Marylise Léon, propos recueillis par Jean-Marie Bergère. Interview initialement publiée le 16 juillet 2018
Le 21 juin 2023 Marylise Léon succèdera à Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT depuis un peu plus de 10 ans. Succession annoncée, préparée, « dans la continuité », au moment où la CFDT a recruté 43 000 nouveaux adhérents ces derniers mois marqués par l’opposition de l’intersyndicale à la réforme gouvernementale des retraites. En juillet 2018, Marylise Léon avait reçu Jean-Marie Bergère pour un « entretien dense et amical » pendant lequel elle avait évoqué son parcours, ses valeurs, le syndicalisme. Nous avons le plaisir de republier son interview.
Marylise Léon a porté la question du travail lors du Congrès qui s’est tenu à Rennes début juin 2018, poursuivant ainsi les réflexions de la CFDT qui l’ont notamment conduite à organiser l’enquête en ligne « Parlons travail » en 2016 (plus de 200 000 réponses) ou plus récemment à publier Au boulot. Manifeste pour le travail (Laurent Berger. Dialogue avec Denis Lafay).
Tout son parcours la préparait à donner une place centrale au travail, sous ses aspects les plus concrets comme les plus globaux. Lors de notre entretien, elle évoque sa formation de chimiste, son choix d’étudier la botanique, les Sciences de la vie et l’environnement par conviction, puis ses activités professionnelles au sein d’une TPE, activités de conseil dans les domaines de la sécurité et de l’environnement.
Elle revient longuement sur deux expériences qui l’ont marquée. La première est celle du mépris pour les salariés « de base », mépris qui est à la fois insupportable sur le plan humain et une source majeure d’inefficacité pour les entreprises.
Marylise Léon : Dans une entreprise dans laquelle j’intervenais, je me suis heurtée à la vision autoritaire que la direction avait de son rôle. Le directeur ne comprenait pas pourquoi l’adhésion des salariés au projet de l’entreprise était indispensable et il la pensait, de toute façon, impossible. Les salariés étaient, selon lui, incapables de comprendre, et encore moins de s’approprier des enjeux de politique environnementale ou de sécurité. Non seulement mon interlocuteur n’imaginait pas une seconde que le magasinier, par exemple, avait des choses à dire sur la logistique ou la gestion des cartons et autres emballages, mais il ne voyait pas l’intérêt de partager avec lui les enjeux de son activité sur le traitement des déchets, devenu alors une question de politique publique. À ce moment-là, j’ai décidé de quitter mon entreprise.
Une deuxième expérience a marqué Marylise Léon. À partir de 2003, au sein de la Fédération Chimie Energie de la CFDT, elle fait partie de la petite équipe en charge du suivi de la procédure judiciaire qui fit suite au terrible accident survenu en 2001 dans l’usine AZF de Toulouse.
ML : Parmi les blessés, il y avait de nombreux adhérents de la section syndicale et des militants du CHSCT. La CFDT – le syndicat, la Fédération et la Confédération – était partie civile. L’un des problèmes était l’externalisation d’une activité considérée comme secondaire, le traitement des déchets, dans une usine où il y avait deux activités et deux produits totalement incompatibles, le chlore et l’ammoniac. Sur le papier ces produits empruntaient des circuits totalement étanches qui ne devaient théoriquement jamais se croiser. Mais les militants ont eux régulièrement alerté la direction sur ce qui se passait réellement dans l’entreprise : des bâtiments non entretenus, un recours abusif à la sous-traitance pour le traitement des déchets, l’absence d’information et de formation des salariés et sous-traitants sur la dangerosité des produits et les risques liés à leur manipulation. Pendant plusieurs années rien n’est arrivé, puis avec l’habitude la vigilance s’est relâchée et le drame est arrivé. C’est tout le problème des politiques de prévention et de sécurité. Nulle fatalité à l’origine de cet accident, mais une question d’organisation du travail et de politique d’entreprise.
