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Le livre L’Activité des demandeurs d’asile d’Alexandra Felder, sociologue spécialiste des parcours migratoires, a été réalisé grâce à une étude et des entretiens menés auprès de 16 migrants. Il nous en apprend plus sur leurs activités, leurs parcours et comment ils essaient d’arriver à une vie « normale », à se reconstruire en exil.

La présence des migrants s’impose à nos sociétés d’économie développée. Mus par une volonté inébranlable, ils s’efforcent de trouver leur place, une place légitime dans des univers hostiles qui, au mieux vont les accepter dans des tâches subalternes, au pire les stigmatiser comme des parasites ou des terroristes.

Non réductibles aux catégories dans lesquelles ils sont classés, vrais/faux réfugiés, exilés politiques/économiques/sanitaires, insérables/parasites, ils tracent un chemin singulier entre ce qu’ils ont quitté et ce qu’ils cherchent à trouver, une destination où l’hospitalité serait encore possible.

Cet ouvrage, écrit par une sociologue spécialiste des questions de parcours migratoires, chercheuse à l’Institut fédéral des hautes études de formation professionnelle à Lausanne, résulte d’une enquête approfondie, réalisée par des entretiens cliniques, portant sur les parcours de 16 migrants : certains étaient des migrants ayant obtenu le statut de réfugié, d’autres ne l’avaient pas obtenu ou seulement au bout de nombreuses années. L’étude a été réalisée en Suisse et publiée en 2016, c’est-à-dire au moment de la grande vague migratoire qui a débuté en 2015. Si le contexte réglementaire de la Suisse diffère de celui de la France, on retrouve beaucoup de points communs entre ces pays. L’intérêt de l’enquête est de montrer comment ces hommes et ces femmes arrivent à surmonter la montagne d’obstacles à franchir. Ils y parviennent en s’investissant dans des « activités » qui leur permettent de se reconstruire en exil.

Contrairement aux vagues migratoires antérieures, voulues ou favorisées par des entreprises à la recherche d’une main-d’œuvre bon marché, les vagues migratoires d’aujourd’hui sont principalement régulées par une logique de demande d’asile. Le droit d’asile, progressivement construit, repose pour l’essentiel sur la convention de Genève de 1951 complétée par le protocole de New York de 1967. C’est un droit dont la mise en œuvre est fondamentalement politique et qui ne se conjugue pas aisément avec le devoir d’hospitalité.

Les motivations qui poussent au départ sont nombreuses : le risque d’être tué ou emprisonné dans des contextes de guerre ou de répression politique, des conditions de vie désespérantes, le rêve d’une vie meilleure promise par des passeurs ou des rumeurs. La première étape à franchir est d’obtenir ce statut de demandeur d’asile, étape extrêmement éprouvante : départ causé par des situations invivables, perspective de l’exil, voyage périlleux et arrivée dans l’inconnu d’un pays qui octroie, au mieux, un statut provisoire de demandeur d’asile accompagné d’un hébergement, de soins et d’un petit pécule.

S’ouvre alors la deuxième étape, un temps, souvent très long, d’incertitude matérielle, sociale et psychique qui est au cœur de la condition d’exilé. La première étape passée, celle de l’arrivée physique dans ce pays étranger, il reste pour le migrant à quitter progressivement l’habit d’étranger pour celui de citoyen dans une nouvelle nation.

Comment y parvenir, comment tenir dans un monde qui ne vous attend pas. Comment se fabrique cette endurance à supporter ces conditions difficiles et se construit la possibilité de s’en dégager ?

Situation d’autant plus dure pour les migrants qu’un double constat d’inutilité s’impose à eux d’une manière forte :

  • se trouver dans un état d’inutilité dans le pays d’accueil durant une longue période, position dont la stigmatisation plus ou moins violente renforce la souffrance liée à la perte de l’estime de soi,
  • la découverte brutale que toute l’expérience, tout le capital social, culturel, et professionnel acquis dans leur pays d’origine sont devenus inutiles.

