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Le livre La Ville vue d’en bas – Travail et production de l’espace populaire rend compte d’une enquête ethnographique de plusieurs années, menée par le Collectif Rosa Bonheur, sur la ville de Roubaix qui détient le taux de pauvreté le plus élevé de France, soit 44,3 %. L’industrie textile avait façonné cette ville industrielle, attiré une main d’œuvre issue de migrations, et sa disparition a laissé des espaces de pauvreté où survit une population marginalisée.

Rue Saint-Jean, Roubaix, Google Street View

Là sont concentrés des inactifs, des chômeurs, des assistés, pour prendre les catégories usuelles de nos statistiques. L’enquête montre que « si la ville industrielle n’est plus, le travail dans la ville demeure » : elle met en évidence qu’en réalité, ces populations marginalisées qu’on ne peut assimiler à la classe ouvrière, jouent un rôle très actif dans l’appropriation de ces espaces de relégation. Là, en effet, un travail de subsistance est rendu possible par la production d’une « centralité populaire » et d’une « économie morale ». L’intérêt de l’enquête est de mettre en évidence une nouvelle catégorie de travail, le travail de subsistance qui se différencie des autres formes classiques de travail comme le travail salarié ou le travail domestique.

Ce travail de subsistance serait, pour les classes populaires en marge du salariat, un marqueur de la société post-fordiste.

Le travail de subsistance ou le travail de ceux « qui ne font rien » 

Expulsées des emplois industriels, ces classes populaires vivent dans la précarité, mêlant des situations d’inactivité, des petits emplois de services (mécanique, aide à domicile, nettoyage, coiffure, restauration…) dont les rémunérations sont faibles. Ces emplois peuvent être formels (salarié ou indépendant) ou correspondre à une activité informelle. Le résultat est une précarité permanente et un travail morcelé, fragmenté. C’est là que se loge le travail de subsistance, indispensable pour compléter les maigres ressources obtenues par des emplois fragiles ou par des allocations diverses (RSA par exemple).

Le travail de subsistance s’organise sur la base de réseaux de réciprocité familiaux, amicaux, de voisinage ou communautaires. Il joue le rôle d’amortisseur social et économique d’une crise devenu structurelle, fondé sur les liens de réciprocité, de formes de travail très atypiques. Il est orienté par une rationalité sociale plus qu’économique et permet de nouer une « économie morale » fondée sur la confiance et la réputation. De tels liens diversifiés et denses entre les personnes peuvent seuls éviter l’isolement et la misère.

Il s’agit de faire feu de tout bois, par exemple par un travail de récupération, de bricolage, ou simplement par des échanges pour trouver « les bons tuyaux », ce qui implique une mobilisation de chaque instant. Tout cela rapporte peu et il faut saisir toutes les occasions. C’est ainsi qu’« une part importante du travail de subsistance consiste à produire une connaissance fine de la ville populaire, c’est-à-dire de savoir où trouver ce dont on a besoin, au prix le plus modeste possible ».

C’est un travail genré.

Aux hommes les travaux de mécanique ou de restauration de bâtiments, le bricolage, la réparation… autant d’activités manuelles qui s’apprennent sur le tas, par une sorte de « compagnonnage de rue ». L’exemple largement développé est celui de la réparation automobile qui s’exerce dans la rue, sur les trottoirs ou dans les courées. C’est toute une économie de pièces détachées, de recyclage, qui permet de maintenir en état de fonctionnement les voitures ou autres machines à bas prix. Dans tous ces trafics, il importe de savoir qui récupère quoi, d’être mis au courant des opportunités qui peuvent se présenter, selon les arrivages.

Le travail des femmes est d’une autre nature, car si la composante de travail domestique y est dominante (cuisine, éducation des enfants, entretien du logement, des vêtements, etc..), il est accru par les contraintes dues à la faiblesse des ressources qui font, par exemple, que l’achat des aliments, des vêtements ou autres produits domestiques, nécessite une veille permanente pour saisir les meilleures opportunités et nécessite des déplacements pour se les procurer. Les économies réalisées par ce travail de fourmi vont permettre peut-être de payer les factures d’électricité.

