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Interview d’Isabelle Ferreras, professeure et maître de recherche FNRS à l’Université de Louvain (UCLouvain). Propos recueillis par Michèle Tallard et Jean-Louis Dayan.

Parue le 16 mai dernier dans de nombreux quotidiens européens dont Le Monde, la tribune « Travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer » avait reçu alors le soutien de plus de 3 000 chercheurs de plus de 650 universités sur les 5 continents. Parce qu’elle envisage le monde « d’après » en tenant résolument ensemble politique, économie et écologie, parce qu’elle pose le gouvernement d’entreprise comme un enjeu crucial, Metis a voulu en savoir plus auprès d’Isabelle Ferreras, l’une de ses trois initiatrices avec Julie Battilana (Harvard) et Dominique Méda (Dauphine).

Si vous soutenez qu’il est urgent de démocratiser l’entreprise, c’est selon vous parce qu’elle est et n’a jamais cessé d’être une « entité politique ».  Comment en êtes-vous arrivée à cette affirmation ?

Isabelle Ferreras : La rédaction de cette tribune a deux points de départ. Le premier c’est la crise sanitaire, qui a placé en première ligne les travailleurs les moins valorisés socialement, preuve que notre modèle économique marche sur la tête en traitant les travailleurs essentiels à son fonctionnement comme de simples ressources échangées sur un marché. Il n’y a rien ici que le résultat d’une analyse posée du système économique actuel, partagé par de si nombreuses personnes.

En ce qui me concerne, cette affirmation prend ses racines au début des années 2000, quand j’ai consacré ma thèse de sociologie au travail des caissières de supermarché. Je voulais comprendre quel était leur rapport au travail, et j’ai pour cela mené une étude dans trois magasins de Belgique appartenant à trois chaînes différentes. Elle m’a conduite à devoir conclure que le rapport au travail est fondamentalement expressif et politique. D’où le titre du livre tiré de cette thèse en 2007, «  Critique politique du travail ». Le travail revêt bien sûr une dimension instrumentale, en ce qu’il permet d’accéder à un salaire, un revenu, pour mener sa vie en dehors du travail. Mais toute personne au travail construit un rapport de sens, ce que j’ai appelé un rapport expressif au travail ; c’est une expérience qui permet de se sentir inclus dans la société, utile, inscrit dans un rapport social. Et j’ai pu observer combien les caissières avaient conscience du caractère essentiel de leur travail, au sens d’utilité pour autrui ou pour la société en général, même s’il n’était pas reconnu comme tel, voire méprisé socialement. Le travail met en relation avec des personnes qui n’appartiennent pas au collectif de travail, des clients, mais aussi des sous-traitants et plus largement tous les tiers intervenant dans le contexte de l’expérience de travail. Le travail de service vous propulse au cœur de l’espace public, entendu au sens d’Habermas ; en ce sens il constitue l’expérience politique par excellence parce qu’il mobilise les conceptions sur le juste et l’injuste, dans un cadre collectif ; comment sont distribués les pauses ou l’accès aux formations, il n’y a pas de petit sujet pour la personne au travail, et cela reste vrai même si on travaille seul dans son bureau ou depuis son domicile. L’expérience de travail sollicite le registre des conceptions sur la justice.

Pour autant, il reste que celui qui dans les faits impose son sens de la justice, c’est le management. Or, l’entreprise, en réalité, c’est la rencontre entre un apport en capital et un investissement en travail, mais cette rencontre est dominée, dans le contexte de l’entreprise capitaliste, par un gouvernement d’entreprise qui est aux mains de ceux qui apportent du capital. Il s’agit d’une logique de subordination, qui ne tient pas seulement aux termes du contrat de travail, mais qui relève de ce que je pense nous devons appeler le despotisme du capital. Le gouvernement de l’entreprise est laissé dans les mains de la structure juridique de la société anonyme, qui consiste historiquement à structurer les rapports des apporteurs de capitaux entre eux. Nous avons souffert d’une énorme confusion entre la notion d’entreprise, un concept sociologique, et celle de société anonyme, une notion juridique, comme le montrent depuis longtemps les travaux de Jean-Philippe Robé.