Comment dès lors vivre avec, en plus, une charge psychique énorme, conséquence des difficultés à obtenir un titre de séjour, générant angoisses et incertitudes. Puis, quelle qu’en soit l’issue, comment affronter l’adversité de la vie précaire, la complexité d’une reconstruction de soi entre un vécu traumatique, la douleur de la séparation, le regret de la perte, l’ébranlement des assises psychiques et l’adaptation à de nouveaux codes sociaux et culturels…

Bref comment ces hommes et ces femmes « inutiles » parviennent-ils à résister devant un tel mur de difficultés, quelles stratégies adoptent-ils ?

Les premiers pas

Pour se soustraire à un enfermement dans une identité négative, celle de marginal et de dépendant, ou dans la dépression, ils doivent se mobiliser dans un intense travail d’ancrage qui se déploie dans des formes d’activité se déroulant d’abord dans la sphère sociale puisque l’activité professionnelle leur est inaccessible au début.

Encore faut-il que ces activités, qui sont autant de vecteurs de résistance, puissent être mises en œuvre. C’est là que le rôle des associations est primordial pour les soutenir, depuis l’accueil jusqu’à l’autonomie comme le montre le schéma suivant emprunté à l’association Carmeudon, comité d’accueil des réfugiés de Meudon qui est un exemple parmi beaucoup d’autres, qui a pour objet l’insertion dans la société française de personnes ayant le statut de réfugié.

Ce schéma montre comment la progression vers l’autonomie exige de pouvoir disposer de quoi se nourrir (alimentation), d’un logement, d’un emploi et de formation (école), mais que tout cela sera obtenu grâce aux soutiens, la solidarité, l’aide et l’amitié, l’accompagnement étant rendu d’autant plus efficace que la communication est plus fluide si on arrive à maîtriser le Français.

Alexandra Felder met bien évidence le rôle des associations dans les premiers pas du processus d’intégration, notamment des associations où « la sociabilité primaire est dominante, proche des domaines de la parenté, de l’amitié, de l’amour, de la camaraderie », et génère une attitude bienveillante d’accueil sans considération de statut, attitude exercée tant par leurs bénévoles que par leurs salariés.

Les associations, outre l’accueil, proposent des activités variées, mais indispensables comme les cours de langue et d’informatique, les cours sur l’histoire du pays, mais aussi l’expression artistique, le travail de la terre, les activités sportives, les soirées festives, l’entretien des locaux… Tout ceci constitue autant d’opportunités, pour le migrant, d’effectuer un travail de socialisation.

Ainsi l’association est-elle un lieu de transition, mais aussi « transitionnel » qui permet aux nouveaux arrivants de trouver un premier point d’ancrage et de s’aguerrir pour poursuivre leur chemin. Elle n’est pas une institution sociale ni un bureau de placement. Son aide se fait plutôt sous forme d’accompagnement, d’écoute et de don.

Cette sociabilité primaire est différente de la sociabilité secondaire qui est l’apanage des organisations, des institutions où le travailleur social réalise un travail symbolique visant l’évolution de la personne suivie.

Toutes ces activités jouent un double rôle pour :

  • ne plus être enfermé dans des pensées noires qui reviennent sans cesse
  • se constituer un réseau, des points d’appui, des lieux de ressources pour trouver des solutions aux multiples problèmes rencontrés.

Vers l’autonomie

Une fois les conditions minimales réunies — situation administrative stabilisée, premier niveau de maîtrise de la langue — la quête d’un travail répond à une triple nécessité :

  • ne pas être dépendant de l’aide sociale pour retrouver l’estime de soi,
  • prendre place dans la société, car le travail procure une place qui relie aux autres,
  • avoir l’esprit occupé pour ne pas être tourmenté sans cesse par la charge psychique.

Mais cela ne va pas sans difficulté :

  • dans un premier temps, les autorisations de travail sont limitées aux branches en manque de main-d’œuvre : nettoyage, restauration, hôtellerie, emplois de maison, donc des emplois précaires et souvent mal payés, à temps partiel
  • les compétences antérieures ne sont pas reconnues, ce qui entraîne un sentiment de frustration, de non-reconnaissance de sa vraie valeur
  • enfin, les modes de travail sont différents, en termes de rythme, de contrôle, de relation hiérarchique.

