large détour pour contourner l’obstacle. Ce monde est prêt à faire un effort pour les hôpitaux, « mais, in fine ils ont fait face avec les moyens qui sont les leurs, non ? » et puis « nous nous sommes tellement endettés, il n’y a pas d’argent magique, etc. ». Quant aux Ehpad, on aimerait bien, on va proposer un grand plan… (pour information, je lis que les objectifs fixés dans celui concocté en 2005 par Dominique de Villepin, Premier ministre, ne sont toujours pas atteints). L’écologie et le climat, bien sûr, mais nous devons tenir compte des urgences, dès que c’est réglé, on y revient… On connaît la musique.

Faire bloc

Le discours d’Emmanuel Macron est tout autre. Persuadé que sa fonction (et la place qu’il espère occuper dans l’histoire ?) l’oblige à « prendre de la hauteur », il s’est positionné en chef de guerre éclairé par la science. Deux comités scientifiques ont été mis en place. Le deuxième est le Care (Comité Analyse Recherche et Expertise) provoquant la réaction indignée de Sandra Laugier (Libération, le 3 avril 2020) qu’on moquait pour une « approche nunuche » lorsqu’avec d’autres elle plaidait en faveur d’une éthique du care contre la montée des injustices et pour plus de considération pour ceux, professionnels et institutions, dont l’activité est guidée par le soin. Résultat : au lieu de l’autorité du savoir scientifique, nous avons eu droit à la polémique la plus immaîtrisable et la plus délétère de toutes, « faut-il administrer la Chloroquine, à qui, quand et comment ? ». C’était oublier que devant un phénomène nouveau, un virus atypique par exemple, la science stabilisée n’a pas la réponse. Elle la cherche dans des controverses, qui ne sont pas contraires à la vérité scientifique, mais qui l’établissent. Il faudra nous en souvenir.

La rhétorique guerrière est-elle plus justifiée ? Les apparences plaident en sa faveur. Mobilisation de moyens exceptionnels, hôpitaux qui ressemblent à des champs de bataille, personnels au front et solutions logistiques à l’arrière, sentiment d’un danger omniprésent, désorganisation totale de la production, sans parler du décompte des morts. Oui, mais où est l’ennemi ? Claire Marin l’écrit ainsi : « Il n’y a pas d’ennemi quand il n’y a ni intelligence humaine ni intention de nuire. Il s’agit d’un phénomène biologique qui nous menace et nous met à l’épreuve, mais ce n’est pas une guerre. Penser les maladies sur le modèle de la guerre, c’est se méprendre sur l’essence du vivant… D’autant plus qu’ici il s’agit, non pas d’aller au contact, mais bien plutôt de l’esquiver » (Le Monde, le 24 mars 2020).

Pour tout dire, cette valorisation de la guerre me semble détestable. Une historienne, Claire Demoulin, le rappelait : « Les impératifs actuels, au vu de la gravité et de l’ampleur de la situation, appellent à la solidarité et au maintien du lien social plus qu’à de discutables rhétoriques mobilisant des imaginaires de guerre totale ayant transformé le monde en un cimetière entre 1914 et 1945 » (Libération, le 19 mars 2020). Est-il utile d’en référer aux notions d’héroïsme, de sacrifices et de chefs de guerre derrière lesquels les simples soldats sont sommés de « faire bloc » ? Ne serait-il pas préférable de rappeler dès maintenant ce qui a été imaginé il y a 75 ans pour éviter les guerres, la Déclaration de Philadelphie, la Charte des Nations Unies ou la construction européenne ? Pense-t-on que tous ceux qui se mobilisent, qui le font en sachant qu’ils s’exposent à un risque de contamination, le font parce qu’ils obéissent à un chef qui serait comme un médiateur entre eux et la Victoire ? Ne serait-il pas plus décent de compter sur leur professionnalisme, leurs compétences et leur éthique ? À quoi prépare-t-on les esprits ? Je n’ose répondre à cette question.

Une Convention citoyenne pour en tirer les leçons ?

Que retiendrons-nous sitôt la parenthèse refermée ? La phrase de Tancrède-Alain Delon dans Le Guépard : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout » nous hante. À l’opposé, Jean-Gabriel Ganascia (3) parle de pseudomorphose, concept importé de la chimie pour désigner les cas où les apparences extérieures sont conservées alors que la transformation interne est radicale. Qu’en sera-t-il ?

Le nouveau se méfie des grandes envolées, des ruptures en trompe-l’œil, mais il n’advient pas sans une part d’utopie. La démocratie est toujours notre imaginaire le plus puissant. Elle n’est pas qu’un mode de gouvernement. C’est aussi un mode d’existence qui détermine la manière dont chacun se rapporte à lui-même et aux autres, à la société et à la nature. Les controverses, les désaccords et les accords la nourrissent. Alors, pour s’atteler à l’indispensable travail de réflexivité, de mise en récit et en perspective, pourquoi pas une Convention citoyenne sur le modèle de celle sur le climat ?

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.