Je faisais partie de la structure IDEFORCE au sein de la Fédération Chimie Energie, en charge de la formation et de l’expertise sur les questions de conditions de travail et de prévention des risques, notamment dans les sites classés SEVESO. Nous avons formé de nombreux militants et responsables des CHSCT. C’était le début de la réflexion sur la manière d’intégrer les facteurs humains et organisationnels dans la prévention des risques. La question étant bien celle de la co-construction de la prévention. Suite à AZF les missions des représentants du personnel ont été étoffées sur les sites industriels à hauts risques. Pour nous, l’enjeu était d’utiliser ces missions pour apporter la vision du travail réel. Sur le papier les portes étanches, les dispositifs incendie, les vannes, les procédures, toutes les barrières de sécurité sont prévues et l’accident ne peut pas arriver. Mais ce sont bien les salariés et les militants CHSCT sur le terrain qui savent, par exemple, que la maintenance a pris du retard ou qu’il faudrait intervenir à tel ou tel endroit. Ils sont aussi les premiers exposés et les premiers à intervenir en cas d’accident.
À cet égard, les missions et l’expertise sur les conditions de travail doivent continuer à être portées au sein des Conseils Sociaux et Économiques qui se mettent en place. L’intégration des missions des CHSCT dans les nouveaux CSE comporte le risque que ces questions soient noyées au milieu de beaucoup d’autres. Nous devons syndicalement en faire une opportunité pour que ces sujets soient portés et débattus au plus haut niveau.
Pour revenir à mon parcours au sein de la CFDT, j’ai accédé quelques années plus tard à des responsabilités plus politiques au sein de la Fédération – j’ai même été élue pendant un congé maternité, comme quoi ce n’est pas forcément rédhibitoire ! J’ai été notamment négociatrice pour la branche Papiers Cartons, toujours au sein de la FCE. C’est une branche qui comptait à l’époque environ 70 000 salariés et 9 Conventions collectives. J’ai démaré mon mandat au moment où la Chambre patronale venait de dénoncer un accord sur le temps de travail ! J’ai ensuite été en charge du suivi de plusieurs conventions collectives dont le verre et la chimie, de la coordination de l’action revendicative, de l’emploi, de la formation. J’ai été élue secrétaire nationale à la Confédération en 2014, puis au dernier Congrès, Secrétaire générale adjointe, ce qui, en cas d’absence de Laurent Berger, fait de moi l’interlocutrice pour la CFDT sur l’ensemble des sujets.
La première partie de la résolution générale approuvée au dernier Congrès s’intitule : « Redonner du sens au travail et leur place aux travailleuses et aux travailleurs ». Que peut-on entendre par « donner du sens au travail » ?
ML : C’est faire que le travail soit épanouissant pour tous. On a tiré le fil de l’enquête Parlons travail. Plus de 60 % des répondants disent qu’ils aiment leur travail. Le travail est un facteur d’inclusion exceptionnel, une source d’identité, d’accomplissement. La question qui nous est posée est de savoir comment, en tant qu’organisation syndicale, on peut prendre en charge la question du travail afin qu’il soit une source de satisfaction et d’épanouissement personnel pour tous. Le sens que les uns et les autres nous donnons à notre travail peut être très différent, y compris pour des métiers réputés difficiles. Ce qui compte ce sont les leviers d’action que les travailleurs peuvent avoir sur leur travail et donc comment agir syndicalement pour transformer le travail. On a malheureusement du mal à avancer sur la question essentielle de l’organisation du travail. Les directions sont en général trop réticentes. Cette transformation du travail se construira avec tous les acteurs, opérateurs, managers et organisations syndicales. On n’a pas l’exclusivité de cette transformation du travail.
La résolution adoptée au Congrès de Rennes affirme que chacun doit pouvoir accéder à un travail, choisi, formateur et émancipateur. Cela passe par des actions syndicales sur les lieux de travail et par une action plus sociétale, hors entreprises et hors administrations, en poursuivant la sécurisation des parcours par exemple.
Agir sur le travail et son organisation nécessite d’en parler. La possibilité d’instituer des espaces de discussion a été inscrite dans la loi suite à l’ANI QVT et égalité professionnelle. Quel bilan faites-vous de leur mise en place et de leur fonctionnement ?