Dès lors l’activité salariale révèle une position ambiguë :

« d’un côté, elle permet de se défaire du statut unique de demandeur (demandeur d’asile, demandeur d’aide sociale…) et de créer l’identité d’un sujet actif, participant à la vie sociale et aux échanges, d’un autre côté, elle nécessite la mise en place de stratégies pour réduire le sentiment de dévaluation qui naît souvent face à un emploi précaire, le plus souvent en bas de l’échelle professionnelle, et face à des taches vécues comme dégradantes. »

Cette difficulté est souvent surmontée en acceptant ces emplois parce que c’est une phase incontournable de la « carrière du migrant » dans l’espoir que ce ne sera qu’une étape. Le fait de ne pas avoir une identité (ayant perdu leur statut antérieur et étant étranger) permet d’exercer ces « pauvres emplois » sans trop de vergogne.

L’espoir est de progresser dans la hiérarchie des emplois notamment par la formation. Encore faut-il pouvoir accéder à des services d’orientation et de financement de ces formations.

Les déboutés de l’asile

La situation des réfugiés statutaires est difficile comme on vient de le voir, mais celle des déboutés l’est encore plus. D’un coup, ils perdent le peu qui leur avait été octroyé. Refusant une sortie du pays, ils n’ont d’autre issue que de rester dans la clandestinité sans aucune aide sauf celle que peuvent leur apporter des associations qui pratiquent une hospitalité inconditionnelle et en ont les moyens. Mais cela ne peut durer indéfiniment.

Il leur faut donc trouver, par eux-mêmes ou par des soutiens amicaux, de solidarité ou d’exploitation sordide, de quoi être hébergés et de quoi travailler. Certains s’installent dans cette précarité en vivant dans des zones urbaines qui le permettent, avec des activités fondées sur des petits boulots précaires au noir. Cela implique un travail incessant de recherche des bons tuyaux, des opportunités, pour élargir ses réseaux relationnels… C’est « le travail de subsistance ».

Les déboutés deviennent invisibles et pourtant ils doivent subvenir à leurs besoins vitaux, plongés dans une économie de la marginalité dont on ne sait pas grand-chose sinon que cette période constitue de fait pour eux une forme d’intégration (Il existe quelques travaux sur ces questions comme l’étude de Céline Bergeon et Anne-Cécile Hoyez « Être migrant et vivre en squat » publié dans Espace Politique).

Cette forme d’intégration progressive dans nos sociétés est d’ailleurs reconnue par la procédure de régularisation « humanitaire ». Il existe une procédure équivalente en France.

Au bout de cinq ans de galère, ces migrants peuvent en effet obtenir un titre de séjour s’ils peuvent montrer qu’ils sont sur la voie d’« une bonne intégration ». Pour cela, par exemple, ils doivent justifier qu’ils disposent de ressources suffisantes, procurées par des emplois, pour subvenir à leurs besoins. Ainsi, le paradoxe est qu’une bonne preuve est d’apporter à la préfecture un dossier avec des feuilles de paye issues d’un travail qu’on n’a pas le droit d’exercer !

Tout cela suppose d’avoir pu survivre pendant tout ce temps-là.

Mais l’obtention de ce Graal qu’est un titre de séjour n’est encore qu’une étape franchie dans ce long parcours vers une vie « normale ».

Les défis de l’intégration

Comment finalement, dans une société peu accueillante, est-il possible que des migrants puissent parvenir par s’intégrer ? Ce travail d’enquête approfondie, même s’il repose sur un échantillon restreint, explicite un certain nombre des défis, en particulier le fait, pour les migrants, de résister et d’avoir l’endurance pour tenir dans des univers à la fois incompréhensibles pour eux (ils n’ont pas les clefs pour le comprendre) et hostiles (ils sont dans des situations d’inutilité).

Le constat principal est que c’est la possibilité d’avoir des activités : celles-ci constituent autant de points d’appui, de ressources, pour pouvoir se reconstruire en exil.

Mener des activités, c’est être utile à soi et c’est être utile aux autres. L’emploi seul n’en est qu’une forme même si c’est celle que nos sociétés survalorisent. Le problème est que ce travail d’intégration du migrant, peu visible, ne donne pas de statut social.

Pour en savoir plus

– L’activité des demandeurs d’asile — Alexandra Felder — Edition ERES — Collection Clinique du travail — 2016

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.