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Jusqu’au 14 juillet, les grilles du Jardin du Luxembourg à Paris, accueillent une exposition intitulée « L’Industrie vue du ciel », organisée par l’Usine nouvelle. Elle regroupe 80 photos d’art grand format mettant en valeur des sites et réalisations industriels exceptionnels vus du ciel. Vous pourrez ainsi, tout en flânant, vous plonger dans le monde de l’industrie d’aujourd’hui, chariots élévateurs, hauts-fourneaux, locomotives et éoliennes, ponts et viaducs, sites de production et de stockage. Vues de haut, ces photos sont impressionnantes, parfois aussi inspirantes et surprenantes, comme la pyramide du Louvre et ses immenses panneaux de verre Saint-Gobain ou le ballet des grues de SNCF Réseau.

Le parc éolien d’EDF près de Perpignan, avec une trentaine de machines, est l’un des plus grands ensembles terrestres de France. Crédit : Rodolphe Jobard/Dronea

Cette exposition est une réussite et je vous incite à la fréquenter, dans les limites autorisées par le confinement, bien sûr. Les lecteurs de Metis apprécieront ces vues multiples sur les outils de travail et sur les réalisations du travail. Mais le travail lui-même ? Venons-en à cet aspect, des plus essentiels.

Pour cela, ouvrons le dossier de presse qui nous donne l’intention de cette exposition. « L’objectif de cette manifestation gratuite et de plein air est de changer le regard du grand public et des jeunes sur l’industrie afin de donner aux talents de tous âges et de toutes origines l’envie de se lancer dans l’aventure industrielle ». Il s’agit de « raconter l’industrie au grand public, une audience qui ne lui est pas acquise, et d’en montrer la beauté et le potentiel afin de redonner “l’envie” de l’industrie ». C’est ici que le bât blesse, car l’exposition rate cette cible, justement parce qu’elle n’a pas voulu montrer le travail, mais seulement ses outils ou ses réalisations. Or exposer l’industrie sans travail, c’est renoncer à créer cette envie d’industrie, tant espérée par ses promoteurs.

Je dois dire que j’en suis très étonné. Lecteur régulier de L’Usine Nouvelle, hebdomadaire de grande qualité dédié à l’industrie (ainsi que de la publication L’Usine Digitale, qui en est la sœur jumelle), j’apprécie justement l’orientation de cette publication qui nous donne à voir le travail industriel sous tous ses angles. Pourquoi avoir choisi une approche diamétralement opposée pour cette exposition ? Le mystère reste entier, mais de mon point de vue, elle souffre de deux carences.

Big n’est pas beautiful

La première carence est d’avoir cédé à cette tentation permanente chez beaucoup d’industriels, celle du gigantisme, encalminée dans les effets d’échelle du siècle précédent, la concentration et l’attirance irrépressible pour les cathédrales industrielles. L’exposition nous montre tout ce qui est gros, puissant, lourd, impressionnant. À l’inverse, elle a raté le virage d’aujourd’hui, ce que Fernand Braudel appelait « la petite industrie », celle de l’artisan organisé, du tour de main, des circuits courts et de la proximité.

À l’heure où la folie prométhéenne de l’homme conduit à l’épuisement de la planète, l’avenir de l’industrie est dans la sobriété. Certes, l’exposition n’oublie pas de nous parler de développement durable et elle le fait avec conviction. Mais elle ne peut s’empêcher de préciser que cette magnifique éolienne d’EDF près de Perpignan, que j’ai choisie pour illustrer cet article, est « l’un des plus grands ensembles terrestres de France ». La superbe centrale solaire flottante au Japon, que je vous laisse découvrir sur place, est composée, excusez du peu, de « 2 340 panneaux photovoltaïques ». La centrale terrestre est constituée de « panneaux solaires à perte de vue ».

Humanless n’est pas beautiful non plus

Si l’on veut changer l’industrie, il faut commencer par changer ses représentations. C’est un vieux débat que j’ai avec mes amis de La Fabrique de l’Industrie, qui m’ont invité à un excellent colloque organisé à Cerisy sur ce thème, dont est tiré l’ouvrage « L’Industrie, notre avenir », publié en janvier 2015 aux éditions Eyrolles sous la direction de deux amis de Metis, Pierre Veltz et Thierry Weil. Ma contribution à cet ouvrage collectif attirait l’attention sur une expérience fascinante que chacun peut faire facilement : entrez le mot « industrie » dans Google image. Vous obtiendrez des photos de centrales nucléaires ou d’usines modernes, froides et lisses, sans aucun travailleur à l’intérieur. Google, qui ne domine pas (encore ?) le monde, mais modèle déjà nos inconscients, nous montre que l’industrie a expulsé le travail de ses lieux d’exercice (voir : « Où va le travail ? », Management & RSE, juin 2015).