Autre travail dévolu aux femmes : les démarches administratives qu’il faut sans cesse renouveler car l’accès aux tarifs avantageux ou aux prestations diverses implique, même si on y a droit, d’apporter les derniers justificatifs et de s’y retrouver dans les dédales administratifs. Le réseau, là encore, apporte le bénéfice de l’expérience collective. C’est par exemple la fréquentation des centres sociaux qui permet d’échanger avec les autres femmes sur les questions de budget, de santé, et d’aides sociales.

Sans oublier les multiples services qu’il faut solliciter et rendre pour garder les enfants, une personne âgée ou malade… faute d’avoir la possibilité de payer pour d’autres solutions.

Enfin, les femmes peuvent également intervenir en soutien de l’activité des hommes dans le cas de réhabilitation de logements, en prenant en charge la partie administrative ou en réalisant certains travaux comme la peinture, la décoration, le nettoyage…

Le travail de subsistance est donc la réponse apportée pour acquérir quelques ressources monétaires hors de l’emploi classique, pour en optimiser l’usage et pour, dans un processus d’échange, don, contre-don, gagner quelques marges de manœuvre.

La production d’une « centralité populaire »

La disparition de l’économie industrielle s’est traduite par l’abandon d’espaces autrefois dévolus aux usines, aux entrepôts et à un habitat ouvrier de qualité plus ou moins médiocre, fait de petites maisons avec courées. Aujourd’hui la sphère capitaliste n’organise plus l’espace social de ces classes populaires. Il reste des friches industrielles et un habitat dégradé : 31,7 % des logements sont considérés comme « potentiellement indignes ».

C’est sur cet espace local que s’est déployée une centralité populaire « qui cumule des fonctions d’accès au logement, d’ancrage résidentiel, d’activité économique et de travail, d’accès à des commerces aux prix spécifiques. Elle constitue un système d’entraide et d’appartenance locale qui favorise un processus d’autonomisation de la sphère productive et de consommation – au sens d’une dépendance atténuée aux logiques de marché ».

L’accès au logement

Cette zone de relégation se traduit par un foncier très peu cher qui donne des opportunités d’achat et de réhabilitation par un long travail d’autoproduction. Les faibles revenus du couple sont compensés par des ressources matérielles et immatérielles mobilisables qui rendent possible l’accès à la propriété : savoir-faire en bâtiment, main-d’œuvre familiale, échange de matériaux.

Ainsi des habitants de Roubaix qui, après avoir été logés dans un logement social, accèdent à la propriété après des années d’économie, en achetant sur le marché immobilier soit un logement habitable à faible prix, soit un logement dégradé qu’ils vont refaire grâce notamment à des subventions publiques : c’est une forme d’accession sociale à la propriété. Mais cela implique parfois d’accepter de vivre pendant un certain temps dans un logement dégradé ou indigne.

La production du domicile conduit enfin certaines familles populaires à devenir propriétaires- bailleurs. La recherche des locataires est principalement effectuée parmi les réseaux d’inter connaissance pour minimiser les risques. Ceci contribue à orienter le profil des habitants. D’une manière générale, la production du domicile, le processus de réhabilitation des logements notamment, affecte le peuplement des quartiers.

L’exemple du travail de réhabilitation du logement permet de comprendre le rôle de la propriété dans la limitation de la pauvreté ou du déclassement. Surtout la propriété permet des promotions sociales et économiques que le salariat ne permet plus. Par exemple, des familles témoignent de pratique d’achat-revente de maisons ou d’appartements que ce marché immobilier à bas prix permet. De surcroît la propriété d’un logement permet de disposer plus librement de locaux pour déployer un certain nombre d’activités économiques.

Ces possibilités ne doivent pas occulter d’autres réalités comme la présence de marchands de sommeil profitant des situations de détresse ou de squat favorisés par l’abandon de certains logements.

Développer les activités

Dans ces quartiers anciens, de nombreux espaces de très petite taille, dégradés, sont disponibles à faible coût. Le travail de l’économie populaire se déploie dans la rue, les cours et les logements, autant de lieux proposés, de manière plus ou moins formelle, à la location ou à l’achat.

