L’acharnement d’un policier qui frappe une femme ou un homme à terre, les tirs tendus qui éborgnent (23 personnes ont perdu un œil lors des manifestations des Gilets jaunes), la brutalité d’Alexandre Benalla arborant indûment un brassard de la police, le policier qui filme les collégiens de Mantes-la Jolie agenouillés pendant plusieurs heures et qui s’enregistre disant d’un ton sarcastique « voilà une classe qui se tient sage », ces images qui constituent la trame du film Un pays qui se tient sage, nous laissent sous le choc.
Mais son réalisateur, David Dufresne, ne se contente pas de juxtaposer des images de « violences policières », comment les nommer autrement. A l’indignation qu’elles suscitent s’ajoute une réflexion sur le rôle et l’action des « forces de l’ordre », « gardiens de la paix » en démocratie.
RoboCop
On ne peut pas en débattre sans s’interroger sur les ressorts de la brutalité. Dans certaines situations, il y a manifestement de la jouissance à dominer, à vaincre, à humilier. Harnaché des pieds à la tête, lourdement armé, ayant pris soin d’enlever tout signe qui permettrait d’être identifié, des hommes, en uniforme ou pas, se transforment en brutes. Que l’acharnement rageur et disproportionné de ces RoboCop réponde à une autre violence ou qu’elle la précède, ne change rien. Le film de David Dufresne montre les provocations répétées, les coups de poings assénés, les pavés lancés par quelques manifestants manifestement prêts à en découdre. Mais ni les insultes encaissées, ni le mépris social ressenti, ni les conditions de travail (et de fatigue), ne peuvent justifier ces comportements.
Il serait dérisoire et inepte de renvoyer dos-à-dos les protagonistes en se demandant, comme on le fait dans les cours de récréation, « qui a commencé ? », les uns affirmant que les grenades lacrymogènes sont lancées avant tout mouvement, les autres que les manifestants sont là uniquement pour la bagarre. Il ne s’agit pas plus de savoir si ces « violences policières », (ne) sont (que) des bavures, des dérives individuelles ou si par nature l’action des « forces de l’ordre » est brutale. Quant au sophisme selon lequel, par construction, les « violences policières » n’existent pas en démocratie et que ceux qui en parlent devraient « essayer les dictatures », mieux vaut l’oublier.
Je ne sais pas précisément quelles étaient les consignes données par la hiérarchie pendant les manifestations des Gilets Jaunes. On dit qu’elles ont varié. Le préfet de police de Paris, Didier Lallement, en donne l’esprit, en réponse à une manifestante qui l’interpelle : « Nous ne sommes pas dans le même camp, Madame ». C’est cette conception que le film dénonce. Elle justifie tout le reste. Au lieu d’agir de manière appropriée, selon les nécessités du « maintien de l’ordre », tous les coups sont permis. Bien sûr on ne le dira pas comme ça, mais c’est manifestement ce que certains ont entendu. Et c’est intolérable.
Calmer le jeu
David Dufresne nous invite à ne pas nous accommoder de cet engrenage de la violence. Il pourrait se contenter d’alimenter notre colère, ou notre honte. Il préfère calmer le jeu et mettre au centre une réflexion rare sur la place de la police et les modalités d’exercice de son action. La phrase de Max Weber associant l’Etat au « monopole de la violence physique légitime » est commentée et discutée par des intellectuels et des personnes engagées, hauts-fonctionnaires, manifestants et policiers (la hiérarchie policière ayant refusé de s’exprimer, seuls des syndicalistes s’expriment).
Les questions de moyens et de proportionnalité de la riposte (ou de l’attaque) sont débattues. Celle des finalités de l’action des « forces de l’ordre » est plus complexe. Maintien de l’ordre au sens strict ou garantie de la liberté de manifester, de protester, de revendiquer ? Comment intégrer le dissensus consubstantiel à la démocratie et que ne règlent ni des élections périodiques, ni la répression des manifestations, fussent-elles « émaillées d’incidents ». Comment accepter nos désaccords sans qu’ils prennent la forme d’une lutte entre deux camps ennemis, exigeant l’humiliation et l’élimination du vaincu, conformément à la rhétorique de Donald Trump aux Etats-Unis ?
Etait-il impératif de bunkeriser l’Elysée à ce point alors que des rues commerçantes étaient dévastées? Protège-t-on les institutions ou l’ordre public ? La police est-elle au service de l’Etat ou de la société dont il émane ? Qui désigne le coupable et la victime ? Selon certaines chaînes d’information, la violence, la hargne, la haine sont du côté des manifestants et de leur « avant-garde », ces casseurs qui n’ont pas d’autres objectifs que détruire. D’autres observateurs, journalistes, intellectuels, passants, dénoncent l’action de la police, sa stratégie provocatrice et les blessures causées. Le rôle des médias et de tous ceux dont la voix compte dans la formation de l’opinion est capital. Les scènes filmées sur le vif par des journalistes ou des « amateurs » sont des pièces indispensables au débat. Merci à Philippe Kahn qui en 1997 a eu l’idée d’intégrer une caméra dans son téléphone pour partager les photos de sa fille qui venait de naître…
La police et la politique
Le film Un pays qui se tient sage ne suscite pas l’indignation pour elle-même, pour demander réparation ou vengeance. Il nous propose un débat inhabituel sur la relation entre la politique et la police. Il ne joue pas la surenchère radicale. Il est plus pédagogique que polémique. Le projet démocratique, cet « art de s’associer », à la fois mode de vie et forme de gouvernement, n’ignore pas la violence. Il a précisément été pensé et promu parce qu’il sait que la brutalité et la haine sont des poisons toujours vivaces, et qu’il a imperturbablement l’espoir et la volonté de résoudre les conflits et désaccords autrement que par la force et la victoire d’un camp sur l’autre. Il est une méthode autant que des institutions. (voir sur ce sujet de l’extension du domaine de la démocratie « Le Travail, expérience politique par excellence », avril 2020).
Dans La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Pierre Rosanvallon en donne une des clés, qui vaut autant comme défense des vertus de la contestation que comme avertissement : « A côté du peuple électeur, elle donne voix et visage aux figures d’un peuple-vigilant, d’un peuple-veto, d’un peuple-juge. C’est là sa vertu mais aussi son problème. Car à trop valoriser les propriétés de contrôle et de résistance de l’espace public, elle peut faire le jeu du populisme et de l’impolitique, entravant la formulation positive d’un monde commun » (1). La démocratie a besoin pour se développer que ses principes irriguent l’ensemble du corps social, du civisme citoyen aux organes de son administration et de sa police, en passant par tous les corps intermédiaires et contre-pouvoirs. C’est un projet jamais achevé. Elle a besoin des « institutions invisibles » que sont la confiance et la légitimité. La rhétorique guerrière, camp contre camp, n’y a pas sa place.
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