L’exposition alimente ce même travers. Elle nous plonge dans un monde de matière et d’objets d’où l’homme est presque totalement absent, d’où le travail humain a été expulsé, externalisé, délocalisé loin de ses territoires. Grâce à Mr Serge Tchuruk, ancien président peu regretté d’Alcatel, nous avons connu le mythe de « l’entreprise sans usine » (fabless), rêve fou formulé en 2001, dans les vapeurs de la nouvelle économie, dont on voit les conséquences aujourd’hui. Et voici venu le mythe nouveau, celui de « l’usine sans travailleur » (humanless). On dirait que les industriels prennent un malin plaisir à se tirer des rafales dans le pied !

Soyons juste. Il y a des exceptions. Par exemple une superbe photo de Seignette Lafontan (RTE), qui représente les lignards de RTE juchés sur des pylônes au milieu des montagnes enneigées, pour entretenir la ligne 400 000 volts reliant Villarodin, près de Modane, en Savoie, à Vénaux, près de Turin, en Italie. La fragilité, mais aussi les liens de solidarité qui unissent les 40 lignards mobilisés pour cette opération de maintenance à 2 800 mètres d’altitude touchent juste.

Cette photo est belle parce qu’elle exprime la singularité du travail humain : la coopération. Le travail suppose l’attention vis-à-vis de l’opérateur dont la tâche précède la vôtre et l’anticipation vis-à-vis de celui qui la poursuit. Si vous travaillez seul, c’est sans doute que vous ne travaillez pas ; vous effectuez une tâche (voir : « Travailler ensemble : pour une intelligence de la coopération », Management & RSE, novembre 2014).

Le parti pris d’une industrie « vue du ciel » accentue ce malaise lié à l’absence humaine. Mais clairement le futur désirable n’appelle pas une industrie en surplomb. Au contraire, il faut qu’elle cesse de « nous prendre de haut » ; elle doit se situer à hauteur d’homme.

Conclusion

Oui, les clichés sont un bon levier pour combattre les clichés. Mais puisque l’exposition photographique est présentée par ses concepteurs comme « l’événement indispensable à l’heure de la reprise [du travail] », l’industrie du futur ou l’industrie 4.0 ou encore l’industrie que nous voulons, est à taille humaine, soucieuse des équilibres sociaux et écologiques. Elle tire les leçons de la fragilité des chaînes de valeur révélée par la crise sanitaire, des besoins de relocalisation du travail, d’une approche plus humaine des activités industrielles. La « reprise du travail », qui sera plus complexe que la fin du confinement, nécessite une vraie réflexion sur les nouvelles organisations du travail, le rapport au travail et à l’entreprise, pour sortir par le haut de ce que j’ai appelé « le travail confiné » (voir : « Enquête sur le travail par temps de confinement », Management & RSE, avril 2020). À cette occasion, je vous invite à témoigner de votre expérience actuelle de travail sur le site auquel Metis s’est associé : Mon Travail A Distance.

Malgré les deux réserves émises ci-dessus, je réitère ma recommandation de découvrir cette exposition. À partir du 11 mai, l’enjeu sera de construire un futur de l’industrie qui prenne ses distances avec l’illusion prométhéenne et respecte les équilibres humains et écologiques. Le progrès, c’est l’innovation encapsulée dans un projet politique de soutenabilité. La crise sanitaire a révélé que c’est le small, le proche, l’accessible et non le big qui est désirable ; c’est autour du vivant, de l’humain et non de la matière que nous avons envie de construire le travail de l’après-confinement.

Pour aller plus loin

  • Grilles du jardin du Luxembourg, Rue de Médicis – 75006 Paris/Accès libre au public 24 h sur 24 (dans les limites du confinement). Du 14 mars au 14 juillet 2020
  • Pour ceux qui ne passent pas par Paris, voici un lieu plus virtuel qui vous offrira un ersatz (téléchargez le dossier de presse) et deux photos ci-dessous :

Le barrage d’EDF des Gloriettes, dans la vallée de Héas, alimente la centrale de Gèdre, dans les Hautes-Pyrénées (Crédit: Franck Oddoux)

Conçue par l’architecte Ieoh Ming Pei, a pyramide du Louvre, à Paris, est réalisée avec du verre Saint-Gobain. (crédit : Philippe Guignard / Air Images)

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.