Or, le rôle de la recherche est de saisir descriptivement la réalité positive de l’entreprise. Si une entreprise est productive, un apport de capital ne suffira pas, elle s’appuiera inévitablement sur la mobilisation de ce que je nomme des investisseurs en travail. Sur ces trente dernières années, la structure de l’entreprise a évolué avec le développement de la sous-traitance et des multiples formes de démembrement, via une multiplication de structures juridiques distinctes. Il reste que, quelle que soit la forme juridique, sans investissement en travail, pas de production ni de service. Pourtant, un récit a été produit qui dit tout l’inverse. Prenez l’exemple d’Uber : cette entreprise se présente comme une forme de structuration juridique propre au seul capital – c’est ce que j’appelle la Reductio ad Corporationem. Pourtant, même Uber s’appuie sur une masse de personnes au travail, mais qui lui sont liées par un simple contrat de prestation commerciale. Heureusement, dans divers pays, des décisions politiques et de justice récentes ont établi que ces travailleurs doivent être considérés comme des salariés, mais le rêve des entreprises reste de limiter leur objet à la structuration juridique du capital, alors que l’activité productive a forcément besoin de travail. L’entreprise est une entité politique gouvernée par les représentants des apporteurs de capitaux. Et l’investissement en travail reste toujours rejeté en dehors du gouvernement de l’entité. C’est injustifiable d’un point de vue de la justice. Pourquoi les investisseurs en travail ne peuvent-ils pas jouir des mêmes droits au moins que ceux reconnus aux apporteurs de capitaux ? C’est-à-dire peser sur les décisions qui les concernent au premier chef, c’est-à-dire peser sur le gouvernement de l’entreprise dans laquelle ils et elles s’investissent ? C’est injustifiable.

Cette situation n’est plus tenable non plus du point de vue de la motivation des salariés. Regardez ce qui s’est passé il y a deux ans avec les ingénieurs de Google, lorsqu’ils ont compris qu’on les faisait participer à la fabrication de drones militaires tueurs dans le cadre du Maiden Project : « Google is not in the business of war », ont-ils proclamé, et Google a plié devant ce qui était une rébellion des investisseurs en travail se positionnant sur la finalité de leur entreprise. C’est une vieille nécessité du capital que de mobiliser les travailleurs sur la définition des meilleurs moyens nécessaires pour accomplir… des fins qui restent entre les mains des apporteurs de capitaux. Voyez le Toyotisme il y a 30 ans, ou encore aujourd’hui les tenants de « l’entreprise libérée » : au bout du compte c’est l’actionnaire qui garde entre les mains le gouvernement de l’entreprise, en particulier parce qu’il décide seul de l’usage des profits issus de la mobilisation commune. Or la direction de Google que j’ai interviewée le reconnaît : l’entreprise ne peut pas se permettre d’avoir des cadres en désaccord avec les finalités poursuivies. Si elle ne veille pas à s’assurer que les investisseurs en travail valident la stratégie de l’entreprise, elle se heurte au fait que la production n’aura pas la qualité requise… Car ici, la coercition n’est pas possible. Contrairement à ce qui se passe dans les entrepôts chez Amazon ou chez les coursiers.

Aussi, nous affirmons dans cette tribune la légitimité des travailleurs à peser sur le gouvernement de leur propre travail –qu’ils puissent valider ou non les décisions de l’entreprise : c’est un changement nécessaire si l’on veut approfondir le développement démocratique de nos sociétés. Mais aussi faire face aux différentes dimensions de la crise qui est sanitaire, tout autant que climatique et politique. Aussi nous trouvons-nous aujourd’hui à la croisée des chemins.

Comment intégrer à ce processus de prise de pouvoir et de parole tous ceux qui ne font pas partie des travailleurs stables ?