ML : On a des retours très disparates. À certains endroits ça marche très bien, à Toyota par exemple, à d’autres ça ne marche pas. Cela dépend beaucoup de la façon dont la direction et les managers s’en sont emparés. Si c’est vécu comme un grignotage de leur pouvoir, cela les conduit à réaffirmer leur autorité dans ces espaces de discussion et à bloquer la discussion. Si c’est vu comme une opportunité pour travailler sur le travail, les compétences et le bien-être au travail, ça marche très bien. Ce sont des expérimentations, elles doivent être évaluées très prochainement.
Ces espaces ne sont-ils pas au mieux réservés aux grandes entreprises et leurs salariés ?
ML : On a clairement affirmé au Congrès notre vocation à représenter toutes les travailleuses et tous les travailleurs. Il y a eu débat. Est-ce bien notre rôle d’organiser les indépendants ? Nous avons tranché et nous y allons progressivement. Nous accueillons dès maintenant les free-lances. Nous avons commencé à travailler sur les sujets qui les concernent, d’abord la protection sociale et le dialogue social. Ces personnes n’ont pas de représentation collective, elles ont des statuts différents, peuvent passer d’un statut à l’autre ou en cumuler plusieurs. Il faut inventer un mode de représentation collective et de négociation pour eux, avec la difficulté qu’il n’y a pas d’unité de lieu de travail pour ces indépendants. Nous devons aussi réfléchir à de nouveaux droits, pour l’accès à la formation par exemple.
D’ores et déjà la F3C, Fédération Communication, Conseil, Culture, a lancé la plateforme Union. Elle offre aux free-lance, quel que soit leur statut, des services tels qu’une assurance responsabilité civile, une complémentaire santé, une protection juridique, un coffre-fort numérique.
La question des valeurs et des principes est très présente à la CFDT. Est-ce partagé au-delà des dirigeants syndicaux ?
ML : On constate que c’est un facteur d’attractivité de la CFDT. Les valeurs de solidarité ou de démocratie, la façon dont nous les défendons et les mettons en œuvre est une des premières raisons pour laquelle des salariés nous rejoignent. Ce n’est pas rien de voir un délégué syndical agir, guidé pas des valeurs fortes. La question de l’émancipation est aujourd’hui en phase avec les attentes des travailleurs. Elle répond à la volonté d’être acteur, de militer en connaissance de cause. Bien sûr certains adhérents participent moins aux débats internes. Ils écoutent et disent nous faire confiance. La qualité de la vie démocratique dans les sections syndicales où chacun a son mot à dire et doit trouver sa place, est néanmoins essentielle. C’est aussi un facteur de fidélisation des adhérents.
Pour revenir aux transformations du travail, quelle est votre analyse des propositions contenues à ce stade dans le projet de loi PACTE et qui concernent la définition de l’entreprise ?
ML : Il y a la question de la transformation du travail et celle de la transformation de l’entreprise. Par nos propositions de codétermination à la française, nous voulons mieux et plus peser sur les stratégies et donc être présents là où elles se décident, dans les lieux de gouvernance. Ce n’est pas la cogestion, mais nous voulons rééquilibrer le rapport entre le capital et le travail en donnant dans les lieux de décisions une place plus importante aux représentants du personnel. Ils sont les seuls à poser les questions relatives au travail. Nous souhaitons avoir des vrais débats, ce que nous appelons un dialogue de qualité, en dehors de tout formalisme ou faux-semblant, pour que la question du travail soit prise en compte dans toutes les décisions stratégiques.
Nous n’y arrivons pas toujours. C’est un mouvement de long terme. Dans les entreprises privées, ce n’est que depuis 2013 qu’il y a une généralisation de la présence des administrateurs salariés. Nous avons milité en 2015 pour abaisser le seuil au-dessus duquel ils sont obligatoires aux entreprises de 1000 salariés. Il faut continuer le mouvement. Dans le projet de loi PACTE, il y a des avancées non négligeables sur ce sujet, extension aux groupes mutualistes, présence dans les CA dès qu’ils comportent huit membres et non plus douze, inscription dans le Code civil de la RSE et des impacts sociaux et environnementaux. Nous serons très vigilants et veillerons à ce que ces mesures soient bien dans la loi qui sera votée.