La rue permet le travail informel des petites réparations des véhicules. Elle donne à voir l’importance du travail à domicile visible comme les commerces avec pignon sur rue, garages mécaniques à ciel ouvert ou par les petites annonces collées sur les fenêtres ou déposées dans les commerces. Là sont proposées plusieurs activités de services ou de vente depuis des objets d’occasion à céder aux services à domicile de repas, de garde d’enfants ou d’aide auprès des personnes âgées, ou de coiffure…

La rue permet d’organiser toutes sortes de trafics dont des marchés aux puces pour vendre des objets de provenances diverses.

C’est ainsi que le processus d’appropriation de l’espace par les classes populaires permet et favorise le déploiement du travail de subsistance.

Une articulation complexe et pleine de contradictions avec la cité 

La centralité populaire est donc cet espace où se déploie le travail de subsistance masculin et féminin qui permet à la population « hors-jeu » de survivre. Mais il se pose immanquablement la question de sa relation avec la cité. Concrètement, comment toutes ces pratiques, ces modes de vie peuvent-ils fonctionner dans la grande métropole lilloise, dans un monde dominé par des forces économiques liées au mode de production capitaliste mondialisé et par un système de protection sociale administré, largement marqué par l’appartenance au salariat. 

La non-reconnaissance, l’invisibilité

Il suffit de rappeler avec quels mots ceci est pensé dans les catégories des acteurs de la ville : d’un côté on parlera d’une population de chômeurs, de déviants, de pauvres, d’inactifs, voire d’islamistes… Et de l’autre, on caractérisera cet espace comme étant un îlot d’insalubrité, un quartier prioritaire, sous-entendant qu’il s’agit là de problèmes à éradiquer, de zones à faire disparaître comme indignes de notre société.

Les politiques publiques, dont les principaux objectifs énoncés sont de favoriser le retour à l’emploi, de rénover et de dé-densifier ces quartiers populaires, de rétablir la mixité sociale, ne peuvent se légitimer que si elles occultent la fonction de centralité populaire comme espace de protection et de réparation. Elles l’occultent parce que cette dimension leur est invisible, impensée et impensable. Tel est au fond le cœur de la démonstration des auteurs de ce livre.

C’est ainsi que la réalité du travail de subsistance ne peut pas être formulée, reconnue et finalement valorisée. Deux exemples :

  • La qualité du travail des hommes dans la réhabilitation du parc immobilier va être mesurée à l’aune des normes plus élevées et de pratiques exigeantes des corps de métiers : par conséquent, à ce titre, ces travaux seront dévalorisés, voire interdits.
  • Le travail des femmes va être recentré et valorisé en l’enfermant dans la sphère domestique ou bien organisé voire animé dans les centres sociaux, lieux de sa reconnaissance. Ainsi, certaines formes du travail de subsistance sont mises en œuvre dans le cadre de ces centres sociaux ou dans des associations. Ils ne sont pas valorisés en tant que tels, mais réinterprétés comme satisfaisant aux obligations du contrat lié au RSA. Ainsi pendant un certain temps, la politique départementale du suivi des bénéficiaires du RSA faisait de l’inscription dans les activités des centres sociaux une des formes du parcours de retour à l’activité.

La question urbaine

Il vient un moment où les forces économiques ayant besoin de l’espace que les populations marginalisées se sont approprié, les politiques urbaines vont chercher à réduire ces zones malfamées pour mettre à profit les opportunités qu’offrent des terrains à bas prix.

Ainsi s’élaborent des projets de long terme pour reconquérir ces espaces en menant une reconstruction de la ville sur la ville, par exemple avec des équipements structurants, sportifs ou culturels (cf la Piscine de Roubaix). Au nom de la mixité sociale, des opérations immobilières et des politiques de peuplement vont tenter d’introduire de la « normalité » et, ce faisant, étouffer progressivement la centralité populaire et, par conséquent, les possibilités du travail de subsistance.

Mais quelles alternatives peut-on alors proposer aux populations enkystées dans cet espace ?

Pour en savoir plus :

– La Ville vue d’en bas – Travail et production de l’espace populaire, Collectif Rosa Bonheur, Editions Amsterdam, 2019

– Le Collectif Rosa Bonheur s’est consacré depuis 2011 à l’analyse sociologique de l’organisation de la vie quotidienne dans les espaces désindustrialisés.

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.