L’enjeu est d’identifier l’investissement en travail dont l’entreprise dépend pour exister. Il ne s’agit pas de contester la réalité de l’apport en capital, mais de visibiliser à son tour l’investissement en travail. Il n’est pas si difficile à identifier : c’est la somme de travail dont dépend la fourniture de biens et services vendus par l’entreprise. Comment représenter ce travail ?

Il faut poursuivre la trajectoire de l’histoire des relations collectives de travail qui voit confier aux organisations syndicales le soin de représenter les travailleurs. Cette histoire est celle de la démocratisation du travail. D’où le rôle central que j’attribue à la négociation collective : en s’instituant au tournant du XIX-XXème siècle, elle a consacré en droit le fait que l’aventure économique en contexte capitaliste, donc l’entreprise, comprend en réalité deux parties constituantes, qui doivent négocier pour trouver des accords. La négociation collective porte en elle cette intuition que l’aventure économique repose sur deux rationalités, portées par l’apport en capital et l’investissement en travail. Il s’agit de les faire se rencontrer en approfondissant les voies de la négociation collective, dans les branches et jusque dans les entreprises et articulées entre elles. L’enjeu de la construction d’une architecture démocratique de l’économie, qui encourage la solidarité trans-entreprises entre travailleurs, également entre secteurs, implique une vision globale dans laquelle le niveau de l’entreprise ne peut déroger à la baisse aux standards établis aux niveaux de coordination supérieurs.   

Voilà pourquoi j’appelle à démocratiser l’entreprise sous la forme du « bicamérisme ». Avec leur propre voie de représentation, les travailleurs doivent pouvoir se positionner non seulement sur les enjeux classiques de salaires et conditions de travail, mais également sur les fins de l’entreprise – « qu’est-ce qu’on fait ? » – autant que sur les moyens déployés  – « comment on le fait ? ». Autrement dit, il s’agit de contester aux apporteurs de capital le monopole des droits politiques de gouverner l’entreprise dont ils bénéficient, monopole qui fait l’essence même du capitalisme.

Cependant on objecte souvent aux projets de démocratisation de l’entreprise que « comparaison ne vaut pas raison ». Pensez-vous qu’on puisse transposer sans risques à l’économie ce qui vaut dans le champ politique ?

Ce qui n’était pas audible du temps du monde bipolaire et de la Guerre froide l’est devenu aujourd’hui. La séparation entre démocratie politique et démocratie économique n’est que pure convention. Je ne dis pas que l’entreprise est un État, au contraire elle doit être inscrite dans les normes édictées et garanties par l’État démocratique, mais elle est une entité politique, travaillée par des relations de pouvoirs qui doivent sortir du despotisme d’une seule de ses parties constituantes.

Dans une perspective proche de celle d’Erik Olin Wright, on peut voir que le projet démocratique n’a de sens que s’il s’étend au-delà du seul champ considéré comme politique, institutionnel, par le libéralisme politique classique. Car si cette extension ou cet approfondissement s’arrête, le projet démocratique reculera. Ainsi, la Convention Citoyenne sur le Climat est une tentative d’approfondir le projet démocratique dans le champ politique confronté aux limites de la représentation. Ou encore, les propositions de Julia Cagé dans son dernier livre visent à approfondir l’égalité pour approfondir la démocratie politique. Dans le champ économique, il y a de nouvelles médiations à trouver pour permettre au travailleur d’y devenir citoyen. Et c’est tout sauf une projection d’intellectuelle en chambre : l’Histoire montre que l’économie est depuis longtemps travaillée par l’idéal démocratique, et combien l’attente des travailleurs de pouvoir peser sur leur destin au travail est forte. C’est l’enjeu de la citoyenneté –jusque dans l’entreprise.

Comment situer le « bicamérisme » économique que vous proposez par rapport à d’autres formes de citoyenneté dans l’entreprise (comité d’entreprise, mitbestimmung) ? S’agit-il d’une étape nouvelle ou d’une autre logique ?