Il ne suffit pas d’inscrire dans la loi ces changements. Il faudra voir comment ils vont vivre dans les conseils, comment les administrateurs salariés s’en empareront. Ceux qui le sont depuis 2013 nous disent qu’il leur a fallu du temps pour comprendre le rôle du conseil d’administration, imaginer leur rôle dans ce conseil, se sentir et être reconnu comme légitimes. C’est un changement culturel également pour les dirigeants. Ce n’est pas la vision dominante chez les employeurs, mais certains qui trouvaient abominable d’avoir des administrateurs représentants les salariés ont compris qu’en jouant le jeu, il y avait une vraie plus-value.
La CFDT est l’organisation syndicale qui a le plus d’administrateurs salariés, environ 200. Nous organisons ces administrateurs salariés en leur proposant des formations, des rencontres régulières. Nous travaillons avec eux sur des thèmes comme la RSE ou le risque réputationnel. Ils sont souvent relativement isolés et ont besoin d’échanger. Lorsqu’ils sont élus ou désignés, ils sont confrontés à un autre univers et à une responsabilité nouvelle et très différente.
Actuellement, il y a encore beaucoup de défiance vis-à-vis des entreprises et beaucoup de résignation chez les salariés, le sentiment que quoi qu’on fasse, leur voix ne sera pas prise en compte. Certains nous disent que toutes ces questions de gouvernance ou de Code civil ne changeront ne changeront pas demain leur feuille de paye… Pourtant nous devons continuer à peser pour accentuer cette dynamique, en faire un levier de transformation de toute l’entreprise. C’est une ouverture vers une autre vision politique de ce qu’est réellement une entreprise et de la façon dont elle est perçue. Le rapport Notat-Sénart montrait à quel point elle est perçue négativement. Si les salariés, en tant que représentants du travail y trouvent une place accrue et qu’on reconnaît qu’une entreprise n’est pas là seulement pour rendre des comptes à ces actionnaires, c’est un changement majeur. C’est un pari, mais après tout, les premières entreprises qui se sont approprié des concepts comme l’économie circulaire étaient prises pour des folles !
La phrase de Laurent Berger, selon laquelle le syndicalisme est mortel, a frappé les esprits. Qu’est-ce qui peut le sauver ?
ML : Le premier mot qui me vient est proximité. La section syndicale est un lieu de démocratie essentiel. Nous y alimentons le débat, le suscitons, dans le respect des opinions de chacun. Nous y montrons ce que signifie la fidélité à nos valeurs et en quoi nous sommes utiles. Nous devons démontrer ce qu’on apporte concrètement. Pour ma part, mes premières rencontres avec la CFDT ont été très incarnées. Ça a été la rencontre avec des syndicalistes aussi passionnés par leur travail que par leurs activités militantes.
Il y a aussi les services que nous proposons aux adhérents, formations, accompagnement aux travailleurs, préparation aux entretiens professionnels, aux reconversions professionnelles. C’est par exemple le cas avec la plateforme Union de la F3C dont nous avons déjà parlé.
Nous devons aussi être plus nombreux. Ce n’est pas une question de marketing, mais c’est vital pour un délégué syndical qui négocie de pouvoir compter sur les adhérents. Les militants de la CFDT ne pensent pas toujours à proposer l’adhésion. Lorsqu’on en parle avec eux, ils disent souvent « ils viendront bien, ils voient ce qu’on apporte ». Le premier enjeu est de convaincre les militants de l’intérêt de faire adhérer. Être une organisation de masse est aussi un enjeu d’indépendance économique. La CFDT est la première organisation syndicale à avoir fait certifier le nombre de ses adhérents, 623 802 en 2017. Et nous allons poursuivre notre développement !
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