Ces exemples sont à prendre très au sérieux comme formes de proto-démocratisation de l’entreprise. La cogestion allemande – qui a été, rappelons-le, imposée par les Alliés au sortir de la guerre pour brider la puissance des industriels allemands, sur le mode « mettons-leur les syndicats dans les pattes » – a permis de construire le tissu industriel le plus puissant d’Europe. Ce qui démontre que les travailleurs et leurs représentants ne sont pas des « empêcheurs de tourner en rond ». Le système de la cogestion allemande est construit sur l’idée qu’il y a dans l’entreprise deux parties constituantes, le capital et le travail, et en signe la reconnaissance. Mais ce qu’elle en fait n’est pas suffisant. Il en existe en effet deux formes. La codétermination de pleine parité, imposée aux entreprises du secteur de l’acier, avec un conseil de surveillance formé moitié par les actionnaires et moitié par les travailleurs. Mais ce paritarisme ne fut pas étendu. C’est le modèle de « fausse parité »  qui fut étendu dans les années 1970 aux autres grandes entreprises de tous les secteurs de l’économie allemande : en plus du 50/50, un président du Conseil est choisi par le banc patronal et dispose également d’un droit de vote, faisant automatiquement basculer la majorité. Les travailleurs et leurs représentants restent ainsi les « junior partners » des apporteurs de capital, dépourvus des moyens d’affirmer leur propre logique.

La structure de la société anonyme consacre le gouvernement exclusif de l’entreprise par le capital, avec en France, éventuellement deux ou trois représentants des travailleurs au niveau du Conseil d’administration, comme le veut la loi Pacte. Cette minorisation empêche les travailleurs de développer leurs propres rationalités quant aux fins que devrait poursuivre l’entité politique qu’est l’entreprise. Quels sont les objectifs poursuivis ? Comment répartir les fruits de ce qui est produit collectivement ? Dans l’entreprise capitaliste, c’est la partie constituante formée par les apporteurs de capitaux qui a le pouvoir législatif entre les mains.

Pour comprendre comment dans l’Histoire les entités politiques sont passées du despotisme à l’amorce de leur démocratisation, j’ai réalisé qu’il fallait se pencher sur l’histoire du bicamérisme. Ainsi, à Rome, au tournant du Vème siècle av. J.-C., la plèbe mène une sorte de « grève générale », sur le mode : « on arrête de fonctionner dans un système où on n’a rien à dire, où les patriciens décident de tout ». Le compromis qui est trouvé, c’est que les patriciens acceptent le fait que la plèbe se choisisse deux tribuns dotés d’un droit de veto sur leurs décisions. Un autre exemple est celui de l’Angleterre moderne avec une Chambre des Lords qui représente les propriétaires des terres. Elle ressemble énormément au Conseil d’entreprise de la société anonyme, qui est composé des représentants des propriétaires …des parts de la société, les propriétaires actions. La question qui se pose à nous face à l’entreprise capitaliste gouvernée par le Conseil d’administration de la société anonyme, c’est celle de la représentation des « commons », ce peuple d’investisseurs en travail sans lequel l’entité politique ne fonctionnerait tout simplement pas.

En mettant à force égale les deux parties constituantes de l’entreprise, on met les investisseurs en travail et leurs représentants en capacité de construire et défendre leurs propres visions et leur souhait de construire des solidarités à l’échelle de l’industrie, de la branche et jusqu’aux niveaux européen et transnational. Démocratiser l’entreprise, c’est aussi se poser la question des solidarités à travers le monde, au-delà du national. Toutes les formules de démocratisation ne se valent pas : l’avantage décisif du bicamérisme est d’instituer un droit de veto collectif, en requérant une majorité dans le chef de la représentation des travailleurs, ce qui va beaucoup plus loin que la « fausse parité » à l’allemande. En France, cette seconde chambre existe déjà, c’est le Conseil social et économique (CSE). C’est à l’approfondissement de ses prérogatives qu’il faut travailler. Le mouvement syndical a ici une responsabilité historique majeure, car il n’y a que lui qui peut réussir à créer les conditions de la solidarité entre l’ensemble des travailleurs. Si on ne passe pas par les syndicats, on risque de construire un tout autre projet, celui du patriotisme d’entreprise et d’une concurrence pas moins exacerbée qu’aujourd’hui entre catégories de travailleurs.

Comment instituer aujourd’hui la représentation de cette seconde partie constituante, qui n’est ni la plèbe ni les commons mais les investisseurs en travail, quel que soit leur statut ou leur localisation, et sans laquelle il n’y aurait pas de production de bien ni de service ? Il faut appeler les organisations syndicales à aller au-delà de leurs frontières classiques, qui leur font perdre en légitimité en donnant parfois l’impression qu’elles défendent les seuls salariés en CDI les mieux nantis, alors que la masse de précarisés dont dépend le succès de l’entreprise ne ferait pas partie du projet de démocratisation. Il faut intégrer ces derniers dans le démos travailliste de l’entreprise, dans une logique de représentation plutôt que de participation directe. Ainsi, à côté des salariés classiques, les travailleurs prestataires, sous-traitants, geeks liés d’une manière non classique à l’entreprise pourraient également être dotés du droit de se choisir des représentants dans la seconde chambre de plusieurs entreprises (en pondérant leur vote par exemple, s’ils sont liés à plusieurs entreprises). Il faut également réfléchir avec les théoriciens de l’approfondissement de la démocratie dans le champ politique pour permettre ces nouvelles formes de représentation.

Quelle serait la place de l’État dans ce processus d’approfondissement de la démocratie. Comment peut-il aboutir politiquement ?

Dans une économie démocratisée, le rapport entre l’État et les entreprises serait complètement retravaillé. On peut imaginer qu’une fois entrées dans l’histoire démocratique, les entreprises développent avec l’État des liens beaucoup plus vertueux que ceux que les entreprises transnationales entretiennent aujourd’hui avec lui (évitement fiscal, dumping social, etc.). À partir du moment où les travailleurs devront valider les décisions, ils pourront agir en citoyens politisés, formés, éduqués et capables d’exercer leur jugement.  Pourra ainsi se construire un tissu politique plus intégré et fécond, au service de la solidarité et de réponses aux contraintes collectives comme le dérèglement climatique.

Le deuxième axe de votre tribune est de démarchandiser le travail  par la garantie d’un emploi pour tous. Y a-t-il une filiation avec les expériences comme celle des  « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) en France ?

On suit cette expérience de près, elle constitue pour nous un véritable laboratoire. Parmi nos collègues et co-autrices de notre nouveau livre figure Pavlina Tcherneva, qui est l’une des meilleures expertes sur le projet d’une garantie d’un emploi pour tous et toutes. Nous soutenons l’idée que la démocratisation du travail va de pair avec sa démarchandisation. Si le travailleur devient un citoyen, on ne peut plus le traiter comme une marchandise ; il se trouve doté des droits politiques du citoyen jusque dans l’entreprise, et bénéficie du droit au travail, selon l’Article 23 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. C qui garantit que chacun puisse bénéficier d’un revenu. Dans un contexte d’« armée de réserve » avec un chômage de masse, la démocratisation des entreprises ne peut aboutir qu’à une nouvelle version d’aristocratie ouvrière ; aussi faut-il garantir à tous un accès à l’emploi. En passant de 10 à 60 territoires, l’expérience TZCLD permet d’expérimenter sur les meilleures manières de mettre en œuvre le droit au travail, au niveau local : il ne s’agit pas d’un grand programme bureaucratique piloté par le haut. Au contraire, il s’agit d’un financement par le budget de l’État dont la mise en œuvre se fait avec les bénéficiaires, au départ de leurs compétences et de leurs capacités de contribution, en partenariat avec les collectivités locales, dans lequel le droit au travail devient donc opposable. Ce projet s’appuie sur les compétences des individus en créant les postes en fonction de qui souhaite les occuper : on les « codesigne», dans une perspective d’émancipation et non de travail forcé. De plus, l’évaluation des 10 premiers Territoires montre que les emplois créés sont à 40% dans le soin aux personnes et 40% dans le « soin  à la planète ». Démarchandiser le travail veut bien dire qu’on ne laisse plus au marché du travail la prérogative de décider quels sont les emplois utiles pour la société ni quelle est la place que peuvent occuper celles qui restent aux marges de l’emploi, en particulier pour des raisons de discrimination. Il y a des gens qui souhaitent travailler et il y a des besoins infinis en matière de soin aux personnes et à la planète ; on peut donc organiser la puissance publique pour qu’elle co-crée ces emplois. En Belgique, une étude récente évalue le coût du non-emploi pour la puissance publique à 40 000 € par an. Une garantie d’emploi pour tous revient moins chère, c’est donc une politique souhaitable même du point de vue des dépenses publiques. On entend aujourd’hui du côté du mouvement environnemental et syndical monter la crainte que la protection de la planète passe à l’arrière-plan dans les préoccupations des gouvernements, les individus étant précarisés par la crise économique. La Garantie d’emploi pour tous et toutes constitue une clé majeure : si l’État garantit un emploi qui a du sens, construit avec l’individu, la protection et le sentiment de sécurité qu’il procurera changent fondamentalement la donne : la reconversion écologique, terme proposé par Dominique Méda, si urgente et nécessaire, pourra se faire avec le plein soutien des individus.

Comment est née votre tribune et quel a été son retentissement ?

Avec Julie Battilana et Dominique Méda, nous avions réfléchi à une tribune sur les enseignements à tirer de cette crise du COVID19 en matière de travail. Nous l’avons proposé au Monde pour le 1er mai. Le Monde nous a proposé une parution pour en date du 16 mai, ce qui nous a permis de la faire circuler dans l’intervalle. D’abord auprès de nos collègues femmes ayant une expertise sur ces enjeux, car les femmes ont payé et paient un tribut disproportionné dans cette crise et pourtant, 75% des experts entendus dans les médias restent des hommes… Nous voulions souligner le fait que les femmes ont une expertise sur ces questions, avec l’entier soutien de nos collègues masculins d’ailleurs. Résultat : la tribune a fait le tour du monde académique via le courrier électronique, a été traduite par des collègues bénévoles dans 28 langues et publiée dans 42 journaux le 16 mai. Cette tribune est devenue un manifeste et nous lui avons consacré un site (democratizingwork.org). Elle est à présent ouverte à signature pour tous et toutes, individus comme organisations. C’est une formidable mobilisation qui nous charge d’une responsabilité, en particulier celle d’aider ce mouvement naissant à s’organiser.

Avec 9 collègues parmi les premières signataires de la tribune avec nous, nous avons écrit un livre collectif original cet été qui paraît au Seuil ce 1er octobre. Il nous permet de déplier le Manifeste, d’en commenter toute la pertinence et chacune, sur la base de son expertise, en approfondit une des dimensions. Nous entendons également démontrer qu’il ne s’agit pas d’élucubrations d’intellectuelles, mais d’enjeux bien réels avec des propositions très concrètes à débattre. Nous espérons qu’il fera l’objet de nombreux débats dans l’espace francophone, et également qu’il paraîtra dans le plus de langues possible afin de continuer à animer le débat de société sur ces trois principes urgents et mutuellement nécessaires : démocratiser l’entreprise et démarchandiser le travail, pour dépolluer la planète.

Pour en savoir plus :

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.

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Sociologue, chercheure CNRS honoraire, j’ai mené mes activités au sein de l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) à l’Université Paris-Dauphine-PSL. J’y reste associée et depuis mi-2019, je suis également associée à l’IRES. Mes travaux ont porté sur les transformations réciproques de l’action publique et de la négociation collective, en particulier dans le domaine de la formation professionnelle. De janvier 2016 à sa dissolution en décembre 2018, j’ai présidé, en tant que personnalité qualifiée, le Conseil national d’évaluations de la formation professionnelle (CNEFP), instance d’évaluation qui relevait de la sphère paritaire.
Je poursuis, dans ces divers cadres, ainsi qu’au sein de Metis, une veille sur les mutations des relations collectives de travail depuis le début des années 2000 qui me conduit à participer à des collectifs de recherche sur